Qu’il soit frappé et qu’il meure ! -

Bethsabée,
Jean-Léon Gérôme (Vesoul, 1824 - Paris, 1904),
Huile sur toile, 61 x 99,7 cm, 1889,
Collection privée
Lecture du deuxième livre de Samuel (2 S 11, 1-4a.5-10a.13-17)
Au retour du printemps, à l’époque où les rois se mettent en campagne, David envoya Joab en expédition, avec ses officiers et toute l’armée d’Israël ; ils massacrèrent les fils d’Ammone et mirent le siège devant Rabba. David était resté à Jérusalem. Un soir, il se leva de sa couche pour se promener sur la terrasse du palais. De là, il aperçut une femme en train de se baigner. Cette femme était très belle. David fit demander qui elle était, et on lui répondit : « Mais c’est Bethsabée, fille d’Éliam, la femme d’Ourias le Hittite ! » Alors David envoya des gens la chercher. Elle vint chez lui ; il coucha avec elle. La femme devint enceinte, et elle fit savoir à David : « Je suis enceinte ! » Alors David expédia ce message à Joab : « Envoie-moi Ourias le Hittite. » Et Joab l’envoya à David. Lorsque Ourias fut arrivé auprès de lui, David lui demanda comment allaient Joab, et l’armée, et la guerre. Puis il lui dit : « Descends chez toi, prends du repos. » Ourias sortit du palais, et l’on portait derrière lui une portion de la table du roi. Mais Ourias se coucha à l’entrée du palais avec les serviteurs de son maître ; il ne descendit pas chez lui. On annonça à David : « Ourias n’est pas descendu chez lui. » Le lendemain, David l’invita à manger et à boire à sa table, et il l’enivra. Le soir, Ourias sortit et alla se coucher à nouveau avec les serviteurs de son maître ; mais il ne descendit pas chez lui. Le matin suivant, David écrivit une lettre pour Joab, et la fit porter par Ourias. Il disait dans cette lettre : « Mettez Ourias en première ligne, au plus fort de la mêlée, puis repliez-vous derrière lui ; qu’il soit frappé et qu’il meure ! » Joab, qui assiégeait la ville, plaça Ourias à un endroit où il savait que les ennemis étaient en force. Les assiégés firent une sortie contre Joab. Il y eut des tués dans l’armée, parmi les serviteurs de David, et Ourias le Hittite mourut aussi.
Saint Thomas d’Aquin, Docteur de l’Église (Naples, 1224 - Fossanuova, 1274)

Saint Thomas d’Aquin inspiré par la colombe de l’Esprit-Saint
Stefano di Giovanni dit Il Sassetta (Sienne ou Cortone, 1392 - Sienne, 1450 ou 51)
Tempera sur bois, 23,6 x 39 cm, 1423
Musée des Beaux-Arts, Budapest (Hongrie)
Dès sa plus tendre enfance, Thomas se distingue autant par la bonté de son coeur que par la vivacité de son intelligence. À vingt ans, il revêt l'habit dominicain. Sa famille, qui s'y était opposée, le capture et le ramène au château. Durant plus d'un an, Thomas va subir une dure détention, mais sa résistance inflexible finit par l’emporter. Thomas commence alors des études théologiques à Paris. Son maître est Albert le Grand. Thomas parle peu, étudie beaucoup, prie sans cesse. Ses camarades se moquent de lui. Lors d'une leçon difficile, un élève veut lui expliquer le cours et s'embrouille. Thomas éclaircit le passage obscur et Maître Albert se tourne vers les élèves stupéfaits : « Ah ! Vous l’appelez le bœuf muet ! Je vous le dis, quand ce bœuf mugira, ses mugissements s'entendront d'une extrémité de la terre à l'autre ! » Thomas commence à enseigner en 1252 - il a trente ans. On ignore sa date d'ordination. Toute sa vie est consacrée à exhorter, stimuler, éclairer, combattre les hérésies. Il mène de front ses cours, ses prédications, ses traités, ses sommes, des lettres. Il dicte à deux ou trois secrétaires en même temps. Quand il célèbre l'Eucharistie, des larmes coulent sur ses joues. Dans ses prières, il ne demande que deux choses : que sa doctrine plaise à Dieu ; et de pouvoir vivre et mourir en simple religieux. Dans les discussions, il reste toujours si modéré qu'il touche son adversaire autant par son humilité que par la profondeur de ses idées. À quarante-neuf ans, le 6 décembre 1273, il voit le Christ : « Tu as bien écrit de moi, Thomas, quelle récompense désires-tu ? - Rien d'autre que toi, Seigneur ! » Il cesse alors tout travail et laisse inachevée sa grande œuvre, La Somme théologique, commencée en 1265 : « Ce que j'ai écrit me semble de la paille, à côté de ce que j'ai vu et qui m'a été révélé. » Trois mois plus tard, il rejoint son Seigneur.
Thomas, tu as mis ton immense intelligence au service de l'amour et non de ta propre gloire. Apprends-nous à rester petits devant les autres.
La paix entre les hommes est mieux garantie si chacun se trouve satisfait de ce qui lui appartient. Ce qui convient le mieux à l'homme par rapport aux biens extérieurs, c'est de s'en servir. Sous cet angle, toutefois, l'homme ne doit pas posséder ces biens comme s'ils lui étaient propres, mais comme étant à tous. Il doit donc être disposé à en faire part aux plus pauvres, suivant le conseil de saint Paul.
Saint Thomas - Somme théologique
Le tableau
Cette peinture correspond à un changement de direction de la part de l’artiste. Après avoir orienté presque l’ensemble de sa production sur des sujets orientalistes (portraits de guerriers, femmes au bain, scènes à Jérusalem, etc), ainsi qu’à des sujets historiques, le voici qui prend dans ces années 1889 un nouveau tournant avec de très nombreuses scènes de nus féminins. Ici, elle est replacée dans un contexte biblique.
J’ai toujours eu une grande dilection pour cette peinture orientaliste, que ce soit avec les oeuvres de Gérôme, ou de Rochegrosse ou de tant d’autres artistes de cette fin du siècle qui découvrent le charme exotique de l’Orient. Il est vrai que les voyages se multiplient et sont de plu s en plus accessibles, du moins aux plus fortunés. C’est aussi la grande période des recherches archéologiques en Afrique du Nord ou au Proche-Orient, recherches favorisées par les protectorats exercés par les nations européennes (France et Royaume-Uni particulièrement).
De toutes ces peintures fleure une ambiance particulière, dépaysante, teintée d’une lumière vive et de parfums enivrants. Les écrivains, eux-mêmes, se laissent enthousiasmer par cet exotisme orientalistes : Chateaubriand (Itinéraire de Paris à Jérusalem), Gustave Flaubert (Salammbô) ; Théophile Gautier (Le Roman de la momie) ou encore Gérard de Nerval (Voyage en Orient) pour les plus connus. Sans parler des dessins de Delacroix ou de l’expédition d’Arthur Rimbaud. C’est aussi l’époque où débutent les premiers salons des peintres orientalistes (en 1893).
Gérôme fut certainement le représentant emblématique de cette riche période artistique, et rares sont les musées (et les grandes collections privées) qui ne possèdent une de ses oeuvres (plus de 550 peintures et près de 80 sculptures).
L’oeuvre présentée aujourd'hui reproduit avec délicatesse ce charme de l’Orient. Le soleil vient juste de se lever et le ciel laiteux est encore parsemé de filaments de nuages rougeoyants (le texte biblique parle du soir, mais j’ai plus l’impression, ici, que le peintre nous montre le matin). La lumière commence à réveiller la ville de Jérusalem la teintant de nuances bleues et ocres. Sur la terrasse d’une maison jouxtant le palais de David, une femme fait sa toilette matinale. Elle est nue et expose son corps aux courbes parfaites, dans une pose alanguie. Cheveux noués sur la tête, elle promène son éponge sur sa peau diaphane. Sous ses pieds, un superbe tapis rouge avec un tabouret sur lequel sont posés les vêtements qu’elle vient d’ôter : une chemise blanche et un manteau d’un vert lumineux. Devant elle, près de la bassine de cuivre contenant l’eau, une servante vêtue d’un manteau bleu qui attire notre oeil, semble préparer un savon à base de poudre et de lait. Sur un des côtés, la terrasse est bordée d’une rangée de plantes en pleine floraison, agrémentant la scène de délicates touches de couleur. C’est seulement ensuite que l’on voit à gauche la tour flanquée d’une courtine couverte, et cet homme qui se penche, dardant son regard avide sur cette femme nue. Bien sûr, c’est David qui s’éprend de Bethsabée.
La peinture, tout en s’appuyant sur un récit biblique, nous plonge immédiatement dans les charmes mystérieux de l’Orient. On ressent sur sa peau les derniers frimas de la nuit, et la chaleur réconfortantes de premiers rayons solaires. On entend les bruits de la ville qui se réveille. On respire le délicat parfum des fleurs de la terrasse. On goûte la douceur du lait qui viendra hydrater la peau. Et nous aussi, nous aurions grande envie de caresser l’albâtre de cette jeune fille. Tous nos sens sont exaltés ! C’est là certainement la force de ce peintre qui, en une seule image, sait nous transporter dans les rêves d’un paradis perdu.
Méditation
Nous connaissons tous cette citation de Blaise Pascal : « Le coeur a ses raisons que le raison ne connaît point ». Mais pour David, nous pourrions la plagier en écrivant : « le corps a ses raisons que la raison ne connaît point » ! En effet, David, roi depuis quelques années, a suivi avec sérieux la volonté de son Dieu. Il fait tout pour conquérir la Terre promise par le Seigneur, mais aussi rendre un culte véritable, chasser les ennemis du peuple et les divinités païennes. Il a protégé l’Arche du Seigneur, unifié le pays, laissé toute sa place aux prophètes et aux prêtres, et envisage même la construction d’un Temple pour rendre gloire à Dieu et lui offrir une demeure digne de lui. Vraiment, c’est le roi que tous attendaient, le peuple comme le Seigneur.
Et pourtant, en quelques instants, il va stupidement chuter. Sa raison s’échappe, sa foi se cache derrière son désir charnel. Cette femme, si belle, si jeune, si désirable, va changer le coeur bon de ce roi en une soif inextinguible. Ce qui est grave n’est pas encore qu’il ait ressenti du désir pour une telle beauté (même la peinture de Gérôme peut la faire naître) mais qu’il ait cherché à s’emparer avidement de cette femme. Et avec une telle rage qu’il envoie à l’échafaud (car l’envoyer en première ligne était bien le faire monter sur le podium de la mort) son mari après s’être emparé de la femme.
C’est d’autant plus lâche de la part du roi qu’il condamne Ourias, non pour éliminer un rival, mais parce que Bethsabée se découvre enceinte. Et si ce n’avait pas été le cas, que ce serait-il passé ? Aurait-il simplement considéré cette femme comme une courtisane de plus, une maîtresse supplémentaire, voire un droit de cuissage pour lequel son mari n’avait rien à dire ? Il suffit de relire la vie de Louis XIV pour se rendre compte que le statut social fait taire bien des époux déçu : le pauvre mari de la Montespan fut emprisonné lorsqu’il découvrit l’infidélité de sa femme avec le roi, puis exilé sur ses terres de Gascogne ! Et Madame de Montespan (de son vrai nom Françoise Athénaïs de Rochechouart de Mortemart) pu ainsi donner sept enfants à Louis XIV…
David est du même acabit. Son désir a pris le dessus. Et ce d’autant plus que cette femme va lui donner un fils. Mais après l’annonce de Bethsabée lui avouant qu’elle est enceinte, au lieu de faire amende honorable, David va devenir encore plus fourbe : il veut faire croire que l’enfant est de son mari, afin de masquer son erreur, et l’envoie coucher avec sa femme avant la bataille. Ainsi, quand la grossesse sera visible, personne ne doutera que l’enfant est d’Ourias le Hittite. Mais ce soldat est fidèle, pas simplement à son épouse, mais aussi et surtout à son roi. La loyauté prime en son coeur. Comment pourrait-il se donner du bon temps alors qu’il doit aller combattre. Et il préfère dormir avec les serviteurs à l’entrée du Palais. Connaît-on plus grande loyauté ? Le scout est loyal à son pays, ses parents, ses chefs et ses subordonnés : un vrai scout ce Ourias !
Le subterfuge du roi ayant échoué, celui-ci préfère l’envoyer mourir. Mais non avec le courage de Louis XIV qui rédigera une lettre de cachet à l’encontre du mari de la Montespan, non aux yeux de tous, assumant avec condescendance son choix, mais avec une nouvelle fourberie, l’envoyant, comme le dit le texte « au plus fort de la mêlée (…) qu’il soit frappé et qu’il meure ! »
Que penser de tout cela ? Hormis que le sujet fut l’occasion pour de nombreux artistes d’assouvir leur désir de peindre des nus sensuels, il nous montre le difficile équilibre de nos trois composantes, comme le définissait Platon : le corps, l’âme et l’esprit (intelligence). L’âme devrait dominer ce triangle ontologique et tenir sous la férule l’intelligence et le corps. Non que ceux-ci ne soient importants, mais ils n’ont pas la capacité de l’autonomie. Lorsque l’intelligence domine tout chez un homme, son corps s’atrophie — pour ne pas dire qu’il se désincarne — et son coeur, son âme, se rabougrisse pour ne plus laisser place qu’à une vision de législateur. Lorsque que c’est le corps qui domine, il absorbe et dévore l’intelligence ne laissant place qu’à l’hédonisme, et transforme l’âme en un siège de l’hubris. Mais lorsque l’âme domine, elle laisse vivre corps et esprit. Et même, elle les vivifie. Elle rappelle au corps qu’il est, comme le dit saint Paul (1 Co 6, 17-20), le Temple de l’Esprit :
Celui qui s’unit au Seigneur ne fait avec lui qu’un seul esprit. Fuyez la débauche. Tous les péchés que l’homme peut commettre sont extérieurs à son corps ; mais l’homme qui se livre à la débauche commet un péché contre son propre corps. Ne le savez-vous pas ? Votre corps est un sanctuaire de l’Esprit Saint, lui qui est en vous et que vous avez reçu de Dieu ; vous ne vous appartenez plus à vous-mêmes, car vous avez été achetés à grand prix. Rendez donc gloire à Dieu dans votre corps.
Et l’âme donne ainsi au corps sa dimension plénière. Mais elle vivifie aussi l’intelligence. Il suffit de relire les Actes des Apôtres et de découvrir que ces pauvres pêcheurs sans culture (et pécheurs) deviennent des prédicateurs de haut vol.
Remettre le triangle dans le bon sens ne veut pas pour autant dire qu’il faille tuer le désir en nous. Il est fort probable que saint Augustin (354-430) nous ait transmis une certaine peur, voire haine, du plaisir. Il est vrai qu’après avoir fait les 400 coups et s’être converti, il eut envie de bannir de sa vie toutes ces erreurs antérieures. Mais n’a-t-il pas jeté le bébé avec l’eau du bain ? N’a-t-il pas jeté le plaisir avec l’avidité ? N’a-t-il pas confondu l’attrait charnel et humain avec la lubricité ? C’est le Pape François qui nous a éclairé sur la question (EXHORTATION APOSTOLIQUE POST-SYNODALE, AMORIS LAETITIA, DU SAINT-PÈRE FRANÇOIS, 2016) :
150. Tout cela nous conduit à parler de la vie sexuelle du couple. Dieu lui-même a créé la sexualité qui est un don merveilleux fait à ses créatures. Lorsqu’on l’entretient et qu’on évite sa déviance, c’est pour empêcher que ne se produise l’« appauvrissement d’une valeur authentique ». Saint Jean-Paul II a rejeté l’idée que l’enseignement de l’Église conduit à « une négation de la valeur du sexe humain », ou que simplement il le tolère en raison des « exigences d’une nécessaire procréation ». Le besoin sexuel des époux n’est pas objet de mépris, « il ne s’agit, en aucune manière, de mettre en question ce besoin ».
151. À ceux qui craignent que dans l’éducation des passions et de la sexualité on ne nuise à la spontanéité de l’amour sexuel, saint Jean-Paul II répondait que l’être humain « est appelé à la pleine et mûre spontanéité des rapports », qui « est le fruit graduel du discernement des impulsions du propre cœur ». C’est une chose qui se conquiert, puisque tout être humain « avec persévérance et cohérence apprend quelle est la signification du corps ». La sexualité n’est pas un moyen de satisfaction ni de divertissement, puisqu’elle est un langage interpersonnel où l’autre est pris au sérieux, avec sa valeur sacrée et inviolable. Ainsi, « le cœur humain participe, pour ainsi dire, d’une autre spontanéité ». Dans ce contexte, l’érotisme apparaît comme une manifestation spécifiquement humaine de la sexualité. On peut y trouver « la signification conjugale du corps et l’authentique dignité du don ». Dans ses catéchèses sur la théologie du corps humain, saint Jean-Paul II enseigne que la corporalité sexuée « est non seulement une source de fécondité et de procréation » mais qu’elle comprend « la capacité d’exprimer l’amour : cet amour dans lequel précisément l’homme-personne devient don ». L’érotisme le plus sain, même s’il est lié à une recherche du plaisir, suppose l’émerveillement, et pour cette raison il peut humaniser les pulsions.
152. Par conséquent, nous ne pouvons considérer en aucune façon la dimension érotique de l’amour comme un mal permis ou comme un poids à tolérer pour le bien de la famille, mais comme un don de Dieu qui embellit la rencontre des époux. Étant une passion sublimée par un amour qui admire la dignité de l’autre, elle conduit à être « une pleine et authentique affirmation de l’amour » qui nous montre de quelle merveille est capable le cœur humain, et ainsi pour un moment, « on sent que l’existence humaine a été un succès ».