Tu ne peux m’abandonner à la mort... -

La résurrection de trois hommes,
Anonyme,
Plaque de cuivre émaillée en champlevé de Limoges,
"PROPOSITO FIXO CRUCIFIXUS CU(M) CRUCIFIXO" : "Projet Immuable (du) Crucifié Avec Christ Crucifié",
23, 1 x 13 x 1, 7 cm, poids 0, 72 kg, vers 1250,
Victoria & Albert Museum, Londres (Royaume-Uni)
Lecture du livre des Actes des Apôtres (Ac 2, 14.22b-33)
Le jour de la Pentecôte, Pierre, debout avec les onze autres Apôtres, éleva la voix et leur fit cette déclaration : « Vous, Juifs, et vous tous qui résidez à Jérusalem, sachez bien ceci, prêtez l’oreille à mes paroles. Il s’agit de Jésus le Nazaréen, homme que Dieu a accrédité auprès de vous en accomplissant par lui des miracles, des prodiges et des signes au milieu de vous, comme vous le savez vous-mêmes. Cet homme, livré selon le dessein bien arrêté et la prescience de Dieu, vous l’avez supprimé en le clouant sur le bois par la main des impies. Mais Dieu l’a ressuscité en le délivrant des douleurs de la mort, car il n’était pas possible qu’elle le retienne en son pouvoir. En effet, c’est de lui que parle David dans le psaume : Je voyais le Seigneur devant moi sans relâche : il est à ma droite, je suis inébranlable. C’est pourquoi mon cœur est en fête, et ma langue exulte de joie ; ma chair elle-même reposera dans l’espérance : tu ne peux m’abandonner au séjour des morts ni laisser ton fidèle voir la corruption. Tu m’as appris des chemins de vie, tu me rempliras d’allégresse par ta présence. Frères, il est permis de vous dire avec assurance, au sujet du patriarche David, qu’il est mort, qu’il a été enseveli, et que son tombeau est encore aujourd’hui chez nous. Comme il était prophète, il savait que Dieu lui avait juré de faire asseoir sur son trône un homme issu de lui. Il a vu d’avance la résurrection du Christ, dont il a parlé ainsi : Il n’a pas été abandonné à la mort, et sa chair n’a pas vu la corruption. Ce Jésus, Dieu l’a ressuscité ; nous tous, nous en sommes témoins. Élevé par la droite de Dieu, il a reçu du Père l’Esprit Saint qui était promis, et il l'a répandu sur nous, ainsi que vous le voyez et l’entendez.
Psaume 15 (16), 1-2a.5, 7-8, 9-10, 11)
Garde-moi, mon Dieu : j’ai fait de toi mon refuge. J’ai dit au Seigneur : « Tu es mon Dieu ! Seigneur, mon partage et ma coupe : de toi dépend mon sort. »
Je bénis le Seigneur qui me conseille : même la nuit mon cœur m’avertit. Je garde le Seigneur devant moi sans relâche ; il est à ma droite : je suis inébranlable.
Mon cœur exulte, mon âme est en fête, ma chair elle-même repose en confiance : tu ne peux m’abandonner à la mort ni laisser ton ami voir la corruption.
Tu m’apprends le chemin de la vie : devant ta face, débordement de joie ! À ta droite, éternité de délices !
Lecture de la première lettre de saint Pierre apôtre (1 P 1, 17-21)
Bien-aimés, si vous invoquez comme Père celui qui juge impartialement chacun selon son œuvre, vivez donc dans la crainte de Dieu, pendant le temps où vous résidez ici-bas en étrangers. Vous le savez : ce n’est pas par des biens corruptibles, l’argent ou l’or, que vous avez été rachetés de la conduite superficielle héritée de vos pères ; mais c’est par un sang précieux, celui d’un agneau sans défaut et sans tache, le Christ. Dès avant la fondation du monde, Dieu l’avait désigné d’avance et il l’a manifesté à la fin des temps à cause de vous. C’est bien par lui que vous croyez en Dieu, qui l’a ressuscité d’entre les morts et qui lui a donné la gloire ; ainsi vous mettez votre foi et votre espérance en Dieu.
Évangile de Jésus Christ selon saint Luc 24, 13-35
Le même jour (c’est-à-dire le premier jour de la semaine), deux disciples faisaient route vers un village appelé Emmaüs, à deux heures de marche de Jérusalem, et ils parlaient entre eux de tout ce qui s’était passé. Or, tandis qu’ils s’entretenaient et s’interrogeaient, Jésus lui-même s’approcha, et il marchait avec eux. Mais leurs yeux étaient empêchés de le reconnaître. Jésus leur dit : « De quoi discutez-vous en marchant ? » Alors, ils s’arrêtèrent, tout tristes. L’un des deux, nommé Cléophas, lui répondit : « Tu es bien le seul étranger résidant à Jérusalem qui ignore les événements de ces jours-ci. » Il leur dit : « Quels événements ? » Ils lui répondirent : « Ce qui est arrivé à Jésus de Nazareth, cet homme qui était un prophète puissant par ses actes et ses paroles devant Dieu et devant tout le peuple : comment les grands prêtres et nos chefs l’ont livré, ils l’ont fait condamner à mort et ils l’ont crucifié. Nous, nous espérions que c’était lui qui allait délivrer Israël. Mais avec tout cela, voici déjà le troisième jour qui passe depuis que c’est arrivé. À vrai dire, des femmes de notre groupe nous ont remplis de stupeur. Quand, dès l’aurore, elles sont allées au tombeau, elles n’ont pas trouvé son corps ; elles sont venues nous dire qu’elles avaient même eu une vision : des anges, qui disaient qu’il est vivant. Quelques-uns de nos compagnons sont allés au tombeau, et ils ont trouvé les choses comme les femmes l’avaient dit ; mais lui, ils ne l’ont pas vu. » Il leur dit alors : « Esprits sans intelligence ! Comme votre cœur est lent à croire tout ce que les prophètes ont dit ! Ne fallait-il pas que le Christ souffrît cela pour entrer dans sa gloire ? » Et, partant de Moïse et de tous les Prophètes, il leur interpréta, dans toute l’Écriture, ce qui le concernait. Quand ils approchèrent du village où ils se rendaient, Jésus fit semblant d’aller plus loin. Mais ils s’efforcèrent de le retenir : « Reste avec nous, car le soir approche et déjà le jour baisse. » Il entra donc pour rester avec eux. Quand il fut à table avec eux, ayant pris le pain, il prononça la bénédiction et, l’ayant rompu, il le leur donna. Alors leurs yeux s’ouvrirent, et ils le reconnurent, mais il disparut à leurs regards. Ils se dirent l’un à l’autre : « Notre cœur n’était-il pas brûlant en nous, tandis qu’il nous parlait sur la route et nous ouvrait les Écritures ? » À l’instant même, ils se levèrent et retournèrent à Jérusalem. Ils y trouvèrent réunis les onze Apôtres et leurs compagnons, qui leur dirent : « Le Seigneur est réellement ressuscité : il est apparu à Simon-Pierre. » À leur tour, ils racontaient ce qui s’était passé sur la route, et comment le Seigneur s’était fait reconnaître par eux à la fraction du pain.
L’œuvre

Voici un bel exemple de l'émail limousin de très grande qualité. La plaque garde son état brillant. Aucune plaque similaire n'est connue. Elle représente trois saints qui se lèvent de leurs tombes (comme décrit dans l'Évangile selon saint Matthieu 27, 52-53) sur un fond d'un bleu riche décoré de plantes montantes. Cette plaque provient peut-être d'un crucifix dont une autre partie se trouve à la Walters Art Gallery de Baltimore. Les deux objets partagent plusieurs éléments décoratifs communs, y compris l'utilisation d'une pseudo-écriture coufique (écriture ornementale).
PROPOSITO FIXO CRVCIFIXVS CV[M] CRVCIFIXO (Le demi-verset s'étend de gauche à droite le long de la bordure inférieure. Un hexamètre latin en rimes devait se poursuivre à partir d'une plaque supérieure montrant la Crucifixion. Peut-être une référence à la prophétie du Christ crucifié entre les deux voleurs (Isaïe 53, 12, Matthieu 27, 38) (cf. Pierre de Blois, Opera omnia, p. 361: Ecce latro pede post Christi vestigia fixo Introit ad regnum crucifixus cum crucifixo).
Ce que je vois
Il est donc difficile de comprendre le verset latin en bas de la plaque, celui-ci étant tronqué. Trois hommes, comme dans le représentation habituelle de la résurrection du Christ, sortent nus de leur sarcophage, enjambant le bord. Ceux de droite et gauche tiennent encore en main le couvercle, tandis que l’homme du milieu étant les bras, tel un orant, en action de grâce. Autour d’eux, comme un Paradis, se déploient des plantes sur un fond céleste. Les voici arrivés au ciel, ressuscités, et avec leur chair.
La résurrection de la chair
Quand on aborde ce genre de question difficile, il est bon de se replonger dans les textes fondateurs, en l’occurrence le Catéchisme de l’Église Catholique. Et voilà ce que nous pouvons lire à l’article 11 :
Article 11
" JE CROIS A LA RESURRECTION DE LA CHAIR "
988 Le Credo chrétien – profession de notre foi en Dieu le Père, le Fils et le Saint Esprit, et dans son action créatrice, salvatrice et sanctificatrice – culmine en la proclamation de la résurrection des morts à la fin des temps, et en la vie éternelle.
989 Nous croyons fermement, et ainsi nous espérons, que de même que le Christ est vraiment ressuscité des morts, et qu’il vit pour toujours, de même après leur mort les justes vivront pour toujours avec le Christ ressuscité et qu’il les ressuscitera au dernier jour (cf. Jn 6, 39-40). Comme la sienne, notre résurrection sera l’œuvre de la Très Sainte Trinité :
Si l’Esprit de Celui qui a ressuscité Jésus d’entre les morts habite en vous, Celui qui a ressuscité Jésus-Christ d’entre les morts donnera aussi la vie à vos corps mortels, par son Esprit qui habite en vous (Rm 8, 11 ; cf. 1 Th 4, 14 ; 1 Co 6, 14 ; 2 Co 4, 14 ; Ph 3, 10-11).
990 Le terme " chair " désigne l’homme dans sa condition de faiblesse et de mortalité (cf. Gn 6, 3 ; Ps 56, 5 ; Is 40, 6). La " résurrection de la chair " signifie qu’il n’y aura pas seulement, après la mort, la vie de l’âme immortelle, mais que même nos " corps mortels " (Rm 8, 11) reprendront vie.
991 Croire en la résurrection des morts a été dès ses débuts un élément essentiel de la foi chrétienne. " Une conviction des chrétiens : la résurrection des morts ; cette croyance nous fait vivre " (Tertullien res. 1, 1) :
Comment certains d’entre vous peuvent-ils dire qu’il n’y a pas de résurrection des morts ? S’il n’y a pas de résurrection des morts, le Christ non plus n’est pas ressuscité. Mais si le Christ n’est pas ressuscité, alors notre prédication est vide, vide aussi votre foi. (...) Mais non, le Christ est ressuscité des morts, prémices de ceux qui se sont endormis (1 Co 15, 12-14. 20).
Il faut reconnaître que le texte est assez succinct et ne s’engage pas outre mesure ! Je vais donc tenter, bien modestement, d’étoffer un peu le concept.
La chair
D’abord, la notion de « chair » en elle-même. Pour beaucoup de nos contemporains, la chair se résume en l’idée de muscles, de la substance molle du corps. Pourtant, le terme est beaucoup plus large. Je me replonge d’abord dans le Dictionnaire de l’Académie française, et particulièrement dans l’étymologie du mot :
Étymol. et Hist. 1. a) Mil. xies. « ensemble des muscles du corps humain » (Alexis, éd. Paris et Pannier, 24a); ca 1100 hume de car « homme vivant, être humain » (Roland, éd. Bédier, 2141); b) ca 1100 p. méton. « corps humain (opposé à l'âme) » (Ibid., 2942); d'où c) fin xiies. « nature humaine (et peccamineuse) » (Sermons St Bernard, 114, 25 ds T.-L.); d) ca 1165 estre de la char(de) « être fils de » (G. D'Arras, Eracles, 2932, ibid.); 2. mil. xies. « ensemble des muscles du corps des animaux, considéré comme aliment » (Alexis, éd. Paris et Pannier, 45e). Du lat. class. caro, carnis « chair » attesté notamment en opposition avec animus dès Sénèque (ds TLL s.v., 484, 52) et très fréquemment en lat. chrét. (cf. Tertullien, ibid., 485, 20) où il est notamment attesté à l'emploi 1 c (Vulgate, Rom. 8, 1). D'apr. Gilliéron (Pathologie et thérapeutique verbales, Paris, 1921, p. 1 et sqq.) la collision homon. chair [šęr] (succédant à char en m. fr. par suite de l'hésitation entre prononc. ar ou er devant consonne) et chère (< b. lat. cara) dans faire bonne chère avait entraîné la raréfaction d'emploi au sens 2 en fr. mod., le mot étant supplanté par viande.
Notons que pour l’Église, le mot chair ne recouvre pas simplement l’aspect corporel des muscles, mais comme le précise saint Bernard, la nature humaine et peccamineuse. Une chair dont l’origine philosophique prend sa source dans le mot grec Sarx (en grec ancien : σάρξ) qui évoque la nature humaine en sa corporéité (ainsi le mot sarcophage signifie étymologiquement : « ce qui mange les chairs », les hommes constatant que les corps déposés dans des sarcophages hermétiques perdaient la matière molle de leur corps). Comme l’explique avec brio Michel Fromaget dans son livre Corps-Ame-Esprit - Introduction à l'anthropologie ternaire, il faut dans la suite de l’esprit platonicien dépasser le dualisme corps/âme pour y introduire l’esprit, notre intelligence. Cette « sarx » est donc une chair qui est plus grande que notre simple corporéité puisqu’elle définit notre nature humaine et qu’elle est le support de notre intelligence et de notre âme durant sa vie terrestre. Lorsque cette chair meurt, l’esprit disparaît et l’âme s’en échappe jusqu’au Jugement dernier, et la résurrection des morts.
Résurrection
Le mot, lui aussi est intéressant. Le mot résurrection vient du latin resurgere qui signifie se relever, se lever une nouvelle fois. Il est la traduction du terme grec anastasis. Les traducteurs hébreux du grec ont rendu anastasis par une expression qui signifie « retour à la vie des morts » (transcription de l’hébreu : tchiyath hamméthim). Ressusciter c’est donc se relever d’entre les morts, retrouver la vie. Et donc pas simplement la vie de notre âme qui, elle, ne s’éteint jamais (c’est bien le sens du cierge allumé près de l’enfant lors du baptême), mais aussi de notre chair et de notre intelligence, notre esprit.
Ainsi, Jésus, « premier né d’entre les morts » (Col 1, 18) voulut en donner la preuve à ses apôtres : il mange avec eux, son corps est encore marqué des empreintes de la crucifixion, on peut le toucher et il raisonne avec eux, leur explique l’Écriture (comme aujourd’hui dans le texte des disciples d’Emmaüs). Et lorsqu’il remonte au ciel, ce sera, bien sûr, avec sa nature divine, mais aussi avec sa nature humaine : corps, âme et esprit. Depuis ce jour, nous faisons le plus grand écart qui soit : un pied au ciel (car le corps de l’homme a déjà été glorifié en Christ) et un pied sur terre où nous demeurons encore. Je vous invite à aller relire l’homélie que j’avais écrite sur ce thème (Ascension, année A)
Mais il est vrai qu’aucun d’entre-nous ne partage avec Jésus sa nature divine, mais seulement la nature humaine. Alors, que sera pour nous cette résurrection de la chair ?
Notre chair
Peut-être serait-il utile de nous demander comment nous vivons avec cette chair ? Certes, elles nous fait parfois souffrir, de maladie, ou de nos handicaps souvent difficiles à surmonter. Elle limite même nos désirs les plus vivaces : quel homme, de tout temps, n’a pas cherché à voler dans le ciel ? Elle est aussi celle qui nous impose ses choix et ses passions qu’il nous est pénible de maîtriser, ne serait-ce que dans notre sexualité. Et il est utile de rappeler que le mot « sexe » vient de la racine latine « secare », couper, séparer. Le sexe peut nous réunir comme il nous sépare en deux opposés, homme et femme (même si l’on conteste avec stupidité cette notion aujourd’hui : un « troisième sexe » — titre du livre d’Henri Gauthier de Villars dit Willy (1859-1931) — ne suffirait même plus !). Cette chair n’est jamais aboutie : elle grandit, se développe, mais aussi vieillit inéluctablement jusqu’à disparaître. Et il me semble que c’est bien ainsi ! Nous avons été crées comme des êtres finis. Et si nos parents avaient mangé du fruit du bon arbre (celui de la Vie plutôt que celui de la définition du Bien et du Mal) nous n’en serions pas là… comme l’atteste Dieu (Gn 3, 22) :
Puis le Seigneur Dieu déclara : « Voilà que l’homme est devenu comme l’un de nous par la connaissance du bien et du mal ! Maintenant, ne permettons pas qu’il avance la main, qu’il cueille aussi le fruit de l’arbre de vie, qu’il en mange et vive éternellement ! »
Une chair qui, comme le dit saint Bernard, est peccamineuse, c’est-à-dire source possible de péché, chair qui nous sépare de Dieu, des autres et de nous-mêmes (d’où l’invite du Christ (Mt 22, 37-39) : « Jésus lui répondit : « Tu aimeras le Seigneur ton Dieu de tout ton cœur, de toute ton âme et de tout ton esprit. Voilà le grand, le premier commandement. Et le second lui est semblable : Tu aimeras ton prochain comme toi-même. » L’épître aux Hébreux nous rappelle avec force ce poids du péché qui pèse sur nos épaules (He 12, 1-2a) :
« Ainsi donc, nous aussi, entourés de cette immense nuée de témoins, et débarrassés de tout ce qui nous alourdit – en particulier du péché qui nous entrave si bien –, courons avec endurance l’épreuve qui nous est proposée, les yeux fixés sur Jésus, qui est à l’origine et au terme de la foi. »
Mais notre chair n’est pas que ce « poids » qui nous encombre et nous entrave. Elle est aussi, et surtout, sens et relations.
Nos cinq sens
Nous prenons conscience de notre corps par l’usage de nos cinq sens primaires : le goût, le toucher, la vue, l’ouïe et l’odorat. Quand un de ces sens nous manque, nous sommes perdus, et tout nous semble modifié, difficile voire impossible à appréhender. Pensez à ceux qui sont aveugles et qui doivent aborder les objets par le toucher, et les sujets par l’ouïe. Ou ceux qui, lors de la pandémie, ont perdu le goût et l’odorat. Manger devient pénible, et même l’odeur des autres peut être insupportable.
Une des tortures les plus efficaces est celle qui consiste à priver le prisonnier de toute relation sensorielle. Enfermé dans le noir, dans une pièce ronde, sans coin, sans aucun bruit, il finit vite par craquer ou devenir fou. Il perd même la conscience de sa propre existence. C’est parfois l’expérience que nous vivons dans nos rêves, ou plutôt cauchemars. L’homme est un être de relation, mais ces relations passent par nos sens. Que ce soit avec les objets, le monde qui nous entoure ou les personnes que nous côtoyons, tout passe par nos sens. Saint Jean, lui-même, s’en fait l’écho lorsqu’il parle notre relation avec le Christ (1 Jn 1, 1-3) :
CE QUI ETAIT depuis le commencement, ce que nous avons entendu, ce que nous avons vu de nos yeux, ce que nous avons contemplé et que nos mains ont touché du Verbe de vie, nous vous l’annonçons. Oui, la vie s’est manifestée, nous l’avons vue, et nous rendons témoignage : nous vous annonçons la vie éternelle qui était auprès du Père et qui s’est manifestée à nous. Ce que nous avons vu et entendu, nous vous l’annonçons à vous aussi, pour que, vous aussi, vous soyez en communion avec nous. Or nous sommes, nous aussi, en communion avec le Père et avec son Fils, Jésus Christ.
Des sens affaiblis
Mais nos sens ne sont pas parfaits… Vous pouvez être mal-entendant, avoir la vue qui baisse, un odorat défaillant, des papilles gustatives atrophiées, ou des doigts gourds. Votre perception n’en sera que plus affaiblies. Et même si nos sens ne sont pas « biologiquement » affectés, ils peuvent être « psychologiquement » défaillants. On peut ainsi entendre sans pour autant écouter, voir sans vraiment regarder, toucher sans ressentir. Seuls deux sens primaires, signes de notre animalité, ne nous trompent pas : l’odorat et le goût ! Ainsi, si ce sont ces sens qui nous mettent en relation, ils peuvent amoindrir notre contact avec l’autre. Nous pouvons l’écouter d’une oreille distraite, ne pas vraiment le regarder, ou le toucher sans affection. Et même, parfois, on peut « ne pas le sentir », voire qu’il « nous dégoûte ».
Relations
En fait ce qui rend vivante notre chair, ce ne sont pas simplement les sens, qui ne sont qu’instruments, c’est la façon dont on les gère pour appréhender le monde et les autres. Et même si nous y mettons toute notre bonne volonté, ils sont corrompus. Qui de nous peut clairement se faire comprendre ? Qui de nous réussit à dire en profondeur ce qu’il a dans le coeur ? Qui de nous sait dire en vérité son amour ? Qui de nous ose toucher sans peur, sans désir ou sans dégoût ? Qui de nous sait écouter totalement sans laisser divaguer son esprit, sans avoir envie de répondre immédiatement ? Qui de nous sait contempler ? Bref, même avec la meilleure volonté du monde, réussir à vivre et exprimer nos sens à 100% dans une relation vraie s’avère une tâche impossible…
Et pourtant, ce sont nos sens qui nous mettent en relation. Intéressons-nous uniquement à l’aspect relationnel avec les autres.
Relation aux autres
Ce qui nous constitue et nous fait grandir au cours des années, ce sont les relations humaines. Certaines heureuses, d’autres plus douloureuses. Mais il n’en reste pas moins qu’elles sont le premier acteur de notre développement. Quand elles n’existent plus, il faut trouver moyen de les remplacer. Et il n’existe qu’une seule solution : la relation au Tout-Autre (qui n’est pas exclusive des autres !). Ainsi, l’ermite dans sa grotte, même s’il ne rencontre nulle personne humaine, grandit en relation avec Dieu. S’il délaisse Dieu, il devient fou !
Donc, nous qui ne sommes pas ermites (bien que…), ce sont les relations aux autres (qui elles non plus ne sont pas exclusives, bien au contraire, de Dieu) qui nous constituent comme être. Toutes nos rencontres ont été, dans le sens étymologique du terme, sensuelles. Nous avons vu l’autre, ou nous avons lu de nos yeux sa lettre ; nous avons écouté l’autre et sa parole a pu résonner dans notre coeur et notre esprit ; nous avons touché l’autre, ou nous nous sommes laissés toucher (pensez aux premiers peau à peau du bébé avec ses parents) ; nous l’avons senti (même si beaucoup d’africains disent que les européens, à force de savon et de cosmétiques, sentent surtout… la mort !) ; nous l’avons peut-être même « goûté » dans une relation intime. Toutes ces relations sensuelles devient une sorte d’aura qui nous entoure, comme une bulle de savon qui grandit quand le souffle entre en elle. Plus le souffle relationnel avec les autres nous vivifie, plus notre aura s’agrandit. Oh, évidemment, cette bulle n’est pas toujours parfaite. Elle ressemble plus à une perle baroque qu’à une perle fine, mais elle n’en reste pas moins perle ! Et c’est cette perle vivante, cette aura qui nous constitue en tant qu’être humain, qui vient vivifier notre âme et notre esprit, et qui fait que nous sommes chairs. Évidemment, nous pouvons, et même devons, transposer tout cela dans notre relation à Dieu !
Une aura transfigurée
Et si nous repensons à l’épisode de la Transfiguration, nous comprenons un peu mieux. Jésus est en relation avec Moïse et Élie, mais aussi avec les trois disciples qui l’accompagnent. Et de lui, comme on le voit souvent représenté sur les icônes, sortent des rayons d’une blancheur immaculée. N’est-ce pas son aura qui embrase le monde et le coeur des hommes ?
Alors, la résurrection de la chair pour chacun d’entre-nous ne sera-t-elle pas ce moment (je devrais plutôt parler d’ « état ») où notre aura retrouvera toute sa pureté et sa luminescence. C’est-à-dire cet état où nos relations seront vraies, où nos sens seront pléniers, que ce soient avec ceux que nous avons aimés (ou terrestrement détestés…), et surtout avec Dieu. Ou pour être plus exact, ou nos sens et nos relations seront restaurés EN Dieu. Car c’est en Lui et par Lui que nous verrons, toucherons, sentirons, entendrons et goûterons les autres et nous-mêmes. C’est en lui et par lui que nous reconstituerons l’aura brisée par la mort de nos proches, que nous retrouverons avec eux tous les sens vivifiants en son Esprit.
Je ne sais si par la résurrection de la chair je retrouverai mes cheveux, si mes imperfections physiques seront corrigées, et qu’importe. Le dominicain Henri de Suso (1296-1366) écrivait dans son Horologium Sapientiae que nous ressusciterons avec un corps parfait, et donc un corps à l’âge du Christ : 33 ans ! Peut-être même que nos sens nous permettrons de goûter les meilleurs vins, de sentir les plus suaves parfums, de toucher les plus douces soieries, d’entendre les plus sublimes musiques, mais surtout, surtout de voir Dieu ! Alors… vivement le Jugement dernier et le Royaume des cieux !
Conclusion
Je vous ai mis en annexe plusieurs textes, bien plus théologiques et puissants que le mien. Personnellement, je ne voulais pas aborder la question sous son angle théologique, mais humain, celui que nous vivons quotidiennement en notre chair. À vous de compléter par la lecture des textes ci-dessous !
L’âme et le corps dans leur étroite union sont en rapport à Dieu
La chair est l'axe du salut : lorsque l'âme est choisie par Dieu en vue de ce salut, c'est la chair qui fait que l'âme peut être ainsi choisie par Dieu. Mais la chair aussi est lavée pour que l'âme soit purifiée, la chair reçoit l'onction pour que l'âme soit consacrée, la chair est marquée d'un signe pour que l'âme soit protégée ; la chair est couverte de l'ombre de l'imposition des mains pour que l'âme soit illuminée par l'esprit, la chair se nourrit du corps et du sang du Christ pour que l'âme se repaisse de la force de Dieu. On ne peut donc séparer dans le salaire ce que le travail réunit. Car même les sacrifices agréables à Dieu, je veux dire les luttes de la chair et de l'âme, les jeûnes, les repas différés et frugaux, et les haillons qui sont l'accompagnement de tels exercices, c'est la chair qui les offre à son propre préjudice. La virginité également, le veuvage, la continence cachée dans le secret du mariage et une expérience conjugale unique sont des offrandes à Dieu prises sur les biens de la chair.
Et maintenant, que penses-tu d'elle, lorsque, traînée en public et offerte à la haine de tous, elle lutte au nom de la foi, quand, dans les prisons, son existence est tourmentée par la ténébreuse privation de la lumière, l'exil loin du monde, la crasse, les mauvaises odeurs, une nourriture corrompue, sans même la liberté de dormir, liée qu'elle est à son lit, blessée même par sa couche, et quand la voici maintenant en pleine lumière, déchirée par les instruments de torture, et finalement détruite par les supplices, qui s'efforce de payer le Christ de retour en mourant pour lui, et, en vérité, sur la même croix souvent, voire sous les coups d'inventions plus cruelles encore ? Très heureuse, et très glorieuse vraiment, cette chair qui peut se présenter devant le Christ, notre Seigneur, avec une dette qui consiste à ne plus lui devoir autre chose que d'avoir cessé d'être en dette avec lui, se trouvant ainsi d'autant plus liée que libérée !
Donc, pour reprendre la question dans son ensemble, cette chair que Dieu a, de ses mains, fabriquée à l'image de Dieu, qu'il a animée de son souffle à la ressemblance de sa propre vitalité, qu'il a mise à la tête de toute sa création pour qu'elle habite avec elle, en recueille les fruits, ait sur elle tout pouvoir, qu'il a revêtue de ses mystères et de ses enseignements, dont il aime la pureté, dont il agrée les mortifications, dont les souffrances ont du prix à ses yeux, cette chair ne ressuscitera-t-elle pas, elle qui à tant de titres appartient à Dieu ? II est exclu, absolument exclu, que l'ouvrage de ses mains, l'objet de sa sollicitude, le réceptacle de son souffle, la reine de sa création, l'héritière de sa libéralité, le prêtre de son culte, le soldat qui combat pour la défense de sa parole, la sœur du Christ, Dieu l'abandonne à la mort éternelle! Nous savons que Dieu est bon (Matt.19, 17 : Luc18, 19) ; son Christ nous enseigne en outre qu'il est le seul très bon. Celui qui prescrit l'amour, à son égard d'abord, puis à l'égard du prochain, fait aussi ce qu'il enseigne (Matt. 22, 37) : il aime la chair, qui lui est si proche de tant de façons ; il est vrai qu'elle est faible : mais « c'est dans la faiblesse que la force trouve son accomplissement » (II Cor. 12, 9), infirme, « mais seuls les malades ont besoin de médecin » (Luc 5, 31), basse, mais « ce sont ceux qui sont abaissés qu'il faut revêtir des plus grands honneurs » (1 Cor. 12, 23), perdue, mais « Je suis venu, dit-il, pour sauver ce qui était perdu » (Luc 19, 10), pécheresse, mais : « Je préfère, dit-il, le salut du pécheur à sa mort » (Ez. 18, 23), condamnée, mais : « Je le frapperai et je le guérirai » (Deut.32, 39). Pourquoi réprouves-tu dans la chair ce qui est attente de Dieu, ce qui est espérance de Dieu? Car Dieu honore en apportant secours.
J’oserais dire : si ces malheurs n'étaient pas arrivés à la chair, la bonté, la grâce, la miséricorde, toute la puissance bienfaisante de Dieu eussent été sans objet.
Tertullien, La Résurrection de la chair, 8–9.
Homélie de Maurice Zundel prononcée à Lausanne le 22 août 1965, 11e dimanche après la Pentecôte. Homélie publiée dans Ton visage, ma lumière page 257.
LA RÉSURRECTION DU SEIGNEUR CONDITION DE LA NÔTRE
Une des plus grandes paroles de la patristique est ce mot de saint Ambroise : « Le Verbe s’est fait chair, afin que la chair devînt Verbe ».
Ces paroles, ce sont les meilleurs commentaires […] au texte de saint Paul que vous venez d’entendre. Que signifie la Résurrection, la Résurrection du Seigneur, qui est la condition de la nôtre, puisque dans ce passage des Corinthiens, saint Paul invite précisément, à fonder notre propre résurrection sur celle de Jésus.
Qu’est-ce que cela veut dire pour nous, hommes d’aujourd’hui ? Qu’est-ce que cela veut dire pour l’homme de la rue, que nous sommes appelés à ressusciter ?
Le mot de saint Ambroise trace une direction pour découvrir dans la Résurrection de Jésus, la caution de la nôtre, et une raison de vivre aujourd’hui, de vivre notre vie avec plénitude, ce qui serait impossible sans cette perspective de la résurrection.
L’HOMME EST SANS PARTAGE
Et justement, saint Ambroise nous donne la clef, lorsque « l’iconoclaste s’est fait chair, pour que la chair devint Verbe ». Il suppose donc une glorification de la chair, il suppose une transformation en nous, si admirable que notre chair elle-même, maintenant, aujourd’hui, dans la vie ici-bas, qui est déjà une vie éternelle, il suppose que notre chair elle-même s’éternise.
Il est donc impossible de situer la résurrection universelle, si on ne l’enracine pas dans une expérience d’aujourd’hui qui vise précisément à la transfiguration de notre chair, à la glorification de notre corps.
Et immédiatement, nous entrevoyons que l’anthropologie chrétienne – qui repose en partie sur l’anthropologie biblique – une anthropologie immédiatement comme une anthropologie non platonicienne. C’est ce que Claude Tresmontant a très bien montré. Tandis que pour Platon le corps est un tombeau, c’est à dire que le corps fait obstacle à la vie de l’âme, est une prison pour l’âme, est une déchéance pour l’âme, la tradition biblique, amplifiée par la tradition chrétienne, ou plutôt par l’expérience chrétienne, prend l’Homme tout d’une pièce, sans le dichotomiser, sans le partager entre corps et âme, entre l’esprit et la chair, parce que tout l’accent de la nouveauté chrétienne se situe et porte sur la personne.
LE MOI QUI NOUS DOMINE EST UNE PRISON
Ce qui fait obstacle à la grandeur de l’Homme, ce n’est pas sa corporéité, ce n’est pas sa chair, ce n’est pas son corps, c’est l’esprit de possession qui le rive à lui-même, c’est ce moi dans lequel nous sommes englués, ce moi propriétaire, ce moi qui se fait centre de tout, ce moi qui veut tout accaparer, ce moi qui n’est qu’une résultante, finalement, que nous n’avons pas choisi, nous en sommes plaqués depuis notre conception, depuis notre naissance, depuis notre histoire infantile.
Nous sommes dominés par un moi qui est simplement la projection et le résultat de toutes les influences cosmiques qui ont pesé sur nous ou sur nos ancêtres. C’est ce moi animal, ce moi cosmique, ce moi que nous subissons, ce moi qui est notre véritable prison, qui constitue l’obstacle à l’épanouissement, à la liberté, à la grandeur, à la dignité de notre vie tout entière, aussi bien celle qui s’affirme extérieurement, que celle que nous appelons la vie intérieure.
Aussi bien, quand nous parlons de vie intérieure, ne s’agit-il pas d’opposer le visible et l’invisible, le temps et l’éternité, la chair et l’esprit, mais d’opposer ce que nous subissons à une création qui résulte de notre initiative.
DE QUELQUE CHOSE À QUELQU’UN
Saint Augustin, lorsque il parle de sa conversion dans les termes les plus simples, les plus humains, les plus universels, montre cette conversion comme un passage du dehors au-dedans : « Tu étais dedans et moi j’étais dehors ».
Mais bien sûr, il ne s’agit pas d’un dehors physique, il s’agit d’un dehors métaphysique. J’étais dehors, c’est à dire j’étais étranger à moi-même. J’étais dehors, c’est à dire je subissais ma vie, j’étais esclave de tout ce qui m’avait été imposé par ma naissance, j’obéissais à mes nerfs, à mes humeurs, à mon tempérament, à mes glandes, je n’étais pas le créateur de moi-même, je n’étais pas une source ni un commencement, je n’étais pas une origine ni un espace : alors en vérité je n’étais qu’une chose.
Au lieu d’être « quelqu’un », j’étais « quelque chose » ; et justement la rencontre avec Dieu, en me faisant passer du dehors au-dedans, m’a fait passer de quelque chose à quelqu’un. Et c’est tout mon être qui ainsi, a été saisi au-dedans, je veux dire dans cet univers inviolable qui échappe à toute contrainte, et qui est l’univers de la personne.
ÉCARTER DANS LE MONDE CE QUI EMPÊCHE NOTRE VIE D’AVOIR GRANDEUR ET DIGNITÉ
Or vous savez bien que la vie de l’esprit, on ne peut pas en disposer ; la vie de l’esprit est inviolable, on ne peut pas vous faire admettre ce que votre intelligence est incapable de percevoir comme vrai. On ne peut pas vous faire aimer ce pour quoi votre cœur éprouve une répugnance invincible, on ne peut pas vous emprisonner dans des limites alors que vous êtes une capacité inviolable et infinie.
Et c’est cela, précisément, que veut réaliser l’Évangile en nous ; non pas du tout nous opposer le monde à nous-même, mais au contraire nous délivrer de tout ce qui est autour de nous, mais enfin, le monde « déchu » dont on parle, dont on parle ! Le monde déchu, c’est un monde simplement non assumé, c’est un monde que l’on subit, c’est un monde dans lequel on se laisse porter, au lieu de se porter soi-même.
Et ce que Dieu nous apporte : toute sa richesse, toute sa beauté, toute sa grandeur, tout son Amour, c’est précisément de glorifier notre vie tout entière, et de transfigurer en nous toutes les fibres organiques en puissance spirituelle.
Il faut le comprendre, il ne s’agit pas du tout d’éteindre en nous la vie. Le mot de mortification est le plus mal choisi qui soit ; il s’agit au contraire, d’écarter tout ce qui empêche notre vie d’avoir une grandeur et une dignité infinies.
LE SENS DE LA RÉSURRECTION EST DE FAIRE DE NOTRE VIE UNE RÉALITÉ DIVINE
Si nous regardons notre vie dans cette lumière, si nous pensons que nous sommes, comme dit l’apôtre, le Temple de Dieu, le sanctuaire de l’Esprit, et le Corps de Jésus, nous aurons dès aujourd’hui même une attitude de respect qui fera demain de nous l’autel, le tabernacle où Dieu réside, où Dieu manifeste sa vie, en transfigurant la nôtre afin que la nôtre communique la sienne. Si vous prenez le corps non transformé, non transfiguré, non authentique, non intériorisé, non glorifié par la Présence de Dieu, la résurrection n’intéresse personne, elle n’a aucun sens, et c’est pourquoi justement la Résurrection de notre Seigneur est restée le secret de la communauté.
Il est tout à fait remarquable que si notre Seigneur est mort au sens de l’Histoire, je veux dire : si n’importe qui a pu le voir sans être motivé par la Foi, il n’en est pas de même de la Résurrection.
La Résurrection a une portée moins publique. Elle a eu pour témoins les disciples, les hommes de la Foi, les hommes qui, justement, étaient capables – ou allaient être capables, tout au moins – de vivre du dedans cet événement par une transformation d’eux-mêmes, qui allait les mettre en équation de lumière avec la victoire de Jésus sur la mort, qui ne signifie rien pour celui qui n’a pas vaincu la mort aujourd’hui, qui n’a pas vaincu la mort aujourd’hui au-dedans de lui-même.
Il ne faut donc pas être dupe des mots, il ne faut pas s’accrocher à la littéralité des textes. Ce morceau admirable, où saint Paul récite la chaîne de tous les témoins de la Résurrection pour établir la nôtre (1 Co. 15:4-8), ce texte, il ne faut le prendre qu’en esprit et en vérité, comme un appel à faire de notre vie aujourd’hui, une réalité divine dans un respect de nous-même qui s’adresse en nous à ce sanctuaire que nous sommes.
NOTRE CORPS TEMPLE DU SAINT-ESPRIT
Car que sont les cathédrales, les plus magnifiques, que sont toutes ces basiliques, auprès de cette cathédrale de nous-même qui, seule, est capable de vivre de Dieu d’une manière intérieure et extérieure. Ce ne sont pas les pierres des cathédrales qui vivent de Dieu essentiellement, sinon comme des symboles, d’ailleurs admirables, c’est nous qui sommes appelés, en vivants et à communiquer cette vie à toute la création qui ne peut naître sans nous.
Il y a donc dans l’Évangile de la Résurrection que saint Paul nous propose aujourd’hui avec tant de fermeté, il y a une incidence sur notre vie d’aujourd’hui, sans laquelle d’ailleurs on ne comprendrait pas que la Résurrection figurât au Credo chrétien.
Le Credo chrétien est essentiellement réaliste. Il émane d’une expérience humaine infinie en Jésus-Christ lui-même ; expérience qui se perpétue à travers le Corps Mystique de Jésus qui est l’Église, et qui doit, aujourd’hui, devenir la nôtre.
Il s’agit donc pour nous de glorifier notre corps, de lui donner tant d’estime et tant d’honneur, de le traiter si réellement comme le Corps du Seigneur, et comme le Temple du Saint-Esprit, que nous ne puissions pas nous rencontrer nous-même sans rencontrer Dieu.
C’est justement le paradoxe évangélique que saint Ambroise exprime si parfaitement : c’est d’avoir glorifié et divinisé, ce qui pour les platoniciens, apparaissait comme l’obstacle essentiel à la vie de l’esprit.
Mais non, il ne s’agit pas de quitter la terre, il ne s’agit pas de sortir de notre corps, il ne s’agit pas de mépriser notre chair, il s’agit toujours, au contraire, de la diviniser, de la pénétrer de la vie divine au point qu’elle devienne immortelle aujourd’hui.
C’est pourquoi nous pouvons lire avec tant de bonheur ce texte de la liturgie d’aujourd’hui : « J’ai appelé le Seigneur et il m’a aidé, et ma chair a refleuri ». (Ps 27:7) – Comme c’est admirable ! « J’ai appelé le Seigneur et il m’a aidé, et ma chair a refleuri ».
Il ne s’agit donc pas de devenir des rabougris ni des ratatinés, mais au contraire de bâtir notre vie sur l’éternelle jeunesse de Dieu, et de donner à nos corps cette splendeur de la vie divine qui les glorifie et qui fait d’eux les témoins et les précurseurs de l’universelle résurrection.
UN PROGRAMME DE VIE
Si donc nous prenons le mot de saint Paul dans la lumière de celui de saint Ambroise : « Le Verbe s’est fait chair afin que la chair devînt Verbe », nous aurons un programme de vie quotidienne, un programme de vie quotidienne exaltant et magnifique.
Il ne s’agit pas de mourir, mais de ne point mourir, et de triompher de la mort aujourd’hui, en laissant notre corps respirer cette Présence divine qui nous habite et qui est cachée comme un soleil invisible.
Il ne s’agit pas de mourir, mais de ne point mourir, et de triompher de la mort aujourd’hui, en laissant notre corps respirer cette Présence divine qui nous habite et qui est cachée comme un soleil invisible au plus intime de nous-même.
Il est donc essentiel n’est-ce pas, que nous entendions ces mots comme des mots vivants, qui s’adressent à notre vie, et que au lieu de les percevoir comme s’ils concernaient un monde inaccessible, irréel et d’ailleurs parfaitement inintéressant, nous y découvrions la vérité passionnante d’un appel à la vie d’aujourd’hui qui doit se redresser et se magnifier en se libérant et en laissant la chair elle-même toute imprégnée de la vie divine, devant la Présence adorable du Seigneur.
La chair, devenue translucide dans l’Amour, qui introduit au mystère de la Personne, comme elle protège le mystère de la Personne contre les regards indiscrets qui sont indignes de l’aborder.
Alors, tout le monde, tout le monde peut être transfiguré, car rien dans le monde ne s’oppose à cette divinisation, et il n’y a pas un élément parmi les plus humbles dans cette transfiguration accomplie en nous, qui ne soit appelé à vivre de la Présence, de la pensée et de l’Amour de Dieu.
UNE PRÉSENCE
C’est pourquoi les savants dignes de ce nom abordent l’univers avec un infini respect, ils l’abordent comme une Personne, parce que ils ont cette intuition qui les guide, qui les meut et qui est leur seule ressort de leurs recherches : une Présence, Quelqu’un qui nous permette de passer nous-même de quelque chose à quelqu’un.
Car nous ne pouvons devenir quelqu’un, c’est qu’il y a Quelqu’un qui nous prévient au plus intime de nous-même, et qui veut aujourd’hui même nous éterniser de telle manière que nous puissions, comme dit l’Apôtre saint Paul : « porter Dieu et le glorifier dans notre corps ». (1 Co. 6:20 – Ph. 1:20).
Comment vivrons-nous la résurrection de la chair et la vie éternelle ? Père Étienne Vetö (extrait du site Aleteia)
Notre vocation étant de vivre avec Dieu et nos frères une communion vraiment parfaite, nous sommes appelés à laisser le Seigneur purifier et transfigurer nos vies pour entrer corps et âme dans le Royaume du Ressuscité.
La conception chrétienne de la vie éternelle est originale par rapport à toutes les croyances en un au-delà. Dans beaucoup d’autres religions et dans beaucoup de philosophies, on trouve l’idée qu’il y a une vie après la mort : ce n’est pas nouveau. Le fait qu’actuellement, il y ait des doutes ou des difficultés avec la vie éternelle est aussi quelque chose d’assez ancien : dès Épicure, Démocrite, dans les premiers siècles avant Jésus-Christ et après Jésus-Christ, il y avait des personnes qui mettaient cela en doute.
Mais dans le christianisme, il ne s’agit pas simplement d’une idée ou d’une conviction : on se base sur le fait qu’il y a un homme, Jésus-Christ, qui est effectivement ressuscité. Il y a donc au départ le fait que, en l’an 30 environ, un peu plus de cinq cents personnes, à différents moments, ont rencontré le Christ ressuscité. À partir de ce point de départ, chaque fois que l’on pensera à la vie éternelle ou à la résurrection de la chair, il faudra regarder Jésus-Christ.
La connaissance de Dieu
Mais de quoi s’agit-il exactement quand on parle de la vie éternelle et notamment de la vie éternelle bienheureuse, du Ciel, du paradis ? Probablement que la manière la plus synthétique de l’exprimer, c’est de dire qu’il s’agit d’entrer dans la vie de Dieu. On entre dans la communion les relations éternelles du Père, du Fils et du Saint-Esprit. Déjà, quand on regarde Jésus, on voit qu’à l’Ascension, il s’élève au Ciel, il est emporté ; de même, saint Étienne voit les cieux ouverts et Jésus debout à la droite de Dieu. Quand la Bible nous parle de la vie éternelle, elle prend souvent des expressions comme « être avec Dieu » ; nous avons cela en Philippiens 1, 23 : « J’ai le désir de m’en aller pour être avec le Christ. » Il y a aussi l’idée de « voir Dieu » à Corinthiens 13, 12 : « Actuellement, nous voyons comme dans un miroir, mais nous allons voir face-à-face », ou « connaître » en Jean 17, 3 : « La vie éternelle, c’est qu’ils te connaissent, Toi le véritable Dieu. » Et il faut savoir que, dans la Bible, « voir » et « connaître » ne sont pas simplement, comme nous le pensons actuellement, une opération purement intellectuelle : la connaissance est une union physique, une union des personnes, une union très profonde. L’idée de fond est donc que la vie éternelle n’est pas un lieu, mais une communion avec Dieu. Saint Augustin dit : « Après cette vie, c’est Dieu lui-même notre lieu ».
Une transformation en Dieu
Dans cette vie éternelle, dans quel état serons-nous ? Y a-t-il un changement pour nous ? Avant de parler de la résurrection de la chair, la première chose que je pourrais dire déjà est que le fait d’être plongé en communion avec Dieu fait que l’nous sommes transformé. Nous sommes transformés pour ressembler à Dieu. Dans la première Épître de Jean au chapitre 3 verset 2, il est dit : « Nous lui serons semblables, parce que nous le verrons tel qu’il est. » On devient donc comme Dieu. Nous avons aussi dans 2 Pierre 1, 4 que « nous devenons participants de la nature divine ». Là, les Pères de l’Église ont inventé des mots pour essayer de dire cela, par exemple : « divinisation » ou « déification » — le fait de devenir peu à peu comme Dieu. Mais que veut dire concrètement « devenir comme Dieu » quand nous sommes des êtres humains ?
Transformés en amour et en relation
L’être de Dieu, l’essence de Dieu, c’est d’abord l’amour. Dans la première Épître de Jean, il est dit : « Dieu est Amour ». Tout cela, bien sûr, est au-delà des mots humains, mais les termes humains les plus proches pour le dire sont probablement que nous serons « transformés en amour et en relation », rendus capables d’ouverture constante à Dieu et à nos frères, de relations faites de joie partagée, d’admiration, de communion dans l’amour. Même si rien ne va être exact dans cette formulation, nous pouvons penser que les relations font probablement 20 à 30% de notre existence dont 5% est relation à Dieu. Probablement, une manière de dire ce qui va se passer dans la vie éternelle, c’est que l’on deviendra 100% relation.
Le fait d’aimer parfaitement, d’être complètement en relation et en amour sans aucun obstacle nous donne la joie, nous donne la béatitude.
Comme Dieu, dans la Trinité, est 100% relation, nous serons nous aussi 100% relation d’amour à Dieu et aux autres.Tout cela a des conséquences très pratiques : par exemple, ce n’est pas impossible que dans la vie éternelle, nous serons à côté des personnes que nous avons eu le plus de mal à supporter sur Terre, car nous serons tellement capables d’aimer, tellement aimant et dans l’amour que nous voudrons pratiquement avoir ces relations. Nous serons dans une vie de pardon et d’amour.
La vraie joie
La conséquence d’une vie de pardon et d’amour vrais, est ce que l’on appelle habituellement la « béatitude », c’est-à-dire la joie : le fait d’aimer parfaitement, d’être complètement en relation et en amour sans aucun obstacle nous donne la joie, nous donne la béatitude. Dans le livre de l’Apocalypse, nous avons des sortes de descriptions de la vie éternelle ou, au moins, de la Jérusalem Cité céleste, donc de la fin de toutes choses. Dans Apocalypse 7 et 20, il n’y a pas d’obscurité, pas de larmes. Il y a vraiment ce que les Pères de l’Église et les théologiens appellent la béatitude. Une dernière chose sur ce point : cela nous montre bien qu’il n’y aura pas de fusion, c’est-à-dire que l’on ne devient pas comme une goutte d’eau dans un océan (où l’on se perd en Dieu). Car pour aimer, il faut qu’il y ait deux pôles : il faut que l’on soit soi-même et que Dieu soit lui-même et que les autres soient eux-mêmes. Il n’y a donc pas une fusion. La meilleure image serait probablement celle de l’éponge qui tombe dans un lac ou dans un océan, qui se déploie sans jamais se perdre elle-même.
Le purgatoire : une nécessaire purification
Lorsque l’on parle de la vie éternelle bienheureuse, du Ciel, il est clair qu’on ne peut pas entrer dans la communion parfaite avec Dieu et avec les autres sans une purification. L’enseignement catholique s’appuie — ou fait au moins référence — à 1 Corinthiens 3, à partir des versets 10 à 15 où Paul nous dit qu’il y a certaines choses que l’on construit dans la vie ici-bas, et ce que l’on construit passera comme à travers un feu. Bien sûr, Paul n’en parle pas précisément, mais nous nous appuyons là-dessus pour avoir l’idée d’une purification. Probablement, l’idée biblique qui fonde vraiment le purgatoire, c’est l’idée de la prière pour les morts. Nous voyons cela par exemple dans 2 Maccabées 12, 46 — donc encore dans l’Ancien Testament — où il est question de prier pour les morts. Les Pères de l’Église se sont dit alors : « Si nous prions pour les morts, cela veut dire qu’il peut encore leur arriver quelque chose. »
La première Église priait pour les morts
Il n’y a de prières pour les morts que dans l’Ancien Testament, dans ce que les catholiques appellent les livres deutérocanoniques, que les protestants appellent apocryphes et qui ne font pas partie de la Bible protestante. Nous avons donc là une vraie difficulté œcuménique car il n’y a pas de point d’appui biblique commun sur cette question. Il faut toutefois essayer de comprendre pourquoi l’Église primitive a commencé dès l’origine à prier pour les morts : cela se fait probablement à partir du Ier siècle mais certainement aux IIe et IIIe siècles. Beaucoup de liturgies des tous premiers siècles se déroulaient sur le tombeau des martyrs. Nous avons donc déjà une première idée : on commémore le martyr. Dans des textes d’Origène (donc au IIe siècle) et des textes de Cyprien (au IIIe siècle), il est question d’une prière pour les morts. Ce sont ces deux auteurs qui ont principalement introduit l’idée d’une sorte d’étape de purification, un lieu où les morts sont en attente, en préparation, d’où la possibilité de prier pour eux.
La communion des saints au sens large se retrouve dans Romains 5, 12 par exemple, ou dans d’autres textes de Paul, où nous sommes « membres » les uns des autres. Nous pouvons appliquer cela au fait que nous sommes aussi membres de ceux qui sont passés dans la vie éternelle, car il n’est pas considéré qu’il y ait une immense différence entre la vie éternelle et ici-bas, dès lors que nous y sommes déjà tous. Quand Jésus parle du « Dieu d’Abraham, d’Isaac et de Jacob qui n’est pas le Dieu des morts, mais des vivants », il nous dit que les morts sont vivants. Mais cette doctrine du purgatoire n’est pas quelque chose que l’on peut baser uniquement sur des textes bibliques explicites ; c’est plutôt une question de logique de fond.
C’est Dieu qui nous purifie
Au purgatoire, ce n’est pas nous-mêmes qui nous purifions : c’est Dieu qui nous purifie.C’est l’un des problèmes du protestantisme avec cette doctrine, à juste titre : nous ne pouvons pas nous purifier par des efforts, par notre souffrance. Mais si simplement c’est l’amour de Dieu, la puissance de l’amour de Dieu et sa sainteté qui nous purifie, c’est dans la logique de la grâce. Ainsi, le purgatoire n’est pas un troisième pôle entre le paradis et l’enfer, ce qui est rarement tout à fait clair pour beaucoup de catholiques. Soit on entre dans la vie éternelle bienheureuse, soit on va en enfer, mais le purgatoire n’est que la porte d’entrée, si l’on peut dire, pour la vie éternelle bienheureuse. Il n’y a pas de retour en arrière. Une fois que nous sommes au purgatoire, nous sommes déjà sauvés de manière définitive ; nous sommes simplement en train de vivre ce passage.
Paul VI a été très clair sur le fait qu’on ne peut pas compter un temps au purgatoire puisque nous sommes déjà dans la vie éternelle et qu’il faut plutôt penser un état de purification…
Il ne faut pas considérer non plus qu’il y a un « temps » au purgatoire.C’est quelque chose qui a malheureusement beaucoup fait partie de certains enseignements catéchétiques ou de certaines dévotions : on parlait d’« années » au purgatoire ou de « durée du purgatoire ». Paul VI a été très clair sur le fait qu’on ne peut pas compter un temps au purgatoire puisque nous sommes déjà dans la vie éternelle et qu’il faut plutôt penser un état de purification qui, du point de vue humain, peut être instantané ou qui peut avoir une durée, mais qui, pour les personnes qui sont en train de le vivre, peut être instantané. Du coup, cela aide à comprendre que l’on n’est pas en train de vivre des sortes de vies parallèles dans d’autres lieux ; c’est plutôt comme le pédiluve pour entrer dans une piscine. C’est-à-dire qu’on le franchit. L’idée sous-jacente est vraiment de prendre au sérieux la sainteté de Dieu : quand on entre en contact avec la sainteté de Dieu, celle-ci nous transforme. Mais il est difficile d’aller plus loin sur ce point, car il n’y a pas vraiment de textes bibliques qui le permettent.
L’enfer existe bel et bien
L’enfer, en revanche, est une idée très biblique. Nos contemporains ont du mal avec l’enfer car Dieu est infiniment bon, et cette idée d’un lieu de souffrance et de ténèbres leur paraît un peu mythologique. Mais c’est très présent dans l’Ancien et le Nouveau Testament. Par exemple, dans Matthieu 25, nous avons le Jugement dernier où l’on voit de manière finalement assez claire — même si ce ne sont que des images — que certains sont sauvés tandis que d’autres, en conséquence de ce qu’ils auront vécu, des actes qu’ils ont posés durant leur existence, vont à une forme de perte. Il y a beaucoup d’images sur des « pleurs et des grincements de dents » (par exemple Matthieu 13, 42) ou un « feu éternel » aussi (dans Matthieu 25, 41) ou un « étang de feu » (Apocalypse 20, 14). En 2 Thessaloniciens 1, 9 où il est dit que ces personnes qui sont perdues sont « châtiées d’une perte éternelle, éloignées de la face du Seigneur et de la gloire de sa force ».
La foi chrétienne est probablement, parmi toutes les religions et toutes les philosophies, celle qui a le plus de respect pour la capacité de la liberté humaine.
L’enfer, en fait, est le contraire de la vie éternelle bienheureuse qui était amour et communion.La perte de Dieu, la rupture avec Dieu, la perte des autres et la rupture avec les autres, c’est cela la souffrance. Celle-ci n’est pas forcément une forme de punition active de la part de Dieu, mais c’est plutôt qu’étant profondément faits pour l’amour et la communion avec Dieu et les autres, en son absence dans la vie éternelle, nous sommes dans une réelle souffrance.
La souffrance de l’enfer
En français, le mot « enfer » est très proche du mot « enfermement » ; il y a donc une sorte d’enfermement sur soi qui fait que, comme pour la vie éternelle, on commence déjà en partie à le vivre sur Terre. C’est-à-dire qu’ici-bas, on vit déjà la communion avec Dieu et avec les autres et que l’on vit déjà des formes d’enfer et de rupture. Il y a seulement un moment — le moment de notre mort — où cela devient définitif. Il faut bien comprendre que Dieu ne veut pas l’enfer, qui n’est créé que par notre refus. Dans 2 Pierre 3, 9 ou bien dans 1 Timothée 2, 4, il est bien écrit que le Seigneur veut que personne ne périsse : « Lui — [Dieu] — veut que tous les hommes soient sauvés ». La volonté de Dieu, c’est que tous les hommes soient sauvés. Mais c’est nous qui avons la possibilité de créer l’enfer. L’enfer, dans un sens, a été créé par les hommes.
Le mystère de la liberté de l’homme
La foi chrétienne est probablement, parmi toutes les religions et toutes les philosophies, celle qui a le plus de respect pour la capacité de la liberté humaine. Dans un sens, il n’y a pratiquement que le christianisme qui pense que l’homme est capable librement de poser des actes qui vont avoir une valeur aussi permanente et qui peuvent aller contre son bonheur, contre sa nature. Dans beaucoup de philosophies, il est impossible d’aller vraiment contre sa nature ou son bonheur. La foi chrétienne offre cette perception révélée par la Bible que nous sommes capables de faire cette chose totalement mystérieuse : renoncer à son bonheur naturel.
Au moment de la mort, Dieu se propose à nous
La question qui peut se poser ensuite est la suivante : n’a-t-on pas une sorte de « dernière chance » au moment de notre mort ? Beaucoup de spirituels et beaucoup de théologiens pensent ainsi. Bien sûr, les actes que l’on pose pendant notre vie vont avoir une vraie conséquence, mais au moment de notre mort, mystérieusement, Dieu se propose à nous. Nous avons de nouveau la possibilité de prendre position. Mais en même temps, il faut vraiment comprendre que notre vie est sérieuse, c’est-à-dire que les actes que nous avons posés pendant notre vie sont sérieux. Dans un sens, il y a une sorte de pli qui est pris, qui fait qu’il va être plus difficile d’être en incohérence avec soi-même et de dire oui à Dieu si nous avons dit non à Dieu pendant toute sa vie. Il reste que la grâce de Dieu et l’amour de Dieu étant plus forts que tout, il peut se reproposer à nous. Pastoralement, j’ai vécu deux ou trois situations où je me suis dit : « Je comprends qu’il est possible de dire non à Dieu. » Il s’agissait de personnes qui, sur leur lit de mort, ont refusé de pardonner à un proche. Cette situation me semble le plus proche, humainement, de ce qui peut être un non à Dieu définitif. Car quand on refuse de pardonner au moment de notre mort, en fait, cela veut dire que l’on refuse la vie éternelle avec cette personne. Et refuser la vie éternelle avec quelqu’un est une manière d’opposer un refus définitif ou une fermeture définitive à l’amour et à la relation qu’est la vie éternelle. Ainsi, c’est peut-être une manière de comprendre comment le non définitif à Dieu, à l’ultime instant, est possible.
La résurrection de la chair
Pour le moment, nous avons évoqué la situation de l’homme dans la vie éternelle, pour ce que l’on peut en connaître d’après la Bible et la foi catholique. Mais il y a aussi un point qui est totalement unique, c’est la résurrection de la chair dans la foi chrétienne. C’est-à-dire que, non seulement la dimension spirituelle qui est en nous vivra une communion — ou une absence de communion — avec Dieu et les autres pour l’éternité, mais même notre corps, notre chair se trouvera dans cette vie éternelle.
Le seul modèle et le seul accès que nous avons à cette réalité, c’est le corps de Jésus ressuscité.De même qu’on ne connaît la résurrection qu’à travers le Christ, le seul être humain qui soit ressuscité (il y a aussi le cas de la sainte Vierge, mais les Évangiles ne nous disent rien sur son corps ressuscité), de même on ne connaît la résurrection de la chair qu’à travers son corps ressuscité et les différentes apparitions et la manière dont les disciples ont pu toucher ou au moins voir où Jésus a mangé. Nous voyons cela par exemple dans le récit de Luc 24, versets 29 à 42 où Jésus apparaît, puis dit : « Regardez mes mains, regardez mes côtés, regardez mes plaies qui sont là. Donnez-moi à manger. » Et Jésus dit très clairement : « Je ne suis pas un fantôme. »
Que nous dit la Bible sur ce corps ressuscité pour nous ? Pratiquement le seul texte que nous avons, à part ce que l’on voit chez Jésus, c’est 1 Corinthiens 15 à partir des versets 35 où Paul dit, d’une part, que poser cette question est une question stupide, car on ne peut pas savoir. Mais il poursuit son raisonnement, essaie d’expliquer : il imagine le rapport entre une semence et une plante. Nous sommes la semence actuellement et la plante est ce que notre corps sera dans la vie éternelle. C’est en fait une image qui ne dit pas grand-chose de concret, sauf un point fondamental : entre la semence et la plante, entre la graine et la plante, il y a une identité de réalité, d’individualité.
Le même être, mais très différent
Quand saint Thomas d’Aquin commente ce texte de Paul, il dit essentiellement : « Il y a une identité de substance et une différence de disposition. » C’est-à-dire qu’il s’agit de la même réalité dans un autre état. Il reprend quatre termes que Paul utilise dans 1 Corinthiens 15, 42 : « Ainsi en va-t-il de la résurrection des morts : nous sommes semés dans la corruption, on ressuscite dans l’incorruptibilité ; nous sommes semés dans l’ignominie, on ressuscite dans la gloire ; nous sommes semés dans la faiblesse, on ressuscite dans la force ; nous sommes semés corps psychique (ou « animal », selon les traductions), on ressuscite corps spirituel. » Et Thomas d’Aquin essaie d’expliquer chacun de ces mots. « Incorruptible » veut dire que notre corps ne subira plus la mort et ne subira plus la souffrance ou la maladie. « Glorieux » veut dire que nous serons parfaitement beaux, parfaits. Il utilise le mot claritas en latin, la clarté : c’est-à-dire que l’on rayonnera de la gloire de Dieu. En fait, nous serons transparents : Dieu pourra passer à travers… Nous aurons un corps qui sera transparent à la présence de Dieu.