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Jeudi, 6e semaine du T.O. — année paire

Impartialité -



Le déjeuner d’huitres,

Jean-François de Troy (Paris, 1679 - Rome, 1752),

Huile sur toile, 180 x 126 cm, 1735,

Musée Condé, Chantilly (France)


Lecture de la lettre de saint Jacques (Jc 2, 1-9)

Mes frères, dans votre foi en Jésus Christ, notre Seigneur de gloire, n’ayez aucune partialité envers les personnes. Imaginons que, dans votre assemblée, arrivent en même temps un homme au vêtement rutilant, portant une bague en or, et un pauvre au vêtement sale. Vous tournez vos regards vers celui qui porte le vêtement rutilant et vous lui dites : « Assieds-toi ici, en bonne place » ; et vous dites au pauvre : « Toi, reste là debout », ou bien : « Assieds-toi au bas de mon marchepied. » Cela, n’est-ce pas faire des différences entre vous, et juger selon de faux critères ? Écoutez donc, mes frères bien-aimés ! Dieu, lui, n’a-t-il pas choisi ceux qui sont pauvres aux yeux du monde pour en faire des riches dans la foi, et des héritiers du Royaume promis par lui à ceux qui l’auront aimé ? Mais vous, vous avez privé le pauvre de sa dignité. Or n’est-ce pas les riches qui vous oppriment, et vous traînent devant les tribunaux ? Ce sont eux qui blasphèment le beau nom du Seigneur qui a été invoqué sur vous. Certes, si vous accomplissez la loi du Royaume selon l’Écriture : Tu aimeras ton prochain comme toi-même, vous faites bien. Mais si vous montrez de la partialité envers les personnes, vous commettez un péché, et cette loi vous convainc de transgression.


Le tableau


Description du Musée Condé de Chantilly


Ce tableau fut commandé en 1735 à Jean-François de Troy par le roi Louis XV pour la première salle à manger des petits appartements de Versailles, où le roi déjeunait dans l'intimité, souvent au retour de la chasse ; le pendant était Le déjeuner de jambon de Nicolas Lancret. Le tableau fut payé 2 400 livres en 1738. Les deux peintures de J. F. de Troy et Lancret furent saisies pendant la Révolution et entrèrent dans les musées nationaux ; sous la Restauration, Louis-Philippe, duc d'Orléans, les réclama, affirmant à tort qu'ils provenaient du Régent son ancêtre, à cause de la livrée rouge arborée par un des gentilshommes, qui était la couleur de l’habit de la maison d’Orléans ; ces tableaux ne peuvent provenir du Régent, mort en 1723, et il est difficile d'y voir des portraits de contemporains, comme le roi l'affirmait à son fils le duc d'Aumale, qui se désolait d'avoir oublié leurs noms. Les deux pendants furent acquis avant la vente des biens de Louis-Philippe en 1857 par le duc d'Aumale


C’est le premier tableau où apparaît le champagne, peu après l’invention de la champagnisation par Dom Pérignon à la fin du XVIIe siècle ; les domestiques à gauche suivent des yeux le bouchon qui saute au niveau de la colonne de marbre à gauche. Jean-François de Troy intègre dans le décor son Zéphyr et Flore, vers 1725-26, qu’il reproduit inversé en dessus-de-porte. J.F. de Troy nous livre des informations sur les manières de table au premier tiers du XVIIIe siècle : vaisselle d’argent massif, rafraîchissoirs, porcelaines, salières, etc. Ces gentilshommes dégustent des huîtres, servies avec de l'ail, du beurre, du sel et du poivre. On en raffolait au XVIIIe siècle ; les écaillers ambulants les vendaient dans leur coquille, faisant résonner Paris de leurs cris. Les huîtres dites "de chasse" arrivaient au contraire de la côte débarrassées de leur coquille et transportées avec rapidité par les "chasse-marées" ; passant moins de temps en route, elles étaient réputées meilleures. On les mangeait par centaines ; Henri IV, dit-on, en mangeait trois cents à son dîner. Les soupers d'huîtres étaient alors fort prisés dans les milieux aristocratiques. Selon une coutume populaire attestée dès le XVIe siècle dans des ouvrages médicaux, l'huître était tenue pour un aphrodisiaque puissant. Cette croyance a été mise en rapport avec le fait que le tableau de J.F. de Troy ne représente que des hommes. Cependant, le tableau était destiné à une salle à manger dite des "retours de chasse" - la première salle à manger spécifique de Versailles car, auparavant, la table était dressée dans n'importe quelle salle – où les soupers ne comptaient qu'une quinzaine de chasseurs, auxquels se joignirent quelques dames à partir de 1738. Au milieu de la pièce, la table ronde (pour favoriser l'absence d'étiquette) est encore formée de planches posées sur de simples tréteaux ; elle était prévue pour dix-sept couverts. Les chaises étaient cannées, la vaisselle d'argent. Les bouteilles sont posées sur la table, les verres figurent devant chaque convive dans des rafraîchissoirs individuels en porcelaine de Chine ou du Japon. La table servante au premier plan contient des bacs remplis de glace pour rafraîchir les bouteilles, ses côtés sont munis de tablettes pour supporter les assiettes.


Méditation

En lisant le texte de saint Jacques et en regardant ce tableau du Musée Condé, une autre image me vient en mémoire :



Le dernier souper

Fritz von Uhde (Wolkenburg, 1848 - Munich, 1911)

Huile sur toile, 206 x 324 cm, 1886

Staatsgalerien Stuttgart (Allemagne)


Un premier tableau, celui de Troy, où les pauvres n’ont rien — hormis les vêtements que les nobles ont bien voulu leur attribuer — et se doivent de servir des convives qui ne leur jettent même pas un regard, si ce n’est pour tendre leur verre vide ; et celui de ce peintre allemand où Jésus prend son dernier repas avec ses apôtres, pauvres hommes et hommes pauvres, où l’échange de regards contredit le premier tableau : eux ont du prix les uns pour les autres.


Et comment ne pas jeter une pierre dans notre propre jardin devant ce tableau, typique de l’art pompier du néoclassicisme académique :



Le singe de son Éminence

François Brunery (Turin, 1849 - Aix-les-Bains, 1926)

Huile sur toile, 80 x 100 cm, 1901

Collection privée (vendu 66 000 $)


Note : François Brunery expose au Salon des artistes français de 1898 à 1914 et y obtient une mention honorable en 1903. Il s'est spécialisé dans la peinture de genre anticléricale représentant des cardinaux s'occupant à des distractions frivoles dans des intérieurs palatiaux. Ses compositions sont peintes d'après des photographies où il met en scène ses modèles en costume. Il a peint des fresques dans l'abbaye d'Hautecombe en Savoie !

Dans cette dernière toile, pas un regard pour les serviteurs, sauf pour demander à l’un d’entre-eux d’aller chercher le singe agrippé au lustre, tandis que son confrère rame les os du repas jetés négligemment au sol par les convives…


En fait, deux choses distinguent dans les deux tableaux les deux groupes de personnages :

  • le riche ne va pas s’abaisser à jeter un regard vers le « bas peuple », le « petit personnel », eux sont bien au-dessus…

  • les serviteurs n’ont rien hormis ce qu’on leur donne, eux sont bien trop en-dessous…

Tout est question d’échelle sociale. C’est bien ce que nous dit saint Jacques : ceux qui sont au premier rang, et les autres qui se tassent discrètement dans le fond. Et l’unique critère qui semble présider à cette distinction est celui de la richesse. Mais pas seulement une richesse matérielle, même si elle est première, mais aussi la richesse du rang social (comme à cette fête du Cardinal), ou del superbe des convives (que ce soit la superbe du vêtement ou celle de leur morgue dans le tableau de Troy), ou encore la richesse du savoir (savoir ce que les autres ne connaissent pas est toujours une grande force). Et l’arrogance des riches les placent, à leurs yeux, au-dessus des autres, et la terreur des pauvres les paralysent au bas de l’échelle.


Ressuez-vous, je ne vous invite pas à la lutte des classes ! Ni à l’attente du grand soir. Non plutôt à l’attente du grand matin, celui de la résurrection et du Jugement dernier. Pour cela, pensons à Thérèse de Lisieux qui écrit à sa soeur :

« O ma Soeur chérie, je vous en prie, comprenez votre petite fille, comprenez que pour aimer Jésus, être sa victime d'amour, plus on est faible, sans désirs, ni vertus, plus on est propre aux opérations de cet Amour consumant et transformant... Le seul désir d'être victime suffit, mais il faut consentir à rester pauvre et sans force et voilà le difficile car «Le véritable pauvre d'esprit, où le trouver? il faut le chercher bien loin» a dit le psalmiste... Il ne dit pas qu'il faut le chercher parmi les grandes âmes, mais «bien loin», c'est-à-dire dans la bassesse, dans le néant... Ah ! restons donc bien loin de tout ce qui brille, aimons notre petitesse, aimons à ne rien sentir, alors nous serons pauvres d'esprit et Jésus viendra nous chercher, si loin que nous soyons il nous transformera en flammes d'amour... Oh ! que je voudrais pouvoir vous faire comprendre ce que je sens !... C'est la confiance et rien que la confiance qui doit nous conduire à l'Amour... » (LT197)

Et elle viendra nous donner la clé dans son acte d’offrande :

Au soir de cette vie, je paraîtrai devant vous les mains vides, car je ne vous demande pas, Seigneur, de compter mes oeuvres. Toutes nos justices ont des taches à vos yeux. Je veux donc me revêtir de votre propre Justice et recevoir de votre Amour la possession éternelle de Vous-même. Je ne veux point d'autre Trône et d'autre Couronne que Vous, ô mon Bien-Aimé !….

Relisez ce dernier texte de Thérèse en regardant le tableau de la Cène. Ils ont tous les mains vides. Mais leur richesse est dans l’échange de regard qu’ils ont avec le Maître. Nous aussi, si nous sommes honnêtes avec nous-mêmes, nous avons les mains vide, et parfois même le coeur, et la tête ! Mais tous, nous sommes regardés par le Christ, et tous nous sommes appelés à plonger dans son regard.


Et ce regard va venir inverser les perspectives. Aux yeux des hommes, la pauvreté est synonyme de misère. Aux yeux de Dieu, la pauvreté est signe de liberté et de détachement. Avoir les mains vides, aux yeux des hommes, est synonyme de mépris, aux yeux de Dieu c’est signe d’offrande. Les hommes cherchent à agripper (comme le signe accroché au lustre), à saisir, à détenir. Les mains vides permettent d’offrir notre pauvreté et de recevoir les offrandes et les grâces de Dieu. Car Dieu ne peut combler un coeur plein. Il ne comble que les coeurs vides, prêts à l’accueillir. C’est lui qui nous fait passer de la dernière à la première place, comme il le dit dans l’évangile (Mt 19,30) : « Beaucoup de premiers seront derniers, beaucoup de derniers seront premiers. » Et cela, parce qu’il ne fait aucune distinction entre les hommes. Sa seule échelle n’est pas sociale, elle est celle de la bonté comme il l’annonce dans la parabole des ouvriers de la dernière heure (Mt 20, 8) : « Le soir venu, le maître de la vigne dit à son intendant : “Appelle les ouvriers et distribue le salaire, en commençant par les derniers pour finir par les premiers.” »


Je voudrais ainsi dépasser le texte de saint Jacques (bien prétentieusement) qui pourrait apparaître moralisateur. Car Dieu nous appelle dès le début de son Sermon sur la Montagne (Mt 5 à 7) à comprendre que c’est par la pauvreté du coeur que nous trouverons le chemin du Royaume des Cieux (Mt 5, 3) : « Heureux les pauvres de cœur, car le royaume des Cieux est à eux. » Et si ce coeur n’est pas humble, s’il ne cherche pas la dernière place, s’il ne se réjouit pas de la bonté, alors il ne recevra jamais la première place promise aux anawim (nom donné aux pauvres de Dieu ans la Bible). Comme le disait Dostoïevsky dans Crime et châtiment, ce qui nous fera entrer dans le Royaume de Dieu n’est pas notre prétention, ni même notre richesse, quelle qu’elle soit, mais nos mains vides :

Tous seront jugés par Lui, les bons et les méchants, et nous entendrons Son Verbe : « Approchez, dira-t-il, approchez, vous aussi les ivrognes, approchez, les faibles créatures éhontées ! » Nous avancerons tous sans crainte et nous nous arrêterons devant Lui et Il dira : « Vous êtes des porcs, vous avez l’aspect de la bête et vous portez son signe, mais venez aussi. » Et alors vers Lui se tourneront les sages et se tourneront les intelligents et ils s’écrieront : « Seigneur ! Pourquoi reçois-tu ceux-là ? » et Lui dira : « Je les reçois, ô sages, je les reçois, ô vous intelligents, parce qu’aucun d’eux ne s’est jamais cru digne de cette faveur. » Et Il nous tendra Ses bras divins et nous nous y précipiterons... et nous fondrons en larmes... et nous comprendrons tout... alors nous comprendrons tout... et tous comprendront... Catherine Ivanovna elle aussi comprendra... Seigneur, que Ton règne arrive ! »
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