En tenue de service

Portrait de Monsieur Jean Fournet ou L'Apôtre Jean Journet partant pour la conquête de l'harmonie universelle
Gustave Courbet (Ornans, 1819 - La-Tour-de-Peilz, 1877)
Huile sur toile, 103,5 x 83,5 cm, 1850
Toile acquise en 1940 par Hildebrand Gurlitt. Une photographie fut retrouvée dans la collection de Cornelius Gurlitt en 2014 à Salzbourg. Depuis, on ne sait si la toile existe encore ni où elle se trouve… Elle fait partie des œuvres spoliées et recherchées.
Évangile de Jésus Christ selon saint Luc. (Lc 12, 35-38)
En ce temps-là, Jésus disait à ses disciples : « Restez en tenue de service, votre ceinture autour des reins, et vos lampes allumées. Soyez comme des gens qui attendent leur maître à son retour des noces, pour lui ouvrir dès qu’il arrivera et frappera à la porte. Heureux ces serviteurs-là que le maître, à son arrivée, trouvera en train de veiller. Amen, je vous le dis : c’est lui qui, la ceinture autour des reins, les fera prendre place à table et passera pour les servir. S’il revient vers minuit ou vers trois heures du matin et qu’il les trouve ainsi, heureux sont-ils ! »
Méditation
Curieuse histoire que celle de ce tableau de Courbet dont nous n’avons plus que la photographie. Sûrement une oeuvre spoliée par les Nazis et rachetée discrètement par Gurlitt. J’imagine que vous vous rappelez cette découverte incroyable de plus de 1 500 œuvres cachées dans deux appartements de ce collectionneur (dont beaucoup de toiles de maîtres) en 2012 et 2014. Le temps de la restitution est long, comme les procédures d’attestation de propriété pour les familles qui ont vu leur patrimoine volé. Toujours est-il qu’il ne nous reste de ce tableau du maître d’Ornans qu’une photographie de cette oeuvre encore recherchée.
Peu de temps avant la Révolution de 1848, Courbet, dans un café près de Saint-Philippe du Roule participe à la vie politique, par de multiples rencontres. Il discute longuement avec le philosophe Proudhon des questions sociales. Jean Fournet, disciple de Fourier et chantre de l’harmonie universelle participe aussi aux débats. Rappelons que Charles Fourier, né dans la même région à Besançon en 1772, est le fondateur de ce que l’on appelle l’École sociétaire. Karl Marx et Friedrich Engels le considéreront comme la figure emblématique du « socialisme critico-utopique ». Malgré tout, cette utopie prit consistance, par exemple à Guise, dans la fondation du familistère Godin —qui est en fait un phalanstère (du grec phalanx, « formation militaire rectangulaire » et stereos, « solide ») c’est-à-dire un regroupement organique des éléments considérés nécessaires à la vie harmonieuse d'une communauté appelée phalange —, directement inspiré des écrits de Fourier. Jean Fournet rêvait, dans cet esprit vibrionnant de cette moitié de siècle, d’appeler tous les hommes à l’amour et à l’harmonie universelle. Tel un vagabond — ou un « fol » en Christ —, il part sur les routes annoncer sa « bonne nouvelle ». C’est ainsi que le représentera Gustave Courbet, bâton à la main, sacs en bandoulière, quelque peu dépenaillé, mais prêt à se mettre au service de la bonne cause, prêt à garder sa tenue de service pour inviter à temps et à contretemps à l’harmonie universelle entre les hommes.
Bien sûr, j’aurais pu trouver des œuvres plus conformes à l’évangile, mais j’ai aimé le réalisme de cette peinture. Comment ne pas imaginer cet homme, habité par ses convictions, et prêt à partir sur les chemins en leur nom ? Comment ne pas y voir aussi celui décrit dans l’évangile de ce jour, qui, ceinture aux reins, attend l’avènement d’un Royaume de paix ? Car dans l’évangile, ce qui importe, est de rester éveillé, de ne pas s’endormir, de veiller. Cet homme ne s’endort pas sur ses idées, ne se gausse pas de concepts intellectuels devant sa cheminée, pantoufles aux pieds. Non, il part, il prend les chemins de traverse, car il y croit.
C’est aussi à cela que le Christ nous invite. Veiller, non pas simplement rester éveillé en laissant notre esprit vagabonder. Mais veiller, parce que l’on y croit, parce que la pensée du Maître nous habite, nous brûle même. Veiller parce que nous avons confiance, nous avons foi en celui que nous attendons. Qu’importe qu’il tarde à venir. Ce qui est essentiel est de croire, avec tout son coeur, qu’il va venir, au temps voulu, au temps que son Père aura fixé. Nous, nous attendons, coûte que coûte, confiant et pleinement assuré que notre mission est de veiller, de ne pas laisser la flammèche de la lampe s’éteindre, ni nos convictions s’étioler. Car le temps est toujours notre allié quand nous sommes confiants. Il devient notre ennemi quand l’ennui nous envahit et vient recouvrir de poussière notre foi, vient doucement et subrepticement désagréger nos convictions, ou dévitaliser notre espérance.
En fait, plus que notre allié ou notre ennemi, le temps est notre professeur, celui qui va nous former à professer notre foi, la foi ancrée en nos cœurs que rien, ni même l’attente, ne pourra décrocher. Le temps est là pour nous buriner, nous polisser, comme une peau que l’on tanne afin d’en obtenir une plus grande souplesse. Le temps est là pour nous sculpter à l’image de Dieu, pour nous façonner à sa ressemblance. Oh, je sais, c’est parfois douloureux. Les coups de serpe qui équarrissent notre vie peuvent parfois blesser notre orgueil, nous décourager. Notre patience peut se dissoudre dans l’attente, voire la peur. La devise de tout veilleur devrait être : « Tenir et durer dans la confiance » ! Ce n’est pas Dieu qui a besoin de temps, c’est nous. Et il nous laisse ce temps pour nous façonner, et que nous laissions façonner. Ce n’est nullement de la passivité, mais de la passion. Il est intéressant de comprendre que la patience est une question de temps. La passion, elle, est une question d’offrande. Comme le patient (même étymologie que passion : pathos) s’offre aux soins du médecin.
La confiance à laquelle nous sommes aujourd’hui invités ne doit pas nous faire peur. Par contre, elle doit nous inquiéter. Car celui qui est inquiet, est in-quiet en latin, c’est-à-dire sans sommeil. Comme Jésus au Jardin des Oliviers…
C’est dans le silence, dans la solitude parfois douloureuse, que l’on attend la venue du Sauveur. Cette attente est notre éducateur, comme l’Esprit qui doucement nous modèle. Soyons donc inquiets, patients, confiants et passionnés ! Le Maître viendra que nous soyons sur les chemin comme Jean Fournet, ou dans notre cellule. Car il est déjà là, au plus profond de notre être. Il attend, lui aussi, que nous ouvrions la porte de notre coeur pour qu’il puisse en sortir et envahir toute notre vie de la vraie harmonie universelle : l’enthousiasme d’être avec Dieu, de vivre en Dieu, de nous laisser transformer en sainteté par lui.