Le huitième signe



Le serpent et La Croix
Anonyme
Sculptures byzantines en bronze (Xème siècle)
Basilique Sant’Ambrogio, Milan (Italie)
Évangile selon saint Jean 3, 14-21
En ce temps-là, Jésus disait à Nicodème : « De même que le serpent de bronze fut élevé par Moïse dans le désert, ainsi faut-il que le Fils de l’homme soit élevé, afin qu’en lui tout homme qui croit ait la vie éternelle. Car Dieu a tellement aimé le monde qu’il a donné son Fils unique, afin que quiconque croit en lui ne se perde pas, mais obtienne la vie éternelle. Car Dieu a envoyé son Fils dans le monde, non pas pour juger le monde, mais pour que, par lui, le monde soit sauvé. Celui qui croit en lui échappe au Jugement ; celui qui ne croit pas est déjà jugé, du fait qu’il n’a pas cru au nom du Fils unique de Dieu. Et le Jugement, le voici : la lumière est venue dans le monde, et les hommes ont préféré les ténèbres à la lumière, parce que leurs œuvres étaient mauvaises. Celui qui fait le mal déteste la lumière : il ne vient pas à la lumière, de peur que ses œuvres ne soient dénoncées ; mais celui qui fait la vérité vient à la lumière, pour qu’il soit manifeste que ses œuvres ont été accomplies en union avec Dieu. »
Surprise ?
On peut être surpris, en entrant dans la basilique Saint-Ambroise de Milan, de découvrir au milieu de la nef ces deux colonnes antiques portant l’une un serpent, l’autre une croix, œuvres de bronze, d’origine byzantine, du Xème siècle. Cette dernière trouve évidemment sa place dans un tel lieu, mais le serpent ? N’est-il pas celui qui entraîna Ève au péché (Gn 3, 6), celui que Dieu condamna ensuite à ramper sur le sol (Gn 3, 14) ? N’est-il pas celui qui se tapit dans le fond des eaux, ce Léviathan prêt à dévorer celui qui tombe dans les eaux de la mer (Ps 74, 14), comme le pauvre prophète Jonas (Jon 2, 1) ?
Le serpent d’airain
Bien sûr, les lectures de ce jour nous éclairent sur sa présence incongrue : il est le serpent d’airain que Moïse fabriqua pour guérir le peuple mordu par les serpents venimeux (Nb 21, 4-9). Celui que l’on regarde pour être guéri. Il est le premier signe de guérison offert aux hommes mordus par le péché. Son venin est aussi ambivalent, comme tous les symboles bibliques, car il détruit autant qu’il guérit. Et comme le dit l’évangile, il est dressé sur cette colonne, élevé dans le désert de nos vies (Jn 3, 14).
Un combat
De fait, la curiosité n’est donc pas dans sa présence, mais peut-être dans son attitude : queue dressée, tête menaçante et tournée vers l’autre côté de la nef, tourné vers la Croix, comme s’il la menaçait de son dard. Est-ce un combat qui nous est là présenté ? Le combat est réel, combat de la lumière et des ténèbres, combat entre le péché et la grâce, combat spirituel auquel tout chrétien, quelque peu engagé dans sa foi, se trouve confronté.
Passer d’un côté à l’autre
L’architecture nous parle, elle nous délivre un message clair… Nos églises sont orientées, c’est-à-dire tournées vers le soleil levant, tournées vers le Christ, notre soleil. Et ce parcours du soleil sur la journée, de l’est vers l’ouest où il se couche, en passant par le sud, correspond au parcours du Christ sur notre terre.
Lever du soleil : lever du Christ sur notre terre, à Bethléem (la maison du pain en hébreu), lorsque la Parole se fait chair, lorsque le Verbe se fait pain aujourd’hui. Et c’est bien pourquoi l’on célébrait la messe au lever du soleil, lorsque le Christ vient naître au milieu de nous dans la nouvelle maison du pain qu’est l’Église.
Coucher du soleil, à l’ouest, comme lorsque le Christ viendra annoncer le coucher de notre monde : la fin des temps. Et c’est bien pourquoi sont si souvent représentées au tympan d’entrée des églises des images du Jugement dernier.
Et entre les deux, Jésus parcourt la terre comme le soleil parcourt le ciel d’est en ouest, mais en passant par le sud. Ainsi, seul le sud de nos églises est baigné de la lumière christique. On comprend mieux ainsi pourquoi ce sera sur le côté sud (côté droit) que seront représentés les saints qui ont été éclairés par Jésus, et les scènes du Nouveau Testament.
De fait, notre vocabulaire courant a souvent des origines ecclésiales. Le côté droit de l’église est éclairé par le soleil : il y fait chaud, il est le côté de la grâce. Le côté gauche, lui est froid, ténébreux, sinistre. Sinistre ? Oui, il est à senestre, à gauche, alla sinistra ! Sinistre (senestre) car c’est le côté du péché, des ténèbres, qui s’oppose au côté solaire et christique, celui de la grâce et de la lumière de Dieu.
Ils s’affrontent, ou se confrontent…
Ce serpent est certainement celui de Moïse dressé sur sa colonne. Mais il est aussi celui des ténèbres qui regarde envieux la lumière de la Croix de l’autre côté. Ils s’affrontent, l’un face à l’autre. Bien que seul le serpent regarde La Croix. Elle aussi, comme le rappelle l’Évangile de ce jour, est dressée. Elle est dressée comme un signe dans le ciel.
Le huitième signe
L’évangile de Saint Jean peut se découper en deux grandes parties : les douze premiers chapitres sont ceux des « Signes » de Jésus, et les chapitres 13 à 21 sont ceux de « l’Heure ». Sept signes (Jean ne parle jamais de miracle) parsèment la première partie : l’eau changée en vin à Cana (2, 1-12), la guérison du fils d’un fonctionnaire à Cana (4, 43-54), la guérison du paralytique à la piscine de Bethzata (5, 1-16), la multiplication des pains (6, 15), Jésus marche sur les eaux (6, 16-21), la guérison de l’aveugle-né (9, 1-41) et la résurrection de Lazare (11, 1-46). Sept signes, comme les sept jours de la création, dont le dernier n’est jamais clos (Gn 2, 2-3). Jésus va venir clôturer ce cycle de la création, il va clore ce septième jour pour nous ouvrir au huitième jour, parachèvement de la création, entrée dans le temps de la grâce et de la résurrection. Et ce huitième signe, c’est Lui, Lui sur la Croix, signe dressée dans le ciel. C’est Lui le premier jour de la semaine (Jn 20, 1). C’est « l’Heure ».
De gauche à droite
À gauche, les ténèbres, celles du péché, de nos difformités, de notre côté rusé de serpent. A droite, la lumière, la Croix, le Christ. Passer de l’un à l’autre. Lui seul peut nous sauver. Dans la lumière, on ne se perd pas. « Mais celui qui fait la vérité vient à la lumière, pour qu’il soit manifeste que ses œuvres ont été accomplies en union avec Dieu. » Un temps de Carême pour passer d’un côté à l’autre. Un temps de Carême pour guérir nos blessures. Un temps de Carême pour changer de côté. Comment faire ? En passant par la nef ! Et une fois encore, ce mot n’est pas neutre. La nef, car la toiture était en forme de carène inversée de bateau (nave en latin). Passer par cette nef, par ce bateau. Que pourrait-elle être d’autre cette nef, que la barque de l’Église ! C’est dans l’Église que nous pouvons quitter nos ténèbres pour rejoindre la lumière de la Croix. C’est par l’Église que nous sommes guéris de nos blessures. C’est en l’Église que l’on peut se réconcilier par le sacrement du pardon… Bon changement de côté, bonne réconciliation, bon Carême !
Laissez-vous réconcilier… (2 Cor 5, 17-21)
Si donc quelqu’un est dans le Christ, il est une créature nouvelle. Le monde ancien s’en est allé, un monde nouveau est déjà né. Tout cela vient de Dieu : il nous a réconciliés avec lui par le Christ, et il nous a donné le ministère de la réconciliation. Car c’est bien Dieu qui, dans le Christ, réconciliait le monde avec lui : il n’a pas tenu compte des fautes, et il a déposé en nous la parole de la réconciliation. Nous sommes donc les ambassadeurs du Christ, et par nous c’est Dieu lui-même qui lance un appel : nous le demandons au nom du Christ, laissez-vous réconcilier avec Dieu. Celui qui n’a pas connu le péché, Dieu l’a pour nous identifié au péché, afin qu’en lui nous devenions justes de la justice même de Dieu.
Traité de saint Jean Chrysostome (+ 407) sur la Providence, Traité sur la Providence, 17, 1-8; SC 79, 224-230.
Lorsque nous célébrons notre maître commun pour toutes sortes de raisons diverses, est-ce que nous ne le célébrons pas surtout en lui rendant gloire à cause de la stupeur qui nous saisit devant la croix, devant cette mort maudite ? Saint Paul, à tout propos, ne nous montre-t-il pas la mort du Christ comme le signe de son amour pour nous ? La mort qu'il a subie pour les hommes tels qu'ils sont ? A tout propos, il rappelle tout ce que le Christ a fait pour nous secourir et nous soulager, et il revient à la croix en disant : Voici comment Dieu a prouvé son amour pour nous: alors que nous étions pécheurs, le Christ est mort pour nous (Rm 5,8). Et par là, il nous fait entrevoir les plus belles espérances en disant: Si, alors que nous étions ennemis, nous avons été réconciliés avec Dieu par la mort de son Fils, à plus forte raison, une fois réconciliés, serons-nous sauvés par sa vie (Rm 5,10). Et n'est-ce pas pour cela surtout que lui-même triomphe, s'exalte, bondit et s'envole de joie, en écrivant aux Galates : Que la croix de notre Seigneur Jésus Christ reste mon seul orgueil (Ga 6,14). Pourquoi vous étonner pour cela, si Paul bondit, s'élance et triomphe ? Le Christ lui-même, lui qui a supporté ces souffrances, appelle le supplice sa "gloire". Père, dit-il, l'heure est venue, glorifie ton Fils (Jn 17,1). Et le disciple qui a écrit cela disait : L'Esprit Saint n'avait pas encore été donné parce que Jésus n'avait pas encore été glorifié (Jn 7,39). Ce qu'il appelle "gloire", c'est sa croix. Mais, lorsqu'il voulut nous montrer son amour, de quoi parle-t-il ? De ses miracles, de ses merveilles, de ses prodiges ? Pas du tout. Ce qu'il met en valeur, c'est la croix, lorsqu'il dit : Dieu a tant aimé le monde qu'il a donné son Fils unique: ainsi tout homme qui croit en lui ne périra pas, mais il obtiendra la vie éternelle (Jn 3,16). Et Paul dit encore : Il n'a pas refusé son propre Fils, il l'a livré pour nous tous : comment pourrait-il avec lui ne pas nous donner tout (Rm 8,32) ? Et lorsqu'il nous invite à l'humilité, c'est de là qu'il tire son exhortation : Ayez entre vous les dispositions que l'on doit avoir dans le Christ Jésus : lui qui était dans la condition de Dieu, n'a pas jugé bon de revendiquer son droit d'être traité à l'égal de Dieu ; mais au contraire, il se dépouilla lui-même en prenant la condition de serviteur. Devenu semblable aux hommes et reconnu comme un homme à son comportement, il s'est abaissé lui-même en devenant obéissant jusqu'à mourir, et à mourir sur une croix (Ph 2,5-8).
Une autre fois, en exhortant à la charité, il revient sur ce sujet : Vivez dans l'amour comme le Christ nous a aimés, et s'est livré pour nous en offrant à Dieu le sacrifice qui pouvait lui plaire (Ep 5,2).
Et le Christ lui-même a voulu montrer combien la croix était sa plus ardente préoccupation, combien il chérissait la souffrance: écoutez comment il a appelé le premier des Douze, le fondement de l'Église, le coryphée du choeur des Apôtres. Celui-ci lui avait dit, dans son ignorance : Dieu t'en garde, Seigneur ! Cela ne t'arrivera pas ! Jésus répliqua : Passe derrière moi, Satan, tu es un obstacle sur ma route (Mt 16,22-23). Par l'excès de l'injure et de la réprimande, il montrait l'importance majeure qu'il attachait à la croix.
Prière
Dieu qui as réconcilié avec toi toute l'humanité en lui donnant ton propre Fils, augmente la foi du peuple chrétien, pour qu'il se hâte avec amour au-devant des fêtes pascales qui approchent. Par Jésus Christ.