… sans qu’il vous oppose de résistance -

L’Absinthe,
Hilaire Germain Edgar de Gas dit Edgar Degas (Paris, 1834 - Paris, 1917),
Huile sur toile, 92 x 68,5 cm, 1875-1876,
Musée d’Orsay, Paris (France)
Lecture de la lettre de saint Jacques (Jc 5, 1-6)
Vous autres, maintenant, les riches ! Pleurez, lamentez-vous sur les malheurs qui vous attendent. Vos richesses sont pourries, vos vêtements sont mangés des mites, votre or et votre argent sont rouillés. Cette rouille sera un témoignage contre vous, elle dévorera votre chair comme un feu. Vous avez amassé des richesses, alors que nous sommes dans les derniers jours ! Le salaire dont vous avez frustré les ouvriers qui ont moissonné vos champs, le voici qui crie, et les clameurs des moissonneurs sont parvenues aux oreilles du Seigneur de l’univers. Vous avez mené sur terre une vie de luxe et de délices, et vous vous êtes rassasiés au jour du massacre. Vous avez condamné le juste et vous l’avez tué, sans qu’il vous oppose de résistance.
Méditation
On pourrait presque mettre ce texte dans la bouche d’un leader de l’extrême-gauche (hormis la mention du « Seigneur de l’univers ») ! Mais remettons-nous un peu dans le contexte. Jacques est effrayé de voir que tant d’hommes souffrent, sont exploités, n’ont rien pour vivre et faire vivre leur famille ; et à côté, une poignée d’autres vivent dans le luxe, la richesse et le gaspillage. Comment ne pas se révolter ? Sans sombrer dans une revendication du partage à l’extrême, d’une sorte d’utopie communiste bienveillante (que ce mot est devenu à la mode !), il est bon de s’éveiller aux inégalités criantes de notre monde : je n’en pointerai qu’une seule, la pandémie. Européens, nous avons tous la possibilité (et la chance) d’accéder à un vaccin. Alors que dans les pays pauvres, c’est une autre histoire. Le premier partage des richesses devrait avoir lieu dans ce domaine : payer massivement des vaccins aux pays démunis.
Moi le premier, j’aurais tendance à élargir la notion de richesse, peut-être pour ne pas culpabiliser outre-mesure les riches, parlant de la richesse culturelle, ou spirituelle, ou de tant d’autres déclinaisons. Mais ne nous leurrons pas : si certains font le choix de vivre chichement, tels ces ermites orthodoxes vivant sur une colonne (les stylites, sans « s » sinon ce sont des « modistes » rarement modestes) , ce n’est pas à la portée de tous. Et encore moins quand on a charge de famille. Ajoutons que le problème s’est accentué ces soixante-dix dernières années quand la notion de « société de consommation » s’est installée après les 30 glorieuses. On ne se contentait plus de ce que l’on avait, on voulait avec âpreté ce que la société mettait à portée de main, même si le besoin n’était pas évident. Et cela, tant pour les riches que pour les pauvres, sauf que les riches pouvaient se le payer… Nous étions entrer dans la société du « Toujours plus » que dénonçait dans un livre célèbre, Alain Minc. Désirer l’essentiel est légitime, mais vouloir le superflu nous entraîne souvent sur une pente dangereuse.
Ceci étant dit, et sans vouloir devenir le héraut d’un partage effréné, se poser la question de l’essentiel et du superflu me semble être un chemin évangélique. Il est un saint dans notre histoire qui nous le rappelle avec vigueur, saint Ambroise de Milan :
« La richesse, qui mène si souvent les hommes vers une mauvaise voie, devrait être perçue moins pour ses qualités que pour la misère humaine qu’elle représente. Ces immenses salons dont tu es si fier sont en réalité ta honte. Ils sont assez vastes pour contenir une foule, et assez vastes également pour estomper le cri des pauvres. Le pauvre crie à ta porte, et tu n’y prêtes pas attention. Ton frère est là, nu, qui pleure, et toi-même tu t’embarrasses du choix du plus beau tapis pour ton intérieur. »
« Il vaut mieux sauver des âmes pour le Seigneur que de sauver des trésors. Celui qui envoya ses apôtres sans argent, n’avait pas besoin d’or pour bâtir son Église. L’Église possède de l’or, non pour en faire des réserves, mais pour le distribuer à ceux qui en ont besoin. »
« Si tu as deux chemises dans ton armoire, l’une te revient et l’autre, à celui qui n’en a pas. »
Oups ! Sans nous dépouiller, essayons au moins d’être généreux, c’est la première marche vers la pauvreté intérieure avant qu’elle ne soit extérieure.
Mais je voudrais m’arrêter sur le dernier verset de notre texte : « Vous avez condamné le juste et vous l’avez tué, sans qu’il vous oppose de résistance. » Ce que j’appellerai le phénomène de la sidération. Il est toujours bon d’aller voir ce que disent les dictionnaires :
A. − ASTROL. Influence subite exercée par un astre sur le comportement d'une personne, sur sa vie, sur sa santé. (Dict. XIXe et XXes.).
B. − MÉD. Suspension brusque des fonctions vitales (respiration et circulation) par électrocution, action de la foudre, embolie, hémorragie cérébrale, etc. (Man.-Man. Méd. 1980).
Celui qui est sidéré ne sait plus comment réagir : il est tétanisé devant ce qu’il voit ou subit, car cela dépasse son entendement. Je me suis souvent demandé pourquoi si peu de prisonniers se sont révoltés dans les camps de concentration. À ma connaissance, seuls Treblinka, Sobibor et Auschwitz-Birkenau ont connu des insurrections. Mais comment ne pas être sidéré, sans force, sans volonté, abasourdi quand on arrive dans un tel camp ? On se dit que ce n’est pas vrai, que ces n’est pas possible, que c’est inimaginable. Et l’on perd tous ses moyens. Puis la famine et la fatigue installeront cette sidération dans une sorte de dissolution de l’humanité. Cette expérience fut aussi partagée par beaucoup de victimes d’attentats comme ceux du Bataclan…
Et sans atteindre ces extrémités, nous pouvons aussi être sources, ou témoins, d’une telle sidération. Parfois nous nous en rendons compte, nous réjouissant d’avoir « clouer le bec » à notre adversaire. Notre orgueil prend le dessus… Ou alors, nous en sommes victimes et nous nous retrouvons sans force, annihilés, à terre. Nous pensons que nous devons être des « moins que rien », ou pour reprendre le jeu de mots de Marcel Pagnol : non pas un bon à rien mais un mauvais à tout ! Ainsi, quand on dit de quelqu’un qu’il est « nul ». Nul, c’est zéro, ce n’est même pas moins que rien, c’est rien, c’est vide ! Nos mots ont du sens et peuvent parfois être des armes blessantes, voire meurtrières…
En rester là serait faire du moralisme (même si c’est très à la mode, il suffit d’écouter quelques responsables politiques… et religieux), être moralisateur. Jésus, lui, nous appelle à une morale et non à un moralisme, ni même à une trompeuse moralité. La différence ?
La morale c’est ce qui concerne les règles ou principes de conduite, la recherche d'un bien idéal, individuel ou collectif, dans une société donnée.
Le moralisme est une doctrine ou une attitude, philosophique ou religieuse, qui érige la morale en absolu et affirme la prééminence des valeurs morales sur les autres valeurs.
Si je devais la traduire sous forme d’exemple, je dirai :
La morale : « Tu ne voleras pas ». Mais si tu dois nourrir ta famille, le vol de nourriture n’est pas un péché, c’est une nécessité vitale.
Le moralisme : c’est envoyer à Cayenne un enfant qui a volé un quignon de pain pour se nourrir parce que ça ne se fait pas !
Ou par une petite phrase qui, peut-être, vous heurtera : on ne trompe pas son conjoint parce que ça ne se fait pas et que c’est interdit par la morale chrétienne, mais… parce qu'on l'aime et qu’on ne veut pas le blesser. Ça, c’est moral !
Et si je reprends la définition de la morale donnée plus haut : « La morale c’est ce qui concerne les règles ou principes de conduite, la recherche d'un bien idéal, individuel ou collectif, dans une société donnée », j’y ajouterai un élément (ou plus exactement un coeur) : la Parole de Dieu. Car si mes principes moraux ne s’appuient sur rien, ou sur une majorité « pensante » et fluctuante au cours du temps, ma morale risque vite de devenir un fleuve impétueux ! Il suffit de voir en cinquante ans comment les moeurs ont évolué, parfois en bien, parfois de façon débridée. Si je n’ai pas de coeur, si je ne mets pas ma morale sous les auspices d’un plus grand que moi, elle va vite devenir un consensus mou. Même les révolutionnaires de 1789 l’avaient compris en rédigeant la Déclaration des droits de l’Homme :
En conséquence, l'Assemblée Nationale reconnaît et déclare, en présence et sous les auspices de l'Etre suprême, les droits suivants de l'Homme et du Citoyen.
« Sous les auspices de l’Être suprême ». Bien sûr, ce n’est pas mon Dieu, ou une pale image dénaturée, mais c’est au moins reconnaître que l’homme ne peut pas s’ériger en maître de la morale. Sous quels auspices se place notre morale aujourd'hui ? « That is the question » !
Sous quel auspice —au singulier —, j’essaye pauvrement de me mettre : sous celui du Christ et, au pluriel, sous la Trinité. Car le Christ m’offre plusieurs choses :
Un libre arbitre : le Catéchisme de l'Église catholique affirme que « la liberté est le pouvoir, enraciné dans la raison et la volonté ». [§ 1731] Il poursuit en disant que « Dieu a créé l'homme comme un être rationnel, lui conférant la dignité d'une personne qui peut initier et contrôler ses propres actions. Dieu a voulu que l'homme soit 'laissé entre les mains de son propre conseil, 'afin qu'il puisse de lui-même rechercher son Créateur et atteindre librement sa perfection pleine et bénie en s'attachant à lui » [§ 1730].
La présence enseignante de l’Esprit : toujours dans le Catéchisme de l’Église catholique : « Par l'action de la grâce, le Saint-Esprit éduque nous dans la liberté spirituelle afin de faire de nous des collaborateurs libres de son œuvre dans l'Église et dans le monde. » [§ 1742].
La Parole de Dieu : avec laquelle se modèle l'homme lorsqu’il prend le temps de la méditer. Car c’est dans les Écritures que Dieu nous sculpte : « Ce qui est beau chez l’homme qui devient prêtre n’est pas le bois dont il est fait, mais la trace du Sculpteur »… surtout quand ce bois est de… l’Olivier !
Et enfin, une armure ! Saint Paul nous l’explique (Ep 6, 10-18) :
10 Enfin, puisez votre énergie dans le Seigneur et dans la vigueur de sa force.
11 Revêtez l’équipement de combat donné par Dieu, afin de pouvoir tenir contre les manœuvres du diable.
12 Car nous ne luttons pas contre des êtres de sang et de chair, mais contre les Dominateurs de ce monde de ténèbres, les Principautés, les Souverainetés, les esprits du mal qui sont dans les régions célestes.
13 Pour cela, prenez l’équipement de combat donné par Dieu ; ainsi, vous pourrez résister quand viendra le jour du malheur, et tout mettre en œuvre pour tenir bon.
14 Oui, tenez bon, ayant autour des reins le ceinturon de la vérité, portant la cuirasse de la justice,
15 les pieds chaussés de l’ardeur à annoncer l’Évangile de la paix,
16 et ne quittant jamais le bouclier de la foi, qui vous permettra d’éteindre toutes les flèches enflammées du Mauvais.
17 Prenez le casque du salut et le glaive de l’Esprit, c’est-à-dire la parole de Dieu.
18 En toute circonstance, que l’Esprit vous donne de prier et de supplier : restez éveillés, soyez assidus à la supplication pour tous les fidèles.
Alors, plus de sidération, plus de moralisme, mais le combat pour le bien de tous, de moi-même et de Dieu !