Offrande et sacrifice

L’offrande
Paul Gauguin (Paris, 1848 - Atuona, 1903)
Huile sur toile, 68,5 x 78,5 cm, 1902
Collection E.G. Buhrle, Zurich (Suisse)
Lecture du livre de Ben Sira le Sage (Si 35, 1-15)
C’est présenter de multiples offrandes que d’observer la Loi ; c’est offrir un sacrifice de paix que s’attacher aux commandements. C’est apporter une offrande de fleur de farine que se montrer reconnaissant ; c’est présenter un sacrifice de louange que faire l’aumône. On obtient la bienveillance du Seigneur en se détournant du mal ; on offre un sacrifice d’expiation en se détournant de l’injustice. Ne te présente pas devant le Seigneur les mains vides. Accomplis tout cela car tel est son commandement. L’offrande de l’homme juste est comme la graisse des sacrifices sur l’autel, son agréable odeur s’élève devant le Très-Haut. Le sacrifice de l’homme juste est agréé par Dieu qui en gardera mémoire. Rends gloire au Seigneur sans être regardant : ne retranche rien des prémices de ta récolte. Chaque fois que tu fais un don, montre un visage joyeux ; consacre de bon cœur à Dieu le dixième de ce que tu gagnes. Donne au Très-Haut selon ce qu’il te donne, et, sans être regardant, selon tes ressources. Car le Seigneur est celui qui paye de retour ; il te rendra sept fois plus que tu n’as donné. N’essaye pas de l’influencer par des présents, il ne les acceptera pas ; ne mets pas ta confiance dans un sacrifice injuste. Car le Seigneur est un juge qui se montre impartial envers les personnes.
Méditation
Ce passage du Siracide associe deux mots : offrande et sacrifice. Mais les comprenons-nous correctement ? Que dit le dictionnaire ? Le mot offrande vient évidemment du verbe offrir qui lui-même veut dire « porter devant », d’où « présenter, exposer, montrer ». Ainsi, on porte devant soi le cadeau que l’on veut faire aux amis qui nous reçoivent à dîner. Ou, lors de la messe, on porte les paniers de la quête devant soi, puis devant l’autel du Seigneur. Offrande que nous traduisons physiquement dans la prière en tendant nos mains devant Dieu, d’abord pour lui offrir nos vies, mais encore recevoir de lui toute grâce. Il est peut-être dommage que nous ayons perdu le sens de ce geste dans nos liturgies. Un dicton liturgique disait : « Ubi missa, ibi mensa » que nous pourrions traduire : là où est la messe se trouve la table. Plus simplement, quand vous demandez une intention de messe, vous devez fournir à manger au célébrant !
Quand, en paroisse, vous demandez à un prêtre de célébrer la messe, vous laissez votre enveloppe avec un petit billet (ou gros !) On vous donne une indication, 18 euros actuellement. Ce « prix » correspond au coût de nourriture d’un prêtre pour une journée, et c’est ce que lui paiera à sa communauté pour les repas qu’il prend. Le diction se concrétise ainsi. Mais il avait encore plus de sens lors des liturgies dominicales. Chacun apportait quelque chose pour nourrir le prêtre et les pauvres de la communauté : qui un œuf, qui des légumes, qui un peu de viande ou le fruit de sa chasse... Bref, le prêtre recevait toutes ces offrandes en ses mains et les déposait au pied de l’autel pour être distribuées à la fin. Vous comprenez pourquoi il devait alors se laver les mains à l’offertoire ! Il prononçait, en même temps que le geste, ce verset du Psaume (Ps 25, 6) :
Je lave mes mains en signe d'innocence pour approcher de ton autel, Seigneur...
Ce qui se dit en latin : Lavabo inter innocentes manus meas et circumdabo altare tuum Domine. Les fidèles entendant ce mot (lavabo) au moment où le prêtre plongeait ses mains dans une vasque ont alors appelé leur vasque d’ablution par le même mot : lavabo !
Malheureusement nous avons troqué ce geste d’offrandes en nature par une quête monétaire. C’est dommage car le signe perd de son sens. À notre époque où l’on parle tant de banques alimentaires pour aider les plus démunis, pourquoi ne pourrait-on réintroduire un dimanche par mois une quête de nourriture qui serait ensuite distribuée ? Dans certain village, le geste existe encore au profit du clergé lorsque des paroissiens apportent « le panier du curé ».
Revenons-en à notre offrande. À quel geste nous invite Ben Sira ? Reprenons le texte :
Observer la Loi du Seigneur équivaut à présenter de multiples offrandes.
Se montrer reconnaissant équivaut à présenter une fleur de farine.
L’offrande de l’homme juste est comme la graisse des sacrifices sur l’autel, son agréable odeur s’élève devant le Très-Haut.
Ne te présente pas devant le Seigneur les mains vides.
Rends gloire au Seigneur sans être regardant : ne retranche rien des prémices de ta récolte.
Chaque fois que tu fais un don, montre un visage joyeux ; consacre de bon cœur à Dieu le dixième de ce que tu gagnes.
Donne au Très-Haut selon ce qu’il te donne, et, sans être regardant, selon tes ressources.
N’essaye pas de l’influencer par des présents, il ne les acceptera pas
Résumons-les. Une véritable offrande vient :
de l’observation de la Loi,
D’un sentiment profond de reconnaissance envers Dieu,
D’un geste fait dans la justice, et même la justesse,
D’une offrande totale et non parcimonieusement mesurée,
Faite dans la joie et de bon cœur,
À la mesure de nos ressources,
Et sans volonté d’influencer Dieu, c’est-à-dire qu’elle doit être véritablement gratuite.
Comment ne pas penser à cette péricope évangélique de l’offrande de la veuve au Temple (Mt 21, 1-4) :
Levant les yeux, il vit les gens riches qui mettaient leurs offrandes dans le Trésor. Il vit aussi une veuve misérable y mettre deux petites pièces de monnaie. Alors il déclara : « En vérité, je vous le dis : cette pauvre veuve a mis plus que tous les autres. Car tous ceux-là, pour faire leur offrande, ont pris sur leur superflu mais elle, elle a pris sur son indigence : elle a mis tout ce qu’elle avait pour vivre. »
Ne respecte-t-elle pas les recommandations de Ben Sira ? Ces mêmes recommandations que nous devrions lire à chacune de nos offrandes ! La faisons-nous sans arrière-pensée, de bon cœur, avec le sourire et sans limite ?
Mais plus loin que la simple offrande matérielle, même si elle est importante, qu’en est-il de l’offrande de nos vies ? Une nouvelle fois, je me réjouis de la nouvelle traduction du Missel à l’offertoire :
Priez, frères et sœurs : que mon sacrifice, et le vôtre, soit agréable à Dieu le Père tout-puissant.
Le peuple se lève et répond :
R/ Que le Seigneur reçoive de vos mains ce sacrifice à la louange et à la gloire de son nom, pour notre bien et celui de toute l’Église.
Et nous découvrons alors que l’on ne peut séparer l’offrande du sacrifice... Offrir nos vies en sacrifice pour la gloire du Nom de Dieu et pour notre bien et celui de tous les membres de l’Église. Est-ce ici où nous ne pouvons plus respecter une des recommandations du Siracide ?
Ne te présente pas devant le Seigneur les mains vides.
Car nous n’avons pas grand-chose à offrir... Nos mains sont souvent vides, nos réussites rares (ou alors ce sont de vaines gloires). Des mains souvent salies par le péché. Des mains vides qui se tendent autant pour ne rien offrir que pour tout recevoir de Dieu. La seule vraie offrande que nous pouvons faire est celle de nos vies : s’offrir en sacrifice pour la gloire de Dieu. Jésus nous a-t-il dit autre chose en nous laissant un dernier commandement ? (Jn 15, 12-13) :
Mon commandement, le voici : Aimez-vous les uns les autres comme je vous ai aimés. Il n’y a pas de plus grand amour que de donner sa vie pour ceux qu’on aime.
Nos mains sont peut-être vides, mais notre cœur doit être plein de ce don de nous-même, de ce sacrifice fait par amour, de cette véritable offrande à Dieu et aux autres. N’est-ce pas ainsi que Pierre guérit un homme, en lui offrant sa vie et sa foi (mais est-ce si différent ?) (Ac 3, 1-10) :
Pierre et Jean montaient au Temple pour la prière de l’après-midi, à la neuvième heure. On y amenait alors un homme, infirme de naissance, que l’on installait chaque jour à la porte du Temple, appelée la « Belle-Porte », pour qu’il demande l’aumône à ceux qui entraient. Voyant Pierre et Jean qui allaient entrer dans le Temple, il leur demanda l’aumône. Alors Pierre, ainsi que Jean, fixa les yeux sur lui, et il dit : « Regarde-nous ! » L’homme les observait, s’attendant à recevoir quelque chose de leur part. Pierre déclara : « De l’argent et de l’or, je n’en ai pas ; mais ce que j’ai, je te le donne : au nom de Jésus Christ le Nazaréen, lève-toi et marche. » Alors, le prenant par la main droite, il le releva et, à l’instant même, ses pieds et ses chevilles s’affermirent. D’un bond, il fut debout et il marchait. Entrant avec eux dans le Temple, il marchait, bondissait, et louait Dieu. Et tout le peuple le vit marcher et louer Dieu. On le reconnaissait : c’est bien lui qui était assis à la « Belle-Porte » du Temple pour demander l’aumône. Et les gens étaient frappés de stupeur et désorientés devant ce qui lui était arrivé.
On me fit lire, dernièrement, un livre d’une femme rabbin (Vivre avec nos morts de Delphine Horvilleur). Elle écrit au sujet de ce pourrait-être la vision juive du Paradis :
L’histoire biblique est un récit de vies et d’engendrements. D’ailleurs, le mot « histoire » en hébreu, toledot, se dit « engendrement ». Votre vie se raconte avant tout par ce que vous avez fait naître.
Les mains vides ? Ou les mains marquées par les engendrements obtenus de nos vies ? Mesdames, vous le savez mieux que moi, tout engendrement est une souffrance et un sacrifice. Toute offrande de la vie est un sacrifice, un dépouillement de nous-mêmes pour donner vie à l’autre. Et c’est bien ainsi que sont liés ces deux mots : offrande et sacrifice. En nous offrant, ne sacrifions-nous pas une part de nous-même, voire tout notre être ?
De nouveau, consultons le dictionnaire. Le mois vient du verbe « sacrifier » (sacrificare en latin) qui pourrait se traduire par « rendre sacré » par un acte. Se sacrifier, c’est s’offrir en immolation, c’est s’abandonner volontairement à Dieu. Remarquez qu’aujourd’hui, plus personne n’ose utiliser ce mot, même dans l’Église. On y préfère, dans le monde civil, celui de « héros » ; ou dans le monde ecclésial la formule « don de soi ». Comme si on avait peur de ce mot, peur de la mort, peur du martyre. Comme si ce mot sentait le suranné, le trop vieux, trop « ancien Testament »... Ne croyons-nous plus qu’il est essentiel — et que c’est peut-être là le sens profond de notre humanité — d’être prêt à donner notre vie, à nous sacrifier, car la vie de l’autre a toujours plus de valeur que la nôtre ? À défaut d’être tombés dans la « banalité du mal » dont parle Hannah Arendt, serions-nous adeptes d’une « banalité du bien », d’un monde aseptisé, sans grandeur ni noblesse, bref d’un monde individualiste ? J’en ai parfois peur... Serions-nous dans un monde « idéal » où la mort serait oubliée, ou masquée ? Et encore plus, où la mort n’aurait plus aucun sens...
Curieusement, en ce temps de pandémie où, à ce jour, on dénombre près de 110 000 morts, personne n’en parle, et encore moins du sens de leur mort... Alors, si l’on ne donne plus sens à la mort, comment pourrions-nous trouver un sens à la vie ? Si la mort est masquée, comment la vie ne pourrait-elle le devenir ? Et comment ne pas penser que tout sacrifice est vain ?
Pourtant, Ben Sira associe les deux mots : offrande et sacrifice. Que dit-il du sacrifice ?
C’est offrir un sacrifice de paix que s’attacher aux commandements.
C’est présenter un sacrifice de louange que faire l’aumône.
On offre un sacrifice d’expiation en se détournant de l’injustice.
Le sacrifice de l’homme juste est agréé par Dieu qui en gardera mémoire.
Ne mets pas ta confiance dans un sacrifice injuste.
Et si nous devions simplifier ces apophtegmes :
Vivre des commandements de Dieu, c’est s’offrir en sacrifice pour la paix.
Faire l’aumône, c’est s’offrir en sacrifice à la louange de notre Dieu.
Vivre dans la justice, c’est s’offrir en sacrifice pour l’expiation du péché.
Vivre dans la justice est un sacrifice que Dieu regarde avec amour.
Et si notre sacrifice n’est pas fait de bon cœur, il ne sera d’aucune utilité.
Il nous reste donc une ultime question, à nous chrétiens : sommes-nous prêts à nous offrir en sacrifice, à faire don de notre vie, pour Dieu et pour les autres. Ce serait la plus belle offrande que nous puissions faire au Seigneur. Et même si nos mains sont vides, puissent-elles au moins porter ce désir d’aller jusqu’au bout de l’amour, comme le dit saint Jean (Jn 13, 1) :
Avant la fête de la Pâque, sachant que l’heure était venue pour lui de passer de ce monde à son Père, Jésus, ayant aimé les siens qui étaient dans le monde, les aima jusqu’au bout.
Je conclurai en regardant ce tableau de Gauguin. Quel est donc l’offrande de ces femmes si ce n’est celui de donner la vie à cet enfant, vie par sa naissance, vie par le lait nourricier, vie par ces fleurs offertes. Faisons de nos vies une véritable offrande, une hostie que Dieu pourra consacrer. Comme le disait le Père Sevin :
Mûrir, soit, comme le blé ou la grappe, - pour le sacrifice ; mais vieillir n'est point propos de Prêtre : on ne consacre pas de vieilles hosties !