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IIe dimanche de Carême (C)

Le souffle liturgique -









La Transfiguration,

Anonyme,

Fresque, milieu du XIe siècle,

Monastère troglodyte de Karanlık Kilise, Göreme (Turquie)


Lecture du livre de la Genèse (Gn 15, 5-12.17-18)

En ces jours-là, le Seigneur parlait à Abram dans une vision. Il le fit sortir et lui dit : « Regarde le ciel, et compte les étoiles, si tu le peux… » Et il déclara : « Telle sera ta descendance ! » Abram eut foi dans le Seigneur et le Seigneur estima qu’il était juste. Puis il dit : « Je suis le Seigneur, qui t’ai fait sortir d’Our en Chaldée pour te donner ce pays en héritage. » Abram répondit : « Seigneur mon Dieu, comment vais-je savoir que je l’ai en héritage ? » Le Seigneur lui dit : « Prends-moi une génisse de trois ans, une chèvre de trois ans, un bélier de trois ans, une tourterelle et une jeune colombe. » Abram prit tous ces animaux, les partagea en deux, et plaça chaque moitié en face de l’autre ; mais il ne partagea pas les oiseaux. Comme les rapaces descendaient sur les cadavres, Abram les chassa. Au coucher du soleil, un sommeil mystérieux tomba sur Abram, une sombre et profonde frayeur tomba sur lui. Après le coucher du soleil, il y eut des ténèbres épaisses. Alors un brasier fumant et une torche enflammée passèrent entre les morceaux d’animaux. Ce jour-là, le Seigneur conclut une alliance avec Abram en ces termes : « À ta descendance je donne le pays que voici, depuis le Torrent d’Égypte jusqu’au Grand Fleuve, l’Euphrate. »


Psaume 26

Le Seigneur est ma lumière et mon salut ; de qui aurais-je crainte ? Le Seigneur est le rempart de ma vie ; devant qui tremblerais-je ?

Écoute, Seigneur, je t’appelle ! Pitié ! Réponds-moi ! Mon cœur m’a redit ta parole : « Cherchez ma face. »

C’est ta face, Seigneur, que je cherche : ne me cache pas ta face. N’écarte pas ton serviteur avec colère : tu restes mon secours.

J’en suis sûr, je verrai les bontés du Seigneur sur la terre des vivants. « Espère le Seigneur, sois fort et prends courage ; espère le Seigneur. »


Lecture de la lettre de saint Paul apôtre aux Philippiens (Ph 3, 17 à 4, 1)

Frères, ensemble imitez-moi, et regardez bien ceux qui se conduisent selon l’exemple que nous vous donnons. Car je vous l’ai souvent dit, et maintenant je le redis en pleurant : beaucoup de gens se conduisent en ennemis de la croix du Christ. Ils vont à leur perte. Leur dieu, c’est leur ventre, et ils mettent leur gloire dans ce qui fait leur honte ; ils ne pensent qu’aux choses de la terre. Mais nous, nous avons notre citoyenneté dans les cieux, d’où nous attendons comme sauveur le Seigneur Jésus Christ, lui qui transformera nos pauvres corps à l’image de son corps glorieux, avec la puissance active qui le rend même capable de tout mettre sous son pouvoir. Ainsi, mes frères bien-aimés pour qui j’ai tant d’affection, vous, ma joie et ma couronne, tenez bon dans le Seigneur, mes bien-aimés.


Évangile de Jésus Christ selon saint Luc (Lc 9, 28b-36)

En ce temps-là, Jésus prit avec lui Pierre, Jean et Jacques, et il gravit la montagne pour prier. Pendant qu’il priait, l’aspect de son visage devint autre, et son vêtement devint d’une blancheur éblouissante. Voici que deux hommes s’entretenaient avec lui : c’étaient Moïse et Élie, apparus dans la gloire. Ils parlaient de son départ qui allait s’accomplir à Jérusalem. Pierre et ses compagnons étaient accablés de sommeil ; mais, restant éveillés, ils virent la gloire de Jésus, et les deux hommes à ses côtés. Ces derniers s’éloignaient de lui, quand Pierre dit à Jésus : « Maître, il est bon que nous soyons ici ! Faisons trois tentes : une pour toi, une pour Moïse, et une pour Élie. » Il ne savait pas ce qu’il disait. Pierre n’avait pas fini de parler, qu’une nuée survint et les couvrit de son ombre ; ils furent saisis de frayeur lorsqu’ils y pénétrèrent. Et, de la nuée, une voix se fit entendre : « Celui-ci est mon Fils, celui que j’ai choisi : écoutez-le ! » Et pendant que la voix se faisait entendre, il n’y avait plus que Jésus, seul. Les disciples gardèrent le silence et, en ces jours-là, ils ne rapportèrent à personne rien de ce qu’ils avaient vu.


Le monastère de Göreme

Le musée en plein air de Göreme ressemble à un vaste complexe monastique composé de dizaines de monastères placés côte à côte, chacun avec sa propre église (Xe, XIe et XIIe siècle), chacune étant taillé dans la roche, et décorée de superbes fresques dont les couleurs conservent encore toute leur fraîcheur originale. Le musée en plein air de Göreme est membre de la Liste du patrimoine mondial de l'UNESCO depuis 1984 et a été l'un des deux premiers sites de l'UNESCO en Turquie.


L’église de Karanlik Kilise (l’église obscure)

L'église en croix carrée a quatre piliers centraux. Le seul pilier original et les six pilastres (demi-piliers sur le mur avant) ont des motifs doublés. La qualité artistique et le niveau de conservation dépassent ceux de toutes les autres églises cappadociennes.


La structure de l'espace intérieur suit la triple division byzantine standard du cosmos. Les dômes supérieurs représentent le ciel, et ils comportent donc le Christ Pantocrator (dômes du milieu) et des anges (dômes d'angle). Le mur supérieur contient des scènes de la vie du Christ. Le mur inférieur a principalement des saints debout.


Le faux marbre décoratif accentue le passage entre un monde terrestre et l’immanence divine dépeinte au ciel (les voûtes). La liturgie célébrée dans un tel cadre est un appel figuratif pour les fidèles à s’élever, par la connaissance des Écritures vers la transcendance du mystère divin. Ainsi, les anges peints dans les angles nous mènent jusqu’au Christ Pantocrator (côté est), tandis que les scènes latérales nous initient à la vie de Jésus pour en faire notre propre chemin spirituel.


Ainsi, le programme des fresques s’appuie sur la vie du Christ en commençant par le mur gauche (nord) avec la Nativité et le Voyage à Bethléem. Puis le mur arrière (ouest) continue avec le Baptême, la Transfiguration et la Résurrection de Lazare. Le mur droit (sud), lui, représente le Tombeau vide, la Crucifixion et la Résurrection du Christ. Quant aux trois voûtes en berceau, elles comprennent d'autres scènes axées sur l’Épiphanie, l’entrée à Jérusalem et la trahison de Judas. Ces scènes ne sont pas dans l'ordre exact. La Nativité et la crucifixion, face à face sur des murs opposés, sont les images maîtresses importantes. Deux images liées à la résurrection (Sépulcre de Jésus vide et Résurrection de Lazare) apparaissent dans le coin arrière le plus proche des tombes, un symbole de l'espoir pour le défunt de participer à la Résurrection finale. Les petites lunettes le long du mur supérieur ne pouvant pas s'adapter aux images surdimensionnées, les artistes ont ignoré les formes architecturales et ont étendu les cadres rouges des représentations sous la corniche architectonique.


Ce que je vois

L’artiste a utilisé toute la ressource de l’architecture de la lunette pour en marquer la forme ronde du ciel ou se situent le Christ et les deux prophètes, et la partie rectangulaire de la terre ou reposent les trois disciples. Dans l’homélie du 06 août (fête de la Transfiguration), j’ai expliqué le sens des trois formes ici visibles : le rond divin, le carré terrestre et le triangle spirituel, je n’y reviens pas.


Un ciel bleu est séparé du monde terrestre par une ligne verte, symbole de la terre des vivants. Sur cette terre, trois montagne émergent, sur lesquelles des plantes poussent. À leurs pieds, les trois apôtres, de droite à gauche : Pierre, Jean et Jacques. Pierre dresse la main vers la scène, Jean se prosterne tandis que Jacques se retourne comme s’il en était effrayé.


Au-dessus d’eux, sur le somment de chacune des montagnes, on distingue de gauche à droite : Moïse, Jésus et Élie. Notons que Moïse est représenté jeune et imberbe, ce qui n’est pas courant. Voudrait-il nous dire que la Loi est toujours jeune ? Cette même Loi dont Pierre se fera le défenseur et l’interprète auprès des Juifs qui devinrent les protagonistes de sa future mission d’évangélisation alors que Paul s’orientera vers les Gentils, les Païens. De l’ancienne Loi mosaïque à la nouvelle Loi d’amour. Élie, couvert de son manteau en poils de chameau surplombe Jacques. Élie qui fut le chantre du service des pauvres (rappelez-vous la veuve de Sarepta) comme le fut Jacques dans ses lettres. Et au centre, Jésus. À ses pieds, le disciple bien-aimé se prosterne, comme il reposera plus tard, lors de la Cène, sur le côté du Christ. Lui aussi deviendra le chantre de cet amour revivifié en Christ.


Et cette vivification rayonne sur chacun d’eux, les apôtres comme les prophètes. Voyez ces rayons qui partent du corps du Christ, rayon de l’Esprit, énergie divine qui se répand tant sur la terre que dans les cieux. Rayons qui proviennent du plus profond du mystère divin, comme le montrent les cercles concentriques de la mandore, du plus sombre au plus clair. Car qui s’approche du mystère de Dieu s’enfonce dans l’obscurité, comme l’aveuglement provoqué par l’éclat d’une lumière trop forte.


La Transfiguration est située sous l’entrée triomphale à Jérusalem. Peut-on croire que ce qui fut révélé dans le silence de cette théophanie aux trois apôtres trouve enfin sa pleine réalisation pour le peuple de Dieu qui reconnait en Jésus la manne céleste qui va le nourrir et demande son salut : Hosanna, sauve-nous ? Le silence devient clameur et le cri du repentir nous rappelle, comme nous le découvrions dimanche dernier, que tous, un jour, nous serons transfigurés. Comme le dira Pierre (Lc 5, 8) : « Éloigne-toi de moi, Seigneur, car je suis un homme pécheur » car, effrayés de notre péché, nous appelons à être sauvés (Hosanna, Sauve-nous Seigneur), sans pour autant nous en sentir dignes, sans croire que le salut soit à notre portée. Et pourtant, comme le montre la Transfiguration juste en dessous, nous sommes tous appelés à partager un jour la Gloire de Dieu, dans la lumière.


Cette superposition des deux scènes leur donne un sens spirituel, anagogique, qui, si l’on y est attentif, peut nous élever dans la foi et dans l’espérance, du repentir à la déification !


Méditation

Décor ou décoration ? L’appauvrissement constant de notre vocabulaire ferait dire à beaucoup que c’est la même chose. Pourtant, il n’en est rien. Une décoration, hormis l’insigne militaire, est un ensemble d’embellissements, comme celle que l’on fait de l’intérieur (ou de l’extérieur) de sa maison : on la rend plus belle (ce qui laisse entendre qu’elle était déjà belle en soi). En gros, on la maquille pour en masquer les imperfections. En italien, le mot « maquillage » se traduit par « trucco », qui veut aussi dire « trucage ». La décoration est un trucage pour attirer notre attention sur autre chose que les imperfections, un détournement d’attention, voire endormir notre sens critique.


Le décor, ce n’est pas la même chose. Le mot a le sens d’orner, de mettre en gloire. Parfois, ce que nous prenons pour une décoration est un décor, ainsi quand vous mettez toute votre énergie à décorer votre table de mariage, vous mettez « en gloire » les jeunes mariés. Vous ne cherchez pas à détourner l’attention, ou à l’endormir, mais au contraire, à l’orienter et à lui donner tout son sens.


Alors, dans nos églises, est-ce une décoration ou un décor ? La question, comme la réponse, sont risquées ! Commençons par l’Église d’occident. Question risquée puisque depuis quelques décennies la mode est au dépouillement, aux murs nus, et quand il y quelques représentations, elles sont plus abstraites, symboliques, que figuratives et didactiques. Réponse encore plus difficile quand on se rend compte qu’avant la Renaissance, rares étaient les oeuvres religieuses faites comme des oeuvres de dévotions privées. C’était le lieu de culte qui était l’unique endroit pour la dévotion. Et celle-ci était communautaire, liturgique (le mot se traduit : oeuvre publique). On en était encore à l’époque de la fresque, voire de grands tableaux, qu’on ne pouvait déplacer au gré des désirs du curé (ou des laïcs « engagés »). Il y avait un programme, une éducation par le parcours des oeuvres, une pédagogie, voire un sens mystique. Cela demandait un effort pour reconnaître telle ou telle scène, pour lire les éventuelles épigraphies, pour faire le lien entre les diverses représentations. Un effort aussi, et on l’oublie trop souvent à l’ère du spot électrique, pour les voir et les regarder… Mais elles vivaient, elles bougeaient à la lueur de la bougie…


Même les statues étaient peintes, et on ne pouvait les déplacer : elles étaient intégrées à l’architecture. Comme les vitraux ! Le basculement s’est peut-être opéré à l’époque du gothique. Doucement, les statues se décollent des murs, les peintures murales se transforment en peintures de chevalet, la musique vocale laisse place aux orgues… Et de la symphonie liturgique des différents instruments qui la compose (musique, peinture, sculpture, architecture, rites, etc.), on bascule subrepticement vers ce que je qualifierai brutalement d’opéra. L’oeuvre liturgique est toujours jouée, mais l’orchestre est dans la fosse, le plateau est couvert de sièges confortables, quant au décor, il devient décoration élégante des loges et, éventuellement, un plafond peint. Je suis comme toujours un peu radical, mais c’est en forçant le trait que l’on distingue les nuances !


Ainsi, on a recouvert tant de fresques par un badigeon, on les a remplacées par des tableaux (que l’on a ensuite remisés au grenier), on a lessivé les statues (quand on ne les a pas peintes en blanc)… En fait, on a suivi, avec un léger retard, la mode populaire. Remarque insidieuse : j’ai toujours trouvé curieux cette idée de l’Église « moderne » de vouloir suivre le monde sous couvert de l’accompagner (alors que le monde nous a distancé depuis belle lurette) alors que nous devrions plutôt le guider, être devant pour l’élever. Trêve de politiquement incorrect…


Bref, le décor est devenu décoration, avant que cette dernière ne devienne dépouillement (ce que l’on nomme « simplicité » tient plus du simplisme que de la simplification, une sorte de nivellement spirituel par la base artistique). Je vous vois sourire, ou faire la moue, devant mes propos… Je sais, j’exagère ! Mais derrière l’exagération qui se veut stupidement pédagogique, ne se cache-t-il pas quelque vérité ? J’en veux pour simple preuve l’engouement touristique pour les églises si elles sont romanes ou gothiques (voire celles du baroque italien), pour les cryptes et autres lieux qui recèlent encore un mystère. Je ne suis pas sûr que beaucoup aillent faire du tourisme dans nos églises modernes, hormis s’ils sont passionnés des prouesses technologiques du béton !


Je ferai une transition vers l’Église orientale à partir de nos vitraux gothiques. La cathédrale de Chartres vient de bénéficier d’un nettoyage de grande envergure (qui aura besoin d’un peu de patine pour éblouir moins). Et la luminosité des pierres calcaires blanches ont remis en valeur les couleurs des vitraux. Aujourd’hui, quand vous voulez en contempler les détails vous prenez votre téléobjectif, ou vos jumelles, voire vous achetez un album photographique à la boutique. Mais, mettez-vous à la place du fidèle au XIIIe siècle. Les détails, voire les scènes représentées, restaient invisibles à ses yeux. N’en est-il pas de même pour cette église troglodyte que l’on a même appelée « l’église obscure » ?! Ou encore pour les églises d’Éthiopie taillée dans le roc. L’art est présent, mais invisible à nos pauvres yeux. Alors pourquoi l’avoir peint ? Pourquoi ne pas faire comme certains de nos peintres en bâtiment qui ne glisse pas le pinceau derrière la cuvette des toilettes, si bien que quand vous la changez, vous devez tout repeindre ?! Tout simplement parce que mon peintre des toilettes fait de la décoration, alors que le maître-verrier de Chartres fait du décor !


Et c’est là le deuxième sens du décor : il parle, il respire non pas uniquement pour ceux qui le contemple, mais aussi et surtout pour Celui pour qui il a été réalisé : Dieu. Si l’homme ne peut le voir, qu’importe, puisqu’il rend gloire à Dieu. Son art n’est pas didactique mais catéchétique. Le mot « didactique » signifie « enseigner, faire savoir ». Un professeur, en bon pédagogue, se doit d’être didactique. Son discours est clair, précis, compréhensible. C’était aussi le sens du catéchisme (le -isme signifiant cette doctrine à enseigner) de faire comprendre et non de prier, ça c’est la mission de la liturgie ! Et les arts qui décorent la liturgie ne sont pas didactiques mais catéchétiques. Ils ne sont pas là pour enseigner, mais pour respirer la Gloire et la Lumière divine. Ils sont là pour « faire écho » à la présence de Dieu dans nos vies. Car le mot « catéchisme » vient du grec κατηχεĩν (katékhein) qui signifie littéralement « faire résonner, faire écho ». Et que doit-on faire résonner si ce n’est cette révélation en notre tréfonds de la présence de Dieu, comme le disait saint Augustin : « Mais Toi, tu étais plus profond que le tréfonds de moi-même et plus haut que le très-haut de moi-même. »


Ainsi, le catéchisme est didactique, l’art liturgique est catéchétique. Mais qu’est-ce que l’art liturgique ? Il ya quelques années, j’écrivais ce texte à la demande d’une association qui voulait créer un « Festival d’art sacré ». Il vaut ce qu’il vaut…


Définir l’art, voilà bien une œuvre difficile, tant les angles d’attaque peuvent être nombreux : esthétique, philosophie, théologie, etc. Bornons-nous à deux petites maximes :

  • « Une œuvre peut être qualifiée d’artistique si elle rend visible une part de l’invisible »

  • et « L’œuvre d’art crée en moi un émoi » (première étape de cette école philosophique nommée la phénoménologie).

Quant à la notion de « sacré », là aussi, les propositions ne manquent pas ! Parlons, pour l’instant, simplement du sacré comme :

  • ce qui s’oppose au profane (profane veut étymologiquement dire « ce qui est devant le sacré » comme l’espace public qui se trouvait devant les temples grecs consacrés aux divinités).

  • Pensons aussi à cette présentation courante lors de la renaissance entre l’amour sacré et l’amour profane.

Nous pourrions donc facilement imaginer qu’il n’existe d’art que sacré, puisque l’invisible semble être du domaine du divin. C’est vrai, mais quelque peu limité. Ainsi, l’amour fait bien partie de l’invisible (nous ne pouvons que l’expérimenter, et non le démontrer) mais il n’est pas automatiquement de l’ordre du divin, même s’il y prend sa source. De plus, peut-on dire que tout œuvre d’art qui ne soit pas un sujet religieux, et donc ne rende pas visible l’invisible, n’est donc pas artistiquement valable car non sacrée ?


On le voit bien, les notions sont parfois bien ardues à manier… Peut-être serait-il plus juste d’aborder ces deux termes dans une vision hiérarchique, c’est-à-dire qui met dans un ordre sacré ? Ainsi, l’art fait partie des médiations qui me permettent tant d’exprimer mes sentiments, mes émois, mes idées, que de m’approcher du divin en les contemplant. L’homme n’est-il pas fait « à l’image de Dieu », à sa ressemblance (Gn 1, 26) ? Ainsi, l’art retrouve son sens étymologique (ce qui est fabriqué) et peut à la fois être profane (ce qui rend présent des émois ou des idées humaines) qu’orienté vers le divin. Les deux notions s’accordent sans s’opposer, mais sans être exclusives, non plus, l’une de l’autre. Malgré tout, l’association de ces deux termes peut une nouvelle fois sembler restrictive.


Il faudrait introduire une échelle dans les arts. On pourrait ainsi parler de :

1. L’art profane – ce qui exprime mes idées, sentiments et émois humains sur moi-même, ce que je vis et ce qui m’entoure ; 2. L’art religieux – ce qui exprime la dimension communautaire des croyants (religieux vient de religiere, ce qui relie) ou de ce qu’il croit ; 3. L’art sacré – ce qui exprime un aspect de Dieu, une notion du divin, une représentation de Dieu, de ses œuvres, de notre histoire croyante ; 4. L’art liturgique – ce qui rend véritablement présent Dieu.

Ainsi, il ne me semble exister qu’un unique art « divin », celui qu’exprime la liturgie (ce qui traduit le terme grec d’œuvre publique) qui rend présent le Seigneur. Le tout sera donc de penser « l’art sacré » prioritairement dans sa dimension liturgique. La liturgie étant en effet cette mise en présence de Dieu, cette révélation de l’invisible, cette poïétique de la foi. Ce mot « poïétique » vient d’un verbe grec que l’on pourrait traduire par « rendre présent, fabriquer ». Il nous a donné le mot poésie, ce qui rend présent des sentiments.


Et c’est bien ici que l’architecture prend tout son sens, pour ne pas dire est mené à son accomplissement. Car il est l’art par excellence qui va faire vivre la liturgie. Ainsi, parler de l’église comme bâtiment est véritablement aborder ce lieu architectural comme un lieu liturgique, un lieu où Dieu opère sa grâce, un lieu de rencontre entre Dieu et l’homme, un lieu poïétique.


Je ne le ré-écrirai peut-être pas ce texte de la même façon, mais la distinction sur les quatre étapes de l’art et la notion de poïétique me semblent toujours essentielles. Car la vraie question est : notre art « religieux » occidental est-il encore poïétique ?


Enfin, venons-en à l’Église orientale, comme celle que nous contemplons aujourd’hui. Et reprenons les distinctions faites auparavant : décor ou décoration, didactique ou catéchétique ? Vous vous doutez de mes réponses… En effet, lorsque je regarde cette église de Göreme, lorsque je découvre les innombrables liens spirituels que je peux y faire (même s’ils sont contestables, ils sont toujours vrais s’ils sont faits dans la foi), j’ose affirmer que ce désir (et non cette décoration) est catéchétique.


Permettez-moi une image, celle de la respiration. Elle se déroule en trois temps : inspiration - temps de pause qui correspond au battement cardiaque et à l’oxygénation - expiration.


En entrant dans l’église, c’est mon corps qui vibre à ce souffle. Ce décor est une respiration en trois temps : passé, présent et ad-venir. Il me rappelle ce qui s’est passé, l’histoire du salut - ce qui se déroule dans la liturgie : l’Esprit vient m’oxygéner - ce qui va ad-venir : ma participation à la Gloire et à la Lumière divine. Mais c’est aussi une autre respiration. Ce décor expire toutes les liturgies qui se sont déjà passées ici - elle crée en moi, à l’instant même, cette pause spirituelle - elle m’appelle à la liturgie future sur terre et au ciel.


En me préparant à la liturgie, c’est mon esprit qui vibre, en trois vertus, à cette respiration. J’inspire, ou me laisse inspirer en me préparant par la prière ou la lecture des textes bibliques, dans l’espérance des grâces que j’attends. Je vis cette pause en participant, dans la foi, à la divine liturgie, j’y laisse mon coeur battre au rythme de celui de Dieu. Puis, je sors, emplis du souffle divin que je dois expirer dans la charité vers mes frères.


Et, en cette même liturgie de l’eucharistie (ou d’autres sacrements), cette respiration est symphonique, pour reprendre le terme dont j’usais au début. Car, lors du déroulement de la liturgie, il me semble que se réalise la prophétie d’Ézékiel (Ez 37, 1-10) :

01 La main du Seigneur se posa sur moi, par son esprit il m’emporta et me déposa au milieu d’une vallée ; elle était pleine d’ossements.
02 Il me fit circuler parmi eux ; le sol de la vallée en était couvert, et ils étaient tout à fait desséchés.
03 Alors le Seigneur me dit : « Fils d’homme, ces ossements peuvent-ils revivre ? » Je lui répondis : « Seigneur Dieu, c’est toi qui le sais ! »
04 Il me dit alors : « Prophétise sur ces ossements. Tu leur diras : Ossements desséchés, écoutez la parole du Seigneur :
05 Ainsi parle le Seigneur Dieu à ces ossements : Je vais faire entrer en vous l’esprit, et vous vivrez.
06 Je vais mettre sur vous des nerfs, vous couvrir de chair, et vous revêtir de peau ; je vous donnerai l’esprit, et vous vivrez. Alors vous saurez que Je suis le Seigneur. »
07 Je prophétisai, comme j’en avais reçu l’ordre. Pendant que je prophétisais, il y eut un bruit, puis une violente secousse, et les ossements se rapprochèrent les uns des autres.
08 Je vis qu’ils se couvraient de nerfs, la chair repoussait, la peau les recouvrait, mais il n’y avait pas d’esprit en eux.
09 Le Seigneur me dit alors : « Adresse une prophétie à l’esprit, prophétise, fils d’homme. Dis à l’esprit : Ainsi parle le Seigneur Dieu : Viens des quatre vents, esprit ! Souffle sur ces morts, et qu’ils vivent ! »
10 Je prophétisai, comme il m’en avait donné l’ordre, et l’esprit entra en eux ; ils revinrent à la vie, et ils se dressèrent sur leurs pieds : c’était une armée immense !

Lors de la liturgie, les ossements reçoivent l’Esprit et prennent vie, ils se couvrent de nerfs, de chair et de peau et reçoivent un souffle divin. Vous allez sûrement trouver mes propos tirés par le cheveux, ou d’un romantisme échevelé, mais il me semble que c’est ce qui arrive lors de la symphonie liturgique. Les ossements architecturaux prennent vie, un souffle nerveux parcourt l’assistance, la Parole de Dieu et le Corps du Christ donnent chair à notre foi, la peau de murs respirent l’histoire éternelle du salut et le chant nous donne le souffle nécessaire pour recevoir en nous l’esprit divin, la lumière de Dieu et participer sur terre à sa Gloire céleste.


Une véritable respiration symphonique ! Et il n’est pas pour rien que beaucoup de Pères orientaux insistaient sur l’importance de la respiration lors de la prière de Jésus, l’harmonisant sur notre propre souffle. Car notre vie humaine n’a-t-elle pas commencé par un souffle. Notre vie céleste ne sera-t-elle pas inaugurée par notre dernier souffle ? Et notre vie terrestre n’est-elle pas une continuelle recherche d’adéquation, de symphonie avec le souffle divin ?


Je n'ai pas l'intention de devenir orthodoxe (bien que…), mais je découvre avec enthousiasme cette spiritualité habitée par la recherche de la lumière et de la gloire de Dieu dans une véritable symphonie entre la prière, la liturgie, l’art et la vie quotidienne. J’espère simplement qu’après bientôt mille ans de condamnations, nos deux Églises se rappellent qu’elles n’en feront qu’une seule, celle du Christ, si elles accordent leurs deux poumons au même rythme et si elles savent tirer le bien du souffle de chacune : les catholiques de la richesse liturgique et spirituelle de l’orient, les orientaux de la vigueur missionnaire et de la force conciliaire des occidentaux.


Jean-Paul II avait raison : « On ne peut pas respirer en chrétien, je dirai plus, en catholique, avec un seul poumon ; il faut avoir deux poumons, c’est-à-dire oriental et occidental »

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