À travers les eaux… -

La pêche miraculeuse,
Konrad WITZ (Rottweil, vers 1400 – Bâle, 1445 ou 1446),
Détrempe sur bois, 132 x 154 cm, 1444,
Musée d’Art et d’Histoire, Genève (Suisse)
Évangile de Jésus-Christ selon Saint Jean (Jn 21, 1-19)
En ce temps-là, Jésus se manifesta encore aux disciples sur le bord de la mer de Tibériade, et voici comment. Il y avait là, ensemble, Simon-Pierre, avec Thomas, appelé Didyme (c’est-à-dire Jumeau), Nathanaël, de Cana de Galilée, les fils de Zébédée, et deux autres de ses disciples. Simon-Pierre leur dit : « Je m’en vais à la pêche. » Ils lui répondent : « Nous aussi, nous allons avec toi. » Ils partirent et montèrent dans la barque ; or, cette nuit-là, ils ne prirent rien. Au lever du jour, Jésus se tenait sur le rivage, mais les disciples ne savaient pas que c’était lui. Jésus leur dit : « Les enfants, auriez-vous quelque chose à manger ? » Ils lui répondirent : « Non. » Il leur dit : « Jetez le filet à droite de la barque, et vous trouverez. » Ils jetèrent donc le filet, et cette fois ils n’arrivaient pas à le tirer, tellement il y avait de poissons. Alors, le disciple que Jésus aimait dit à Pierre : « C’est le Seigneur ! » Quand Simon-Pierre entendit que c’était le Seigneur, il passa un vêtement, car il n’avait rien sur lui, et il se jeta à l’eau. Les autres disciples arrivèrent en barque, traînant le filet plein de poissons ; la terre n’était qu’à une centaine de mètres. Une fois descendus à terre, ils aperçoivent, disposé là, un feu de braise avec du poisson posé dessus, et du pain. Jésus leur dit : « Apportez donc de ces poissons que vous venez de prendre. » Simon-Pierre remonta et tira jusqu’à terre le filet plein de gros poissons : il y en avait cent cinquante-trois. Et, malgré cette quantité, le filet ne s’était pas déchiré. Jésus leur dit alors : « Venez manger. » Aucun des disciples n’osait lui demander : « Qui es-tu ? » Ils savaient que c’était le Seigneur. Jésus s’approche ; il prend le pain et le leur donne ; et de même pour le poisson. C’était la troisième fois que Jésus ressuscité d’entre les morts se manifestait à ses disciples. Quand ils eurent mangé, Jésus dit à Simon-Pierre : « Simon, fils de Jean, m’aimes-tu vraiment, plus que ceux-ci ? » Il lui répond : « Oui, Seigneur ! Toi, tu le sais : je t’aime. » Jésus lui dit : « Sois le berger de mes agneaux. » Il lui dit une deuxième fois : « Simon, fils de Jean, m’aimes-tu vraiment ? » Il lui répond : « Oui, Seigneur ! Toi, tu le sais : je t’aime. » Jésus lui dit : « Sois le pasteur de mes brebis. » Il lui dit, pour la troisième fois : « Simon, fils de Jean, m’aimes-tu ? » Pierre fut peiné parce que, la troisième fois, Jésus lui demandait : « M’aimes-tu ? » Il lui répond : « Seigneur, toi, tu sais tout : tu sais bien que je t’aime. » Jésus lui dit : « Sois le berger de mes brebis. Amen, amen, je te le dis : quand tu étais jeune, tu mettais ta ceinture toi-même pour aller là où tu voulais ; quand tu seras vieux, tu étendras les mains, et c’est un autre qui te mettra ta ceinture, pour t’emmener là où tu ne voudrais pas aller. » Jésus disait cela pour signifier par quel genre de mort Pierre rendrait gloire à Dieu. Sur ces mots, il lui dit : « Suis-moi. »
Le peintre
Konrad Witz est un peintre suisse du XVe siècle. Il est particulièrement connu des historiens d’art comme un artiste du gothique tardif qui fut le premier à introduire dans ses peintures de nouvelles techniques comme la représentation réaliste des paysages, le phénomène de réfraction de l’image, ou la réflexion des ombres dans l’eau. À ce titre, on pourrait plutôt le qualifier de représentant majeur des peintres d’un nouveau courant pictural de la pré-renaissance du nord des Alpes : l’ars nova.
Le tableau
Cette peinture n’est qu’un des panneaux à deux volets d’un retable réalisé pour la cathédrale Saint-Pierre de Genève. Les trois autres panneaux, de même taille, représentent « La visite des Mages » (au dos de notre panneau), « La libération de Pierre » et « La Vierge et un donateur accompagné de Saint-Pierre » au dos. Celui que nous voyons aujourd’hui raconte « La pêche miraculeuse ».
Le retable fut peint en 1444. C’est la plus ancienne représentation d'un paysage topographiquement correct de la peinture occidentale, avec notamment le Môle pointu et les neiges éternelles du massif du Mont-Blanc. Sa traversée des siècles est également miraculeuse puisque, initialement placé dans le maître-autel de la cathédrale Saint-Pierre, le retable a, en grande partie, échappé à l'iconoclasme protestant qui s'abattit sur la ville dès 1535. Il fut restauré en 2011 et 2012 nous rendant son chromatisme originel, même si de nombreux visages avaient été griffés par les Protestants.
Ce que je vois
Le tableau mêle ici deux scènes évangéliques : la pêche miraculeuse dont nous venons de lire le récit (Jean 21) et Jésus marchant sur les eaux (Matthieu 14). Mais, curieusement, cela donne encore plus de relief et de sens interprétatifs au texte de Jean.
Le paysage représente le lac Léman peint depuis Genève, la colline des Voirons sur la gauche, le Môle au centre devant le Mont-Blanc enneigé et le petit Salève sur la droite. On voit sur la droite les bases en pierre du château de l'île et les maisons sur pilotis de cette époque.
Sur les bords du lac, couverts de pierres et de plantes, Jésus s’avance vers la barque, marchant sur l’eau. Il est vêtu d’un grand manteau rouge au drapé multiple. Ce rouge, signe de sa Passion, rappelle aussi la couleur que revêtaient les Papes (la soutane blanche sera introduite par Pie V en 1566), Pierre étant le premier des Pontifes. Les cheveux longs blonds et bouclés de Jésus retombent sur ses épaules. Sa tête est couronnée d’une auréole emplie de palmes rouges. Notons que son visage a été entièrement refait au XIXe siècle, celui-ci ayant été entièrement détruit lors des tumultes de la Réforme.
Devant lui, Pierre tente de le rejoindre mais il semble se noyer. Notez ses jambes nues que l’on distingue dans l’eau. Konrad Witz a ici fait un travail méticuleux d’observation représentant la déformation des jambes due à la réfraction de l’eau. Couvert d’un vêtement bleu, il tend les mains vers le Christ, le visage crispé et inquiet.
Derrière l’apôtre Pierre, les disciples viennent de jeter à droite le filet, sur ordre du Ressuscité. Ils sont six dans la barque. On y retrouve Pierre, habillé du même vêtement, mais aussi Jean à l’avant de la barque. Il tient en main la gaffe qui dirige le bateau et porte un ample habit rouge sur un justaucorps de même couleur. Il a pris un peu d’âge… ayant maintenant une courte barbe rousse. Il regarde Jésus et semble le reconnaître : « C’est le Seigneur ! » À moins que ce ne soit Jésus lui-même, rappelant ainsi le texte de la pêche miraculeuse (Lc 5) où Jésus est lui-même dans la barque ? On devine aussi Thomas et son jumeau qui tirent le filet, et deux autres disciples difficiles à identifier. Dans le filet s’amassent les 153 poissons.
Lecture suivie
En ce temps-là, Jésus se manifesta encore aux disciples sur le bord de la mer de Tibériade, et voici comment. Il y avait là, ensemble, Simon-Pierre, avec Thomas, appelé Didyme (c’est-à-dire Jumeau), Nathanaël, de Cana de Galilée, les fils de Zébédée, et deux autres de ses disciples. Simon-Pierre leur dit : « Je m’en vais à la pêche. » Ils lui répondent : « Nous aussi, nous allons avec toi. » Ils partirent et montèrent dans la barque ; or, cette nuit-là, ils ne prirent rien. Au lever du jour, Jésus se tenait sur le rivage, mais les disciples ne savaient pas que c’était lui. Jésus leur dit : « Les enfants, auriez-vous quelque chose à manger ? » Ils lui répondirent : « Non. » Il leur dit : « Jetez le filet à droite de la barque, et vous trouverez. » Ils jetèrent donc le filet, et cette fois ils n’arrivaient pas à le tirer, tellement il y avait de poissons. Alors, le disciple que Jésus aimait dit à Pierre : « C’est le Seigneur ! »
Jésus a été arrêté puis crucifié. On l’a vu mort sur la Croix. On l’a mis au tombeau. Jean était là. Lui a compris : « il vit et il crut » quand il fut devant le tombeau vide. Il est devenu comme son Maître. Déjà, il avait reposé sur son sein. Est-ce pour cela que le peintre l’a représenté si semblant à Jésus ? Comme pour nous inviter nous-même à nous rendre compte que nous sommes devenus comme le Christ depuis notre onction baptismale ? Bref, lui, Jean a compris. Pierre est plus lent, tant pour courir au tombeau que pour croire. Il est plus rapide à renier… Et même trois fois ! Oh, bien sûr, des femmes ont dit qu’elles l’avaient vu, qu’il était ressuscité. Mais peut-on vraiment donner crédit à leurs propos…
Alors, la vie reprend son cours, et il faut bien vivre : les disciples repartent à la barque qu’ils avaient abandonnée trois ans plus tôt. Mais ils y repartent ensemble. Ils suivent Pierre comme ils ont suivi Jésus au début de ce même Évangile. « Nous aussi, nous allons avec toi… » Ils ont jeté le filet toute la nuit. Rappelons, en effet, que les pêches des poissons de lac se font la nuit, au lamparo (la lumière artificielle fait remonter les poissons).
Au lever du jour, ce même lever qui évoque immédiatement la Résurrection, ils se dirigent vers le bord pour rentrer bredouilles. La mer est aussi vide que le tombeau ! Et voilà qu’un homme les appelle du bord, leur demandant gentiment de quoi manger. À son invitation, voire son ordre, ils jettent le filet à droite. Est-ce la pêche définitive, celle du Jugement dernier, celle de la barque de l’Église, celle où le Christ ne prendra dans ses filets que les élus (Mt 25, 33) qui sont à la droite du Père ?
Toujours est-il que Jean, le disciple bien-aimé, celui qui est devenu comme son Maître, reconnaît le Christ : « C’est le Seigneur ! ». Non plus Jésus, mais le Seigneur : le Maître, le Christ, le Chef de la barque. Barque dans laquelle il n’est plus. Il la confie aux disciples. Lui, il est au bord, aux marges. Seuls ceux qui sont dans la barque de l’Église, qui sont conformés à leur Maître, qui furent confirmés par l’Esprit, peuvent le reconnaître…
Quand Simon-Pierre entendit que c’était le Seigneur, il passa un vêtement, car il n’avait rien sur lui, et il se jeta à l’eau. Les autres disciples arrivèrent en barque, traînant le filet plein de poissons ; la terre n’était qu’à une centaine de mètres. Une fois descendus à terre, ils aperçoivent, disposé là, un feu de braise avec du poisson posé dessus, et du pain. Jésus leur dit : « Apportez donc de ces poissons que vous venez de prendre. » Simon-Pierre remonta et tira jusqu’à terre le filet plein de gros poissons : il y en avait cent cinquante-trois. Et, malgré cette quantité, le filet ne s’était pas déchiré. Jésus leur dit alors : « Venez manger. » Aucun des disciples n’osait lui demander : « Qui es-tu ? » Ils savaient que c’était le Seigneur. Jésus s’approche ; il prend le pain et le leur donne ; et de même pour le poisson. C’était la troisième fois que Jésus ressuscité d’entre les morts se manifestait à ses disciples.
Pierre a compris, il veut se racheter, il veut maintenant plonger en Jésus, comme Thomas fut invité à plonger dans les plaies du Ressuscité. Mais avant de se jeter dans les eaux de la mort, il passe un vêtement. Et sur notre peinture, ce vêtement est bleu, bleu comme son humanité… Mais aussi bleu comme le ciel où Dieu l’appelle.
Mais il y a aussi une chose curieuse. La dernière fois qu’il a rejoint le Christ sur les eaux (Mt 14), comme le représente aussi le tableau, Pierre ne savait pas nager. Il a coulé devant Jésus qui a dû le sortir des eaux. Ces eaux qui symbolisent autant la vie que la mort, ces eaux où résident Léviathan qui dévora trois jours durant le pauvre Jonas, ces eaux qui engloutirent trois jours Jésus avant qu’il n’en sorte victorieux. Ces eaux qui noyèrent les Égyptiens poursuivant le peuple élu, ces eaux qui noient le péché de tout baptisé. Ces eaux ont manqué de noyer Pierre sauvé par la main secourable de Jésus.
Alors, comment se fait-il qu’aujourd’hui il se jette à l’eau ; qu’aujourd’hui il n’en a plus peur, qu’aujourd’hui il sait nager au milieu des eaux de la mort ? Aurait-il pris des cours de natation à la piscine de Capharnaüm ? Et puis, s’il était déjà habillé, quel intérêt de passer un vêtement avant de se jeter à l’eau. Moi, j’ai plutôt tendance à me déshabiller avant d’aller à l’eau !
À moins que ce soit ce vêtement qui lui permette de ne pas se noyer, de traverser le péché mortel, de franchir les eaux de la mort… Un vêtement que tous nous avons reçu au baptême. Ce vêtement qui nous protège des attaques du péché, des Égyptiens qui nous poursuivent. Alors, oui, avec ce vêtement blanc (ici bleu !) nous traversons toutes les eaux, toutes les morts. Mais il faut le porter… le revêtir… Déjà, Paul s’en inquiétait à plusieurs reprises :
Galates 3, 27 : …vous tous, qui avez été baptisés en Christ, vous avez revêtu Christ. Galates 5, 16 : Je dis donc: Marchez selon l'Esprit, et vous n'accomplirez pas les désirs de la chair.
Éphésiens 4, 24 : …et à revêtir l'homme nouveau, créé selon Dieu dans une justice et une sainteté que produit la vérité.
Colossiens 2, 23 : Ils ont, à la vérité, une apparence de sagesse, en ce qu'ils indiquent un culte volontaire, de l'humilité, et le mépris du corps, mais ils sont sans aucun mérite et contribuent à la satisfaction de la chair.
Colossiens 3, 10 : …et ayant revêtu l'homme nouveau, qui se renouvelle, dans la connaissance, selon l'image de celui qui l'a créé.
Colossiens 3, 12 : Ainsi donc, comme des élus de Dieu, saints et bien-aimés, revêtez-vous d'entrailles de miséricorde, de bonté, d'humilité, de douceur, de patience.
« France, qu’as-tu fait des promesses de ton baptême ? » demandait Jean-Paul II au Bourget en 1979. Et nous, qu’avons-nous fait de notre blancheur baptismale, du vêtement spirituel que nous avions revêtu ? Prenons-nous le temps de lui rendre sa pureté dans le sacrement de la miséricorde ? Ou estimons-nous que nous n’en avons plus besoin, que le péché glisse sur nous, que nous pouvons tout traverser seul ? Quel orgueil…
Les voilà, traînant le filet derrière la barque jusqu’au bord du lac. Pierre vient les aider. Il remonte dans la barque, il revient dans l’Église, et rapporte à terre le filet empli, sans qu’il ne se rompe. Non, les filets de l’Église, les filets des élus ne peuvent se rompre. Aucun schisme au ciel ! Tous unis en Christ. Il l’avait dit au sadducéens qui s’interrogeaient (Lc 20, 34-38) :
Jésus leur répondit : « Les enfants de ce monde prennent femme et mari. Mais ceux qui ont été jugés dignes d’avoir part au monde à venir et à la résurrection d’entre les morts ne prennent ni femme ni mari, car ils ne peuvent plus mourir : ils sont semblables aux anges, ils sont enfants de Dieu et enfants de la résurrection. Que les morts ressuscitent, Moïse lui-même le fait comprendre dans le récit du buisson ardent, quand il appelle le Seigneur le Dieu d’Abraham, Dieu d’Isaac, Dieu de Jacob. Il n’est pas le Dieu des morts, mais des vivants. Tous, en effet, vivent pour lui. »
Mais pourquoi 153 poissons ? Il ne semble pas surprenant que les pêcheurs comptent le résultat de leur travail : il fallait le partager entre les divers membres de l’équipage. Mais, nous comprenons bien que Jean nous fait un signe symbolique en nous donnant ce chiffre. Je ne vais pas ici exposer toutes les thèses exégétiques. Je n’en retiens que trois qui peuvent vous nourrir. D’après Jérôme, 153 comme le nombre d’espèces connues de poissons à l’époque. Comme si l’Église prenait dans ses filets tous les hommes, « de toute race, langue, peuple et nation » comme le dit une prière eucharistique. Ou 153 comme la somme progressive de 1 à 17 (1+2+3+…). Et 17, c’est 10 plus 7 : la complétude ajoutée à la perfection. Notons que c’est aussi la valeur numérique du mot « poisson » en hébreu. Le Père Marc Rastoin, exégète, écrira :
Le nombre 153 a donc une double vertu : d’une part, il exprime une complétude et une beauté géométrique qui était admirable pour les Grecs et, d’autre part, il renvoie aux Ecritures d’une façon que les Juifs versés dans les Ecritures pouvaient apprécier. C’est un nombre en quelque sorte ‘oecuménique’, qui traduit l’un des messages essentiels de l’Evangile : le Christ est venu pour les Juifs et pour les Grecs et il rassemble dans ses filets, grâce à ses Apôtres unis à Pierre, tous les poissons du monde.
Le poisson attend sur la braise, le pain doit être dans la panière. Ce n’est plus Jésus qui est invité à manger par les disciples d’Emmaüs, c’est lui qui nous invite à manger, debout, comme pour l’Exode. Notre exode sur cette terre, où nous prenons place dans la barque de l’Église, en présence-absence du Maître… Aujourd’hui encore, il se manifeste à ses disciples à chaque fois qi’il se donne dans le pain partagé, dans l’Eucharistie, donnant son corps, lui le Poisson par excellence (Ichtus en grec : ιχτυσ – Les premiers chrétiens y ont vu l’acrostiche Ièsous Christos Théou Uios Sòter : Jésus Christ Fils du Dieu Sauveur).
Quand ils eurent mangé, Jésus dit à Simon-Pierre : « Simon, fils de Jean, m’aimes-tu vraiment, plus que ceux-ci ? » Il lui répond : « Oui, Seigneur ! Toi, tu le sais : je t’aime. » Jésus lui dit : « Sois le berger de mes agneaux. » Il lui dit une deuxième fois : « Simon, fils de Jean, m’aimes-tu vraiment ? » Il lui répond : « Oui, Seigneur ! Toi, tu le sais : je t’aime. » Jésus lui dit : « Sois le pasteur de mes brebis. » Il lui dit, pour la troisième fois : « Simon, fils de Jean, m’aimes-tu ? » Pierre fut peiné parce que, la troisième fois, Jésus lui demandait : « M’aimes-tu ? » Il lui répond : « Seigneur, toi, tu sais tout : tu sais bien que je t’aime. » Jésus lui dit : « Sois le berger de mes brebis. Amen, amen, je te le dis : quand tu étais jeune, tu mettais ta ceinture toi-même pour aller là où tu voulais ; quand tu seras vieux, tu étendras les mains, et c’est un autre qui te mettra ta ceinture, pour t’emmener là où tu ne voudrais pas aller. » Jésus disait cela pour signifier par quel genre de mort Pierre rendrait gloire à Dieu. Sur ces mots, il lui dit : « Suis-moi. »
Voilà Pierre confronté à son triple reniement dans un triple appel à l’amour. Pourtant, Jésus l’a déjà institué comme Primus inter pares (Premier parmi les pairs) à Césarée (Mt 16, 17-19)… Mais il l’avait prévenu : « Quand tu seras revenu, confirme tes frères ». Le voilà revenu de la mort, de son péché, de sa trahison. Le Christ va le pardonner et le confirmer. Déjà, ses larmes de repentir (Lc 22, 62) l’avaient fait revenir en lui-même et sur lui-même. Ces larmes qui sauvent :
« Les larmes sont un don. Souvent les pleurs, après l'erreur ou l'abandon, raniment nos forces brisées. » Victor Hugo
« Seules de la prière peuvent sortir des larmes qui ne soient pas lâches. » Georges Bernanos
Mais après la contrition, cette faute publique avait besoin d’une confession et d’une réparation publique ! Ce sera une confession d’amour. Délicatement, jésus va poser trois fois la question de l’amour à Pierre, pour lui rappeler discrètement ses trois manques d’amour, son triple reniement. « M’aimes-tu ? » Lorsque Jésus pose la question, il utilise le verbe Agapein (un amour transcendé par l’Esprit). Pierre répondra « Je t’aime » avec le verbe Philein (l’amour intellectuel). Comme il nous est difficile de confesser notre amour… À la troisième question, Jésus utilisera le verbe Philein. Comme si Jésus s’abaissait jusqu’à nos difficultés d’amour, se mettait à notre niveau. À cette troisième question, Pierre s’en remet au jugement de son Maître : « Tu sais… » Un triple acte d’amour, un triple appel à l’amour, car nous résistons. Et cela nous attriste, comme Pierre… Mais à chaque fois, Jésus nous fait confiance, il nous rend l’amour de ceux qu’il nous a confiés : « Pais mes agneaux… »
Un amour qui doit aller bien plus loin que nous ne pourrions l’imaginer, bien plus profond que nous ne l’aurions prévu. « Duc in altum » (avance en eaux profondes) avait déjà dit Jésus lors de la première pêche miraculeuse. Il va nous envoyer au loin, au loin de nous-même, au loin de ceux que nous aimons, aux loin de ce que nous avions prévu… Mais pour notre bien, pour sa gloire, et pour que nous en soyons glorifiés au ciel ! Nous aussi, pour le salut de tous, acceptons de nous laisser lier les mains, au nom du Christ, par amour de son Église.
Permettez-moi de terminer sur cette dernière citation de mon écrivain préféré…
« Il faut se hâter de sauver l'homme, parce que demain il ne sera plus susceptible de l'être, pour la raison qu'il ne voudra plus être sauvé. Car si cette civilisation est folle, elle fait aussi des fous. »
Georges Bernanos
Homélie de saint Augustin (+ 430), Sermon Guelferbytanus 16, 1, PLS 2, 579
Voici que le Seigneur, après sa résurrection, apparaît de nouveau à ses disciples. Il interroge l'apôtre Pierre, il oblige celui-ci à confesser son amour, alors qu'il l'avait renié trois fois par peur. Le Christ est ressuscité selon la chair, et Pierre selon l'esprit. Comme le Christ était mort en souffrant, Pierre est mort en reniant. Le Seigneur Christ était ressuscité d'entre les morts, et il a ressuscité Pierre grâce à l'amour que celui-ci lui portait. Il a interrogé l'amour de celui qui le confessait maintenant, et il lui a confié son troupeau.
Qu'est-ce donc que Pierre apportait au Christ du fait qu'il aimait le Christ ? Si le Christ t'aime, c'est profit pour toi, non pour le Christ. Si tu aimes le Christ, c'est encore profit pour toi, non pour lui. Cependant le Seigneur Christ, voulant nous montrer comment les hommes doivent prouver qu'ils l'aiment, nous le révèle clairement : en aimant ses brebis.
Simon, fils de Jean, m'aimes-tu ? - Je t'aime. - Sois le pasteur de mes brebis. Et cela une fois, deux fois, trois fois. Pierre ne dit rien que son amour. Le Seigneur ne lui demande rien d'autre que de l'aimer, il ne lui confie rien d'autre que ses brebis. Aimons-nous donc mutuellement, et nous aimerons le Christ. Le Christ, en effet, éternellement Dieu, est né homme dans le temps. Il est apparu aux hommes comme un homme et un fils d'homme. Étant Dieu dans l'homme, il a fait beaucoup de miracles. Il a beaucoup souffert, en tant qu'homme, de la part des hommes, mais il est ressuscité après la mort, parce que Dieu était dans l'homme. Il a encore passé quarante jours sur la terre, comme un homme avec les hommes. Puis, sous leurs yeux, il est monté au ciel comme étant Dieu dans l'homme, et il s'est assis à la droite du Père. Tout cela nous le croyons, nous ne le voyons pas. Nous avons reçu l'ordre d'aimer le Christ Seigneur que nous ne voyons pas, et nous crions tous : "J'aime le Christ".
Mais, si tu n'aimes pas ton frère que tu vois, comment peux-tu aimer Dieu que tu ne vois pas (1Jn 4,20)? En aimant les brebis, montre que tu aimes le Pasteur, car justement, les brebis sont les membres du Pasteur. Pour que les brebis soient ses membres, le Pasteur a consenti à devenir la brebis conduite à la boucherie (Is 53,7). Pour que les brebis soient ses membres, il a été dit de lui: Voici l'Agneau de Dieu qui enlève le péché du monde (Jn 1,29). Mais cet agneau avait une grande force. Veux-tu savoir quelle force s'est manifestée chez cet agneau ? L'agneau a été crucifié, et le lion a été vaincu.
Voyez et considérez avec quelle puissance le Seigneur Christ gouverne le monde, lui qui a vaincu le démon par sa mort. Aimons-le donc, et que rien ne nous soit plus cher que lui.
Homélie de saint Augustin (+ 430), Sermon Guelferbytanus 16, 2-3; PLS 2, 580-581.
Quand vous entendez le Seigneur demander : Pierre, m'aimes-tu ?, considérez Pierre comme un miroir et regardez-vous en lui. Est-ce que Pierre représentait autre chose que la figure de l'Église ? Lorsque le Seigneur interrogeait Pierre, c'est nous, c'est l'Église qu'il interrogeait. Pour comprendre que Pierre était la figure de l'Église, souvenez-vous de ce passage de l'Évangile : Tu es Pierre, et sur cette pierre je bâtirai mon Église ; et la puissance de la mort ne l'emportera pas sur elle. Je te donnerai les clés du Royaume des cieux (Mt 16,18-19). Un seul homme les a reçues et le Christ en personne a expliqué ce que sont ces clés du Royaume des cieux : Tout ce que tu auras lié sur la terre sera lié dans les cieux. Et tout ce que tu auras délié sur la terre sera délié dans les cieux (Mt 16,19). Si c'est à Pierre seul que cette parole fut adressée, si c'est lui seul qui a pu faire cela, maintenant qu'il est mort, qu'il nous a quittés, quel est donc celui qui peut lier, qui peut délier ? J'ose le dire, ces clés nous les possédons nous aussi. Irai-je jusqu'à dire que c'est nous qui lions et qui délions ? Mais vous aussi, vous liez, vous aussi vous déliez. Car celui qui est lié, c'est de votre communauté qu'il est retranché, et quand il en est retranché, c'est par vous qu'il est lié. Et quand il est réconcilié, c'est par vous qu'il est délié, parce que c'est vous encore qui priez Dieu pour lui.
Nous tous, nous aimons le Christ, nous sommes ses membres. Lorsqu'il confie ses brebis à leurs pasteurs, tous ces pasteurs ne font qu'un dans le corps du pasteur unique. Vous devez savoir que tous les pasteurs ne font qu'un dans le corps unique de l'unique Pasteur. Pierre est pasteur, et il l'est pleinement. Paul est pasteur, et pleinement pasteur. Jean est pasteur, Jacques est pasteur, André est pasteur, et tous les autres Apôtres sont pasteurs. Tous les saints évêques sont certainement et pleinement pasteurs.
Alors, comment est-il vrai qu'il n'y aura plus qu'un seul troupeau et un seul pasteur (Jn 10,16) ? Oui, s'il est vrai qu'il n'y aura plus qu'un seul troupeau et un seul pasteur, c'est que toute la foule innombrable des pasteurs se réduit au corps de l'unique pasteur. Mais, vous aussi, vous en êtes, et vous êtes ses membres. Ce sont ces membres que Saul piétinait tandis que leur chef intercédait pour eux : ce Saul, d'abord persécuteur, ensuite prédicateur, qui ne respirait que meurtres et qui repoussait la foi chrétienne. Une seule parole a jeté à terre toute sa rage. Quelle parole ? Saul, Saul, pourquoi me persécuter ? (Ac 9,4) <> Mais quel mal Saul pouvait-il faire à celui qui siège dans le ciel ? Quel mal pouvait lui faire une parole ou un cri ? Saul ne pouvait rien faire contre Jésus, et pourtant celui-ci lui criait : Tu me persécutes. Quand il criait cela, il indiquait que nous sommes tous ses membres. C'est pourquoi l'amour du Christ que nous aimons en vous, l'amour du Christ que vous aussi aimez en nous, puisse-t-il, parmi les tentations, les travaux, les sueurs, les soucis, les misères, les gémissements, puisse-t-il nous conduire là où il n'y a ni labeur, ni misère, ni gémissement, ni soupir ni chagrin. Là où personne ne naît, là où personne ne meurt, où personne ne craint la colère d'un puissant, parce que tous ont les yeux fixés sur le Tout-Puissant.
Prière
Garde à ton peuple sa joie, Seigneur, toi qui refais ses forces et sa jeunesse ; tu nous as rendu la dignité de fils de Dieu, affermis-nous dans l'espérance de la résurrection. Par Jésus Christ.