Me voilà devenu insensé : c’est vous qui m’y avez forcé !

Saint Basile le bienheureux, le fol en Christ en prière,
Sergei Alekseevich Kirillov (né à Moscou en 1960),
Huile sur toile, 140 x 100 cm, 1994,
Galerie Tretyakov, Moscou (Russie)
Lecture du livre du prophète Sophonie (So 2, 3 ; 3, 12-13)
Cherchez le Seigneur, vous tous, les humbles du pays, qui accomplissez sa loi. Cherchez la justice, cherchez l’humilité : peut-être serez-vous à l’abri au jour de la colère du Seigneur. Je laisserai chez toi un peuple pauvre et petit ; il prendra pour abri le nom du Seigneur. Ce reste d’Israël ne commettra plus d’injustice ; ils ne diront plus de mensonge ; dans leur bouche, plus de langage trompeur. Mais ils pourront paître et se reposer, nul ne viendra les effrayer.
PSAUME (Ps 145 (146), 7, 8, 9ab.10b)
Le Seigneur fait justice aux opprimés ;
aux affamés, il donne le pain,
le Seigneur délie les enchaînés.
Le Seigneur ouvre les yeux des aveugles,
le Seigneur redresse les accablés,
le Seigneur aime les justes.
Le Seigneur protège l’étranger,
il soutient la veuve et l’orphelin,
le Seigneur est ton Dieu pour toujours.
Lecture de la première lettre de saint Paul Apôtre aux Corinthiens (1 Co 1, 26-31)
Frères, vous qui avez été appelés par Dieu, regardez bien : parmi vous, il n’y a pas beaucoup de sages aux yeux des hommes, ni de gens puissants ou de haute naissance. Au contraire, ce qu’il y a de fou dans le monde, voilà ce que Dieu a choisi, pour couvrir de confusion les sages ; ce qu’il y a de faible dans le monde, voilà ce que Dieu a choisi, pour couvrir de confusion ce qui est fort ; ce qui est d’origine modeste, méprisé dans le monde, ce qui n’est pas, voilà ce que Dieu a choisi, pour réduire à rien ce qui est ; ainsi aucun être de chair ne pourra s’enorgueillir devant Dieu. C’est grâce à Dieu, en effet, que vous êtes dans le Christ Jésus, lui qui est devenu pour nous sagesse venant de Dieu, justice, sanctification, rédemption. Ainsi, comme il est écrit : Celui qui veut être fier, qu’il mette sa fierté dans le Seigneur.
Évangile de Jésus Christ selon saint Matthieu (Mt 5, 1-12a)
En ce temps-là, voyant les foules, Jésus gravit la montagne. Il s’assit, et ses disciples s’approchèrent de lui. Alors, ouvrant la bouche, il les enseignait. Il disait : « Heureux les pauvres de cœur, car le royaume des Cieux est à eux. Heureux ceux qui pleurent, car ils seront consolés. Heureux les doux, car ils recevront la terre en héritage. Heureux ceux qui ont faim et soif de la justice, car ils seront rassasiés. Heureux les miséricordieux, car ils obtiendront miséricorde. Heureux les cœurs purs, car ils verront Dieu. Heureux les artisans de paix, car ils seront appelés fils de Dieu. Heureux ceux qui sont persécutés pour la justice, car le royaume des Cieux est à eux. Heureux êtes-vous si l’on vous insulte, si l’on vous persécute et si l’on dit faussement toute sorte de mal contre vous, à cause de moi. Réjouissez-vous, soyez dans l’allégresse, car votre récompense est grande dans les cieux ! »
L’artiste
Sergei Alekseevich Kirillov (né en 1960 à Moscou, Union soviétique) est un artiste russe moderne de premier plan, qui se concentre sur les peintures historiques. Parmi ses sujets figurent Dmitry Mikhailovich Bobrok, Stepan Razin, la princesse Olga, Ivan le Terrible, Saint Serge de Radonezh et Dmitry Donskoy.
En 1984, il est diplômé de l'Institut d'art Surikov à Moscou, dans l'atelier du professeur Dmitry Konstantinovich Mochalsky. Son travail de fin d'études était une représentation de Pierre le Grand. Ses peintures sont maintenant régulièrement publiées dans des livres de cours d'histoire, des monographies de l'histoire de la Russie et dans la littérature historique. Depuis 1987, 24 expositions de ses peintures ont été organisées à Moscou et dans d'autres villes de Russie.
Ses œuvres sont conservées à la Galerie d'État Tretyakov et dans les musées d'art de Pereslavl, Bryansk, Alexandrov et d'autres villes de Russie.
Saint Basile le bienheureux
Biographie extraite d’un site orthodoxe
Basile le Bienheureux, le plus célèbre des Saints Fous qui fleurirent en Russie, naquit en 1464 à Élokhov, village proche de Moscou, de pieux paysans, Jacques et Anne. Confié dès son enfance comme apprenti à un cordonnier, il menait une vie ascétique, priait constamment et manifesta dès lors les premiers signes de la grâce divine. Alors qu'il était âgé de seize ans, il se moqua un jour d'un marchand qui venait de commander une grande quantité de bottes neuves. Le client parti, son patron lui demanda avec insistance la raison de sa conduite. Le jeune garçon lui répondit qu'il était étrange de commander des bottes, en quantité suffisante pour de nombreuses années, alors que cet homme allait mourir le lendemain. Sa prophétie s'étant réalisée, Basile ne voulut plus rester chez son maître ni retourner chez ses parents, et il partit pour Moscou.
Perdu dans la foule tumultueuse de la cité, il embrassa l'ascèse de la folie simulée, de manière à communier pleinement à la Passion de Notre Seigneur Jésus-Christ tout en restant à l'abri des honneurs des hommes. N'ayant pas de domicile fixe, et pas même de cahute pour reposer sa tête, il vivait presque nu dans les rues et sur les places publiques, passait ses nuits en prière sous le porche des églises, et gardait au milieu de la foule un silence aussi parfait que les ermites au fond des déserts. Quand il était obligé de prendre la parole, il feignait de parler avec difficulté. Étranger à tout homme, ayant renoncé au monde et à ses attachements, il montrait cependant une immense compassion pour les malheureux, les malades et les opprimés. Ainsi il rendait souvent visite aux détenus d'une prison pour ivrognes, afin de les exhorter à la conversion. En un temps où régnaient l'horreur et l'oppression, la vie de Saint Basile était un vivant reproche pour les boïars corrompus et une consolation pour le peuple éprouvé. Presque toutes ces actions avaient un sens prophétique. C'est ainsi qu'à maintes reprises le Bienheureux jeta des pierres à l'angle des maisons de gens pieux; mais quand il passait devant la maison de ceux qui vivaient dans le péché, il embrassait le coin du mur. Quand on lui demanda le sens de cette conduite étrange, Basile répondit que dans les maisons où réside la sainteté, il n'y a pas de place pour les démons, et c'est pour cette raison que, les voyant à l'extérieur, il les chassait à coups de pierres. Par contre, en embrassant le coin des mauvaises maisons, il saluait les Anges qui restaient à l'extérieur, affligés de ne pouvoir y entrer. Au marché, il détruisait les étals des négociants malhonnêtes; et un jour où le tsar lui avait remis de l'argent, contrairement à son habitude, il n'alla pas le distribuer aux pauvres, mais à un marchand proprement vêtu qui, ayant perdu sa fortune, n'osait pas mendier et souffrait de la faim.
En 1521, alors que les Tatares, sous la conduite de Mehmet Hireï, menaçaient Moscou, Saint Basile priait devant les portes de la cathédrale de la Dormition en versant d'abondantes larmes pour le salut de sa patrie. On entendit alors dans l'église un bruit terrible, une flamme s'éleva et une voix venant de l'Icône de la Mère de Dieu de Vladimir annonça qu'elle délaisserait Moscou, à cause des péchés de ses habitants. Le Saint intensifia sa prière et la terrible apparition cessa. Mehmet Hireï, qui avait déjà incendié les faubourgs, fut alors repoussé par l'apparition d'une multitude de soldats, et il s'enfuit rapidement au-delà des frontières de la Russie.
Le tsar Ivan IV, dit le Terrible, aimait le Saint et lui témoignait une profonde admiration, ainsi que le Métropolite Saint Macaire. Une fois, invité au palais à l'occasion de l'anniversaire du souverain, le Bienheureux versa à trois reprises du vin par la fenêtre, disant au tsar qui l'avait interrogé avec irritation, qu'il était en train d'éteindre un incendie à Novgorod. Un peu plus tard, on vint annoncer qu'un grand incendie s'était effectivement déclaré à Novgorod, mais qu'il n'avait pu s'étendre car un homme étrange et sans vêtements arrosait les maisons en feu. Et les messagers reconnurent qu'il s'agissait de Basile en voyant l'homme de Dieu.
Une autre fois, en 1547, le Saint se mit à pleurer amèrement devant l'église du Monastère de l'Exaltation de la Croix, à l'endroit même où, peu après, se déclara le grand incendie qui dévasta Moscou. Quelque temps après ce sinistre, alors que le tsar assistait à la Divine Liturgie, le Bienheureux se tenait dans un coin et l'observait. Après la Liturgie, il dit au tsar : « Tu n'étais pas à l'église, mais quelque part ailleurs ! » Le souverain protesta. Et Basile lui répliqua : « Tes paroles ne sont point véridiques. J'ai vu comme tu cheminais en pensée sur le Mont des Moineaux pour y construire ton nouveau palais ! » Dès lors le souverain se mit à craindre le Saint et à lui montrer un respect encore plus grand ; mais cette piété ne l'empêcha pas de manifester sa cruauté restée légendaire.
Saint Basile apparut aussi à des passagers d'un navire perse en détresse, et les sauva du naufrage. Et il accomplit encore quantité d'autres miracles pendant les soixante-douze années de son ministère de salut. Parvenu à l'âge de 88 ans, il tomba malade. Aussitôt avertis, l'empereur et sa famille se rendirent à son chevet pour solliciter ses prières. Pendant que Saint Basile prophétisait sur l'avenir du royaume, son visage rayonnait de lumière, car il contemplait une assemblée d'Anges qui étaient venus prendre son âme. Ravi en extase, il s'endormit dans la joie, le 2 août 1552. Toute la cité se remplit alors de parfum et une foule immense se rassembla pour ses funérailles. L'empereur et ses fils portèrent sur leurs épaules son corps jusqu'à l'église, où l'attendaient le Métropolite et ses Évêques. Sur son tombeau, qui était devenu une source de guérisons pour les fidèles éprouvés, non seulement de Moscou mais aussi des régions éloignées, on bâtit une église dédiée à la Protection de la Mère de Dieu, en commémoration de la prise de Kazan, église qui reçut ensuite le nom de Saint-Basile.
Comme les miracles du Saint ne cessaient de se multiplier, au temps de l'épiscopat de Saint Job, on procéda à la reconnaissance officielle de son culte (1588). Ce jour-là cent vingt malades retrouvèrent la santé devant les précieuses Reliques du Saint.
Ce que je vois
Je ne sais qu’il n’est pas politiquement courant de parler de la Russie en ces temps troublés. Mais je ne voudrais pas céder aux sirènes du wokisme ambiant qui voudrait que l’on ne lise plus d’auteurs russes, que l’on n’écoute plus la musique de Tchaikovsky, que l’on ne s’émerveille plus devant les ballets du Bolchoï ou autres bêtises de la cancel culture entendues chaque jour à la radio. Ou alors, cela voudrait dire que condamner un dictateur serait aussi mettre au ban son peuple. Mais n’avons-nous pas déjà sombré dans cette erreur aux cours des dernières guerres mondiales ? Soyons un peu plus intelligents !
Pour bien comprendre cette peinture, qui fait partie d’un cycle des grandes figures de l’histoire russe, il est essentiel de se reporter à la biographie du saint. Et si je devais la résumer en une phrase, je dirais que c’est la vie d’un homme qui s’est laissé tellement pénétrer par la Parole de Dieu qu’il en devient fou aux yeux de ses contemporains. Le voici nu, décharné, tel un Diogène de son siècle, la barbe et le cheveu hirsutes, à genoux dans la neige, le regard tourné vers le ciel. Comment ne pas penser à Étienne qui fut aussi vu comme un fou aux yeux des Romains lors de son martyr ? Hormis ce linge de pudeur (quelqu’un l’a peut-être mis sur ses jambes pour protéger le regard de l’enfant derrière), la seule chose qui l’habille est cette rustique croix de bois attachée à son cou. À moins que ce linge soit tout ce qui lui reste de sa vie précédente : notez qu’il subsiste encore quelques traces d’un joli ruban ouvragé doré.
Il contemple, transi dans cette neige sale, au milieu des datchas en rondins. Peut-être vient-il de la chapelle que l’on aperçoit dans le fond ? En tous les cas, les habitants n’ont pas l’air de le voir, ou l’ignorent-ils volontairement, le considérant comme trop dérangé du casque pour qu’on s’en occupe ! Seul cet enfant (garçon ou fille), accompagné de son petit chien semble s’interroger. Est-ce la mère qui fait ses achats à l’échoppe, et se demande ce qui attire le regard de l’enfant ?
Ce fol en Christ n’est-il pas l’illustration de ce que Paul nous a déclaré : « Parmi vous, il n’y a pas beaucoup de sages aux yeux des hommes, ni de gens puissants ou de haute naissance. Au contraire, ce qu’il y a de fou dans le monde, voilà ce que Dieu a choisi, pour couvrir de confusion les sages » ?
La folie
La première question que nous devrions nous poser est ce qu’entend Paul par ce mot de « fou ». Parle-t-il de la folie en termes médicaux, c’est-à-dire de profonds troubles psychiques ? En parle-t-il en termes juridiques imposant à la société de protéger le déviant de lui-même et des autres ? Ou pense-t-il à une folie qui troublerait l’ordre public parce que les agissements de cet individu ne rentrent pas dans les normes édictées, bref qu’il est étymologiquement « anormal » ? Pour simplifier, le fou est-il celui qui a perdu la raison ?
Oui, le fol en Christ a perdu la raison, tout simplement parce qu’il met en avant ce que Pascal définira en cet aphorisme fameux (Pascal, Pensées, Preuves par discours I - Laf. 423, Sel. 680) : « Le cœur a ses raisons que la raison ne connaît point ». Les meilleurs linguistes d’entre-nous expliqueront que stylistiquement, cette citation est une diaphore (la diaphore est la répétition d'un mot dans un sens différent), mais aussi une antanaclase (figure de style qui consiste en une répétition d'un mot ou d'une expression en lui donnant une autre signification également reçue mais toujours de sens propre). En fait le jeu de mots se fait sur les deux sens du terme raison :
les raisons dans le sens des éléments qui justifient ma position ou ma décision, et qui expliquent pourquoi il me semble être dans mon droit : « J’ai mes raisons ! » entend-on souvent dire…
la raison qui est tout simplement notre faculté de faire des choix en nous basant sur notre intelligence, notre connaissance, notre mémoire ou notre perception. Au point de se prétendre un être de raison, ou simplement d’avoir atteint l’âge de raison.
Peut-être que ce débat entre les deux conceptions du mot pourrait trouver des lumières dans cette fausse opposition faite entre foi et raison. Il suffit de relire ce qu’en écrivait le saint pape Jean-Paul II dans son exceptionnelle encyclique Fides et Ratio :
« Il n'est pas possible de s'arrêter à la seule expérience ; même quand celle-ci exprime et manifeste l'intériorité de l'homme et sa spiritualité, il faut que la réflexion spéculative atteigne la substance spirituelle et le fondement sur lesquels elle repose. »
Ainsi, écrivait-il dans l’introduction en 1998 :
« Fides et ratio binæ quasi pennæ videntur quibus veritatis ad contemplationem hominis attollitur animus. »
« La foi et la raison sont comme deux ailes qui permettent à l'esprit humain de s'élever vers la contemplation de la vérité. »
Alors, quand Paul nous parle de « fou », de quoi parle-t-il ? Est-on fol en Christ aux yeux de la raison, ou peut-on avoir des raisons de l’être ? Et ce débat entre foi et raison n’est-il pas en fait une opposition entre deux sagesses : celle des hommes et celle de Dieu ?
Deux sagesses
Car le chapitre 2 de cette première lettre aux Corinthiens nous expliquera ce qu’est la vraie sagesse. Elle n’est autre que celle de Dieu. Et Paul veut l’opposer à cette supposée sagesse des hommes telle que la dénoncera le prophète Jérémie (Jr 9, 22-23) :
« Ainsi parle le Seigneur : Que le sage ne se vante pas de sa sagesse, que le fort ne se vante pas de sa force, que le riche ne se vante pas de sa richesse. Mais celui qui se vante, qu’il se vante plutôt de ceci : avoir de l’intelligence pour me connaître, moi, le Seigneur qui exerce sur la terre la fidélité, le droit et la justice. Oui, en cela je me plais – oracle du Seigneur. »
Donc, la seule vraie sagesse est de connaître le Seigneur. La seule vraie raison n’est pas celle d’une sagesse philosophique, mais celle que l’on trouve en la Parole de Dieu. Rappelons-nous le verset du psaume du IIe dimanche (Psaume 39) :
« Dans le livre, est écrit pour moi ce que tu veux que je fasse. Mon Dieu, voilà ce que j’aime : ta loi me tient aux entrailles. »
C’est dans ce livre, la Bible, dans sa Parole, que nous trouverons la vraie sagesse. C’est dans cette Parole que se révèlera la véritable raison qui nous donnera les motifs, les raisons de nos agissements.
La véritable sagesse, la vraie folie
Car il ne peut exister une sagesse sure si elle exclue la foi, et surtout la Croix. Ainsi, Grégoire de Naziance écrivait dans son Vingt-neuvième discours (21, SC 250, p. 224) :
« Quand nous jetons en avant la puissance du discours en mettant de côté la foi, éliminant pour nos recherches la garantie de l’Esprit, alors le discours est inférieur à la grandeur du sujet — et il le sera forcément, puisqu’il procède d’un instrument faible comme l’est notre intelligence. La faiblesse du discours passera pour être la faiblesse du mystère. Ainsi, c’est à « évacuer la croix du Christ » qu’aboutira notre subtile démonstration comme nous l’enseigne Paul. »
Nous sommes donc devant un choix, un choix entre deux positions qui peuvent paraître contradictoires dans les termes : folie / sagesse ; faiblesse / puissance. Ou, si nous devions le dire autrement, entre foi et raison, ou entre mes raisons et la raison. Pourtant — comme l’a encore démontré le pape Jean-Paul II — ces termes qui peuvent paraître antithétiques se renversent aisément, suivant qu’ils sont attribués à Dieu ou aux hommes.
Retournement, ou métanoïa…
Aux yeux des hommes, la sagesse est le fruit d’une intelligence raisonnée et éprouvée. La folie est tout ce qui va à l’encontre de cette perception. De même, la puissance est ce qui permet à l’homme de s’élever, alors que la faiblesse ne fait que le réduire. Sur ce deuxième point, il suffit de penser aux discours politique où jamais un dirigeant ne reconnaîtra sa faiblesse devant tel ou tel problème auquel le pays est confronté. L’aveu de faiblesse est condamnable ! Comme l‘aveu d’impuissance, d’impossibilité de trouver une solution devant une question. Non, le gouvernement sait toujours ce qu’il doit faire, c’est dans ses gènes et sa nature ! Au risque de déplaire, n’en est-il pas de même pour les responsables ecclésiaux ? De fait, l’orgueil (ou la superbe, nom latin de l’orgueil : superbia) est la pierre angulaire de l’édifice intellectuel de ceux qui dirigent.
Et voilà que Jésus vient retourner la proposition. On comprend qu’il y a de quoi le mettre à mort ! Voilà que ce freluquet (pardon Seigneur) vient nous expliquer qu’il vaut mieux être humble que superbe. Mais c’est la chute du système qu’il propose, une vraie révolution ! Voici en plus qu’il vient nous dire qu’il préfère les pauvres aux riches, les pleureuses aux rieuses, et tant d’autres choses qu’il a le culot d’appeler des « béatitudes ». Quelle folie !
C’est vrai, c’est une folie, mais une folie qui remet un ordre sacré, en hiérarchie. Une folie qui remet Dieu et l’homme au centre du village. Et contrairement à ce que croient tous ces gens du haut de leur superbe, il ne nous invite pas à devenir des cinglés, des débiles, des malades mentaux. Non, il nous invite à remettre au centre de nos vies l’homme, et l’amour de l’homme, du prochain. Il vient proclamer cette folie : que l’amour est plus fort que tout, que la vraie puissance est celle de l’abnégation, c’est-à-dire d’accepter de sacrifier sa propre vie et son intérêt pour Dieu et pour les frères. Car (Jn 15, 13) : « Il n’y a pas de plus grand amour que de donner sa vie pour ceux qu’on aime », et (Mt 22, 37-40) : « Tu aimeras le Seigneur ton Dieu de tout ton cœur, de toute ton âme et de tout ton esprit. Voilà le grand, le premier commandement. Et le second lui est semblable : Tu aimeras ton prochain comme toi-même. De ces deux commandements dépend toute la Loi, ainsi que les Prophètes. » La vraie folie, la juste folie, la sagesse divine est là, simplement là.
Et pourtant…
Je repense à ce que saint Hilaire de Poitiers écrivait (Sur la Trinité, 3, 25) :
« Alors que les incrédules décident que tout est sottise qui ne tombe pas sous leur sens, les croyants — parce qu’ils ne s’emprisonnent pas dans les mesures de leur sens naturel et infirme, mais soupèsent l’efficacité de la force divine d’après l’infini de la puissance de Dieu — s’en remettent à cette force de Dieu qui leur ouvre généreusement les mystères de leur salut. Donc, les choses de Dieu ne sont pas folles ; mais c’est la prudence humaine naturelle qui est folle, elle qui avant de croire demande à son Dieu tantôt des signes et tantôt des démonstrations de sagesse humaine. »
Attention, comprenons bien ce terme de prudence, que l’Église désigne comme une vertu cardinale. La meilleur définition est celle qu’en donne saint Augustin (De moribus catholicae Ecclesiae, Desclée, 1936, p. 62.) : « La prudence est l'amour qui sépare avec sagacité ce qui lui est utile de ce qui est nuisible ». Cela n’a rien à voir avec la prudence telle qu’on nous en parle aujourd’hui, en usant même de ce sophisme : « le principe de précaution ».
Et pourtant, aujourd’hui, quelle définition de la prudence est mise en avant ? André Comte-Sponville (qui ne fait pas partie de mes idoles…) dira de la prudence (Petit traité des grandes vertus, Seuil, 2001, « La prudence ») : « Elle relève moins de la morale, pour les modernes, que de la psychologie, moins du devoir que du calcul. »
On nous sert cette prudence à toutes les sauces. À tel point que même dans l’Église, la raison d’une morale de société est devenue le maître-mot, au risque d’en oublier l’évangile… Car c’est bien là le défi auquel nous sommes confrontés : oser ! « Oser, c’est la sainteté » disait le Père Jacques Sevin. Mais ose-t-on encore ? Je sais que par mes propos je peux m’attirer les foudres de l’autorité. Mais qu’importe.
Qu’importe !
Qu’importe car, comme le dit saint Paul (1 Co 9, 16) : « … annoncer l’Évangile, ce n’est pas là pour moi un motif de fierté, c’est une nécessité qui s’impose à moi. Malheur à moi si je n’annonçais pas l’Évangile ! » En ce jour où nous entendons les béatitudes, il ne faudrait pas oublier le danger des malédictions…
Malheur à nous si la raison « sociétale » prenait le dessus sur l’Évangile.
Malheur à nous si nous étions plus prompts à (nous) dénoncer qu’à (vous) annoncer.
Malheur à nous si devenions plus attentifs à la parole des media qu’à la Parole de Dieu.
Malheur à nous si nous servons Mammon avant les pauvres.
Malheur à nous si nous ne savons plus pleurer avec ceux qui souffrent, de peur de nous déjuger aux yeux de la société.
Malheur à nous si nous avons plus faim de la justice des hommes que celle de Dieu, ou au moins celle du coeur.
Malheur à nous si la charité devient une simple solidarité, si la miséricorde se transforme en principe de précaution.
Malheur à nous si notre seule façon de devenir des artisans de paix est d’éviter de faire des vagues.
Malheur à nous si nous ne sommes plus capables d’entendre l’insulte et d’accepter la contradiction.
Malheur à nous si nous ne sommes ni froids, ni chauds, mais de bons tièdes : Dieu nous vomira de sa bouche.
Bref, malheur à nous quand l’évangile n’habite plus nos vies, quand le regard du Christ se cache derrière un voile de pudeur (comme pour notre fol en Christ), quand la raison gangrène notre coeur, quand nous expurgeons la Parole de Dieu des mots qui nous dérangent, quand nous trafiquons le message du Seigneur, quand nous tenons la foi par la laisse de la raison bienpensante.
Mais…
Mais heureux serons-nous si le Christ est notre vie, si nous pouvons dire, humblement mais avec conviction, tel un bon louveteau : « Seigneur, je ferai de mon mieux » ; si nous pouvons faire nôtre cet appel enthousiaste (en-theos : qui a Dieu en soi) de saint Paul (Gal 2, 20) :
« Je vis, mais ce n’est plus moi, c’est le Christ qui vit en moi. Ce que je vis aujourd’hui dans la chair, je le vis dans la foi au Fils de Dieu qui m’a aimé et s’est livré lui-même pour moi. »
Alors…
Vous vous étonnez qu’il y ait de moins en moins de découvertes, de moins en moins de leaders politiques vertueux, de foi militante, de courage évangélique ? Pas moi ! La fausse vertu de prudence, le principe de précaution, le sacro-saint désir de ne pas faire de vagues, le principe essentiel de ne rien changer, tout cela fait que notre société, comme notre Église de France (je parle ici de l’institution et non du Corps du Christ), s’atrophie, se paralyse, et glisse doucement vers sa tombe. Alors, oui, je veux être fou, fou de Dieu, fou en Dieu, fou par Dieu, fou avec Dieu. Et j’ai mes raisons, celle du Coeur du Christ, que la raison des raisonneurs ne connaît point ! Ma seule réticence est de me mettre nu dans la neige ! Soyez, soyons tous des fols en Christ ! Il n’y a que cela qui compte.
Vous avez peur ? Rassurez-vous, la force est à portée de main, la vraie force (1 Co 12, 9-12) :
Mais il m’a déclaré : « Ma grâce te suffit, car ma puissance donne toute sa mesure dans la faiblesse. » C’est donc très volontiers que je mettrai plutôt ma fierté dans mes faiblesses, afin que la puissance du Christ fasse en moi sa demeure. C’est pourquoi j’accepte de grand cœur pour le Christ les faiblesses, les insultes, les contraintes, les persécutions et les situations angoissantes. Car, lorsque je suis faible, c’est alors que je suis fort. Me voilà devenu insensé : c’est vous qui m’y avez forcé ! J’aurais dû plutôt être recommandé par vous ; en effet, je n’ai été en rien inférieur à ces super-apôtres, quoique je ne sois rien. Les signes auxquels on reconnaît l’apôtre ont été mis en œuvre chez vous : toute cette persévérance, tant de signes, de prodiges, de miracles !
Nicolas CABASILAS : La vie en Christ, 4, 78 (sc 355, p. 331)
Ceux qui adhèrent à lui et se donnent à lui, le Christ les rend saints et justes : non seulement il les éduque, leur enseigne ce qui est nécessaire, exerce leur âme à la vertu, met en œuvre la faculté qu'elle possède d'aller vers le vrai; mais Dieu l'a fait « Justice et Sanctification pour eux ».
C'est surtout par là, en effet, que les saints sont bienheureux et saints : c'est parce que ce Saint et ce Bienheureux leur est présent. Par lui ils vivent, eux qui étaient morts ; ils sont sages, eux qui étaient fous ; ils sont saints et justes, eux qui étaient de mauvais serviteurs. D'eux-mêmes, en effet, de la nature humaine et de leurs efforts, ils n'ont rien pour être appelés saints ; mais on les dit saints à cause du Saint, justes et sages à cause de celui qui est juste et sage, et à qui ils communient.
Vladimir Soloviev, L’Antéchrist
Sa nouvelle composition met de son côté un certain nombre de ses critiques et de ses adversaires d'hier. Ce livre écrit après l'incident du précipice, montre en lui une puissance de génie antérieurement inconnue.
C'est une œuvre où toutes les contradictions sont embrassées et résolues.
On y voit unis un noble respect pour les traditions et les symboles antiques avec un large et audacieux radicalisme en matière politique et sociale, une liberté de pensée illimitée avec une très profonde compréhension des choses mystiques, un individualisme inconditionné avec un dévouement ardent au bien commun, l'idéalisme le plus haut en matière de principes directeurs avec le sens parfait des nécessités pratiques de la vie. Et tout cela est assemblé et cimenté avec un art si génial que chaque penseur, chaque homme d'action, peut accepter l'ensemble en gardant son point de vue propre sans faire le moindre sacrifice à la vérité, sans se hausser pour elle au-dessus de son moi, sans renoncer le moins du monde à son esprit de parti, sans corriger en rien l'erreur de ses vues et de ses tendances, sans même les compléter dans ce qu'elles ont d'insuffisant. Ce livre étonnant est immédiatement traduit dans les langues de tous les peuples cultivés et même de quelques peuples sans culture. Dans toutes les parties du monde, mille journaux sont, pendant tout un an, remplis par les réclames des éditeurs, les articles enthousiastes des critiques. Des tirages à bon marché, avec portraits de l'auteur, se répandent par millions d'exemplaires, et tout le monde civilisé, c'est-à-dire, à cette époque-là, presque tout le globe terrestre, est plein de la gloire de l'homme incomparable, sublime, unique!
Nul n'oppose rien à ce livre, qui paraît à tous une révélation de la vérité intégrale. Le passé entier y est estimé avec une telle équité, le présent entier y est apprécié avec tant d'impartialité et de compréhension, l'avenir meilleur enfin y est si bien et si clairement relié au présent, que chacun dit : « Voilà bien ce qu'il nous faut ; voilà un idéal qui n'est pas utopique, voilà un dessein qui n'est pas chimérique. » Et le miraculeux écrivain non seulement séduit tout le monde, mais est agréable à chacun, de sorte que s'accomplit la parole du Christ :
« Je suis venu au nom de mon père et vous ne m'accueillez pas, un autre viendra en son propre nom et celui-là vous l'accueillerez ». Pour être accueilli, il faut, en effet, être agréable.
Certes, quelques hommes pieux, tout en louant chaudement ce livre, ont demandé pourquoi le nom du Christ n'y était pas écrit une seule fois; mais les autres chrétiens ont riposté : « Dieu en soit loué ! dans les siècles passés, tout ce qui est saint a été assez traîné par des zélateurs sans vocation : aussi faut-il maintenant qu'un écrivain profondément religieux soit très prudent. Et puisque ce livre est animé de l'esprit vraiment chrétien d'amour actif et de bonne volonté, que désirez-vous de plus ? » Tout le monde est tombé d'accord. Peu après l'apparition de cet ouvrage qui a fait de son auteur le plus populaire de tous les hommes avant vu jamais la lumière du jour, l'assemblée constituante internationale de l'union des États européens devait avoir lieu à Berlin. Fondée après la série des guerres extérieures et intestines liées à l'affranchissement de l'Europe du joug mongol et qui avaient entraîné un remaniement sensible de la carte de l'Europe, l'Union des États européens se trouvait menacée par le conflit non plus des nations, mais des partis politiques et sociaux. Les directeurs de la politique européenne, membres de la très puissante confrérie des franc-maçons, sentaient l'insuffisance du pouvoir exécutif. L'unité européenne qu'on avait réalisée avec tant de peine risquait à chaque minute de se briser…
Prière pour obtenir la folie !
Seigneur Dieu,
Je reconnais ma méconnaissance de ta folie d’amour. Je reconnais aussi que cela me paraît injuste pour tous ceux qui font des efforts pour se rendre dignes de toi et des chrétiens qui sont des modèles de persévérance et de piété chaque jour.
Avec toi, le dernier devient le premier, celui qui est fou à mes yeux, devient ton instrument choisi, le pauvre en esprit reçoit le Royaume.
Vraiment, tu n’es pas du « monde », tu es d’un Royaume qui n’est pas de ce monde et tu me demandes de m’y convertir, d’en vivre, de me laisser glisser, descendre et réanimer dans ton océan d’amour.
Tout un défi !
C’est même à me demander si je suis chrétien ou je ne sais quoi inventé par le monde des hommes.
Dès maintenant, j’ouvre les portes de mon univers intérieur. Entre et fais le grand ménage ; fais-moi comprendre l’obligation de passer dans une autre harmonie, celle dont le centre est ta folie amoureuse envers les difficiles à aimer.
Je suis disponible, mais je suis moulé dans un ciment très dur. Tu m’offres un vin nouveau, mais mon outre est vieille et ne peut endurer ce défi d’aimer comme tu nous aimes.
Seigneur, contourne mes doutes, mes réticences, mon scepticisme !
Donne-moi de trouver un groupe de prière vivant la nouvelle Alliance d’Amour sans détour, dans sa pleine vérité. Je sais que j’aurai besoin de soutien pour tenir le coup et de l’appui spirituel de mes frères et sœurs.
Seigneur Dieu, par Jésus-Christ ton Fils, donne le grand coup dans mon âme, mon esprit, ma mémoire. Je suis prêt à ta révolution amoureuse !
Je connais ta patience, mais ne tarde pas à me renouveler. Je sais qu’il y aura des larmes, mais je suis prêt ! Il y aura des pardons loin d’être faciles à donner. Le vrai pardon n’est possible qu’en toi, qu’en ta croix glorieuse qui a pris la faute de la personne qui m’a blessé.
Amen, amen, amen !
J’ai confiance, Seigneur, et je suis certain que ton action glorieuse commence dès maintenant.
Je t’aime, Jésus, et je sais que tu m’aimes à l’infini !