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Maurice DENIS : un art spirituel

Focus du 25 juillet 2023


Le Mystère catholique

Maurice Denis (Granville, 1870 - Paris, 1943)

Huile sur toile, 97 × 143 cm, 1889

Saint-Germain-en-Laye, musée Maurice Denis (France)


Introduction

La première question que je me suis posée peut paraître surprenante : pourquoi ai-je cet attrait pour ce peintre et cette période du renouveau de l’art sacré (entre 1880 et 1950) ? Curieusement, je ne peux la détacher d’un autre intérêt : l’art pariétal et l’orfèvrerie du Haut Moyen-âge. Il me faut avouer un certain éclectisme dans mes recherches ! La spécialisation ne me convient pas, comme c’est souvent le cas avec ceux que l’on appelait autrefois les « amateurs éclairés » ! Peut-être que je ne me situe pas assez en historien de l’art, mais puis-je le prétendre ?! En fait, il me semble que mes passions tournent autour d’un unique sujet : rechercher l’expression de l’invisible dans le visible, à cette croisée qu’est l’art chrétien. Ou, autrement dit, percevoir les parfums de la prière, de la liturgie et de la rencontre divine par la médiation artistique dans ses multiples dimensions.


Bernard BRO, dominicain (1925-2018), écrivait dans son livre Peut-on éviter Jésus-Christ ? (Éditions de Fallois, 1995) que si le Christ était notre étoile, pour en poursuivre la quête (pensez à la chanson de Jacques Brel : L’inaccessible étoile ou La quête), il était bon de repérer les rayons qui nous y menaient. Permettez-moi de vous livrer quelques-uns de mes « rayons », de mes chemins vers Dieu (hormis l’évidente liturgie). En littérature : Bernanos, Dostoïevsky ou Bloy. En peinture : Maurice Denis, le Caravage, les fresques carolingiennes, Matisse ou Jérôme Bosch. En architecture : l’art roman ou les architectes du renouveau, l’art déco. En orfèvrerie : Nicolas de Verdun, Puiforcat ou Rivir. En paramentique : les merveilleuses œuvres de l’Abbaye de Saint-Wandrille. En musique : Wagner (eh oui !), Ralph Vaughan ou des auteurs contemporains comme Tim Keyes, Patrick Cassidy ou Karl Jenkins. Et enfin, en spiritualité : la mystique rhénane et l’hésychasme orthodoxe. Je vous avais bien dit que c’était éclectique ! Plus qu’une fourmi laborieuse, je suis un papillon ou une abeille qui prend le temps de butiner tout type de fleurs pour en faire son miel intérieur…


Excusez cette longue introduction, mais elle vous donne la ligne mélodique par laquelle je vais aborder la peinture de Maurice Denis et sa spiritualité.

Biographie

Commençons donc par une rapide biographie de notre artiste (extraite du site du Musée).


Autoportrait devant le prieuré

Maurice DENIS (Granville, 1870 – Paris, 1943)

Huile sur toile, 71 x 78 cm, 1921

Musée Maurice Denis, Saint-Germain-en-Laye (France)


  • 25 novembre 1870 : Il naît à Granville (Manche). Ses parents habitent Saint-Germain-en-Laye (Yvelines), où il résidera toute sa vie. L’essentiel de ses vacances en famille se passera en Bretagne.

  • 1882-1887 : Études classiques au Lycée Condorcet à Paris, que fréquentent aussi Edouard Vuillard et Ker-Xavier Roussel.

  • Eté 1884 : Il commence la rédaction de son Journal, ininterrompue jusqu’à sa mort.

  • 1888 : Il entre à l’Académie Julian, où il rencontre Paul Sérusier, Pierre Bonnard, Paul Ranson et Henri-Gabriel Ibels, avec lesquels se constituera le groupe des Nabis, marqué par l’influence de Paul Gauguin. Il obtient le baccalauréat en philosophie.

  • 1890 : Il expose pour la première fois au Salon (Société des Artistes Français, Paris). Il publie le fameux article « Définition du néo-traditionnisme » dans la revue Art et Critique.

  • 1891 : Il fréquente le cercle du peintre Henry Lerolle, où il rencontrera des musiciens, des hommes de lettres et d’autres artistes qui deviendront ses amis : Claude Debussy, Paul Claudel, André Gide, Francis Jammes…

  • 1892 : Premier décor peint Arabesques poétiques pour la décoration d’un plafond pour Henry Lerolle, qui sera suivi de nombreuses autres décorations commandées par des particuliers, comme Ernest Chausson, Denys Cochin, Ivan Morosov et Gabriel Thomas.

  • 1893 : Il illustre Le Voyage d’Urien d’André Gide, qui inaugure une longue série de livres illustrés de lithographies et gravures sur bois.

  • 12 juillet 1893 : Il épouse Marthe Meurier.

  • Printemps 1895 : Premier voyage en Italie.

  • 30 juin 1896 : Naissance de sa première fille Noële.

  • Hiver 1897-1898 : Nouveau voyage en Italie ; Séjour à Fiesole chez Ernest Chausson et découverte de Rome avec André Gide.

  • 1899 : Premier décor religieux pour la chapelle du collège Sainte-Croix du Vésinet (Yvelines), suivi peu après d’une vaste commande pour l’église Sainte-Marguerite dans la même paroisse.

  • 7 avril 1899 : Naissance de sa seconde fille, Bernadette.

  • 1900 : Il peint l’Hommage à Cézanne et la grande composition du Laissez venir à moi les petits enfants.

  • 12 septembre 1901 : Naissance de sa troisième fille, Anne-Marie.

  • 1903 : Premier voyage en Allemagne, avec Paul Sérusier. Il peint la Vierge à l’Ecole.

  • 1905 : Voyage en Espagne.

  • 1906 : Visite à Cézanne, Signac et Renoir dans le Sud de la France. Il devient membre de la Société de Saint-Jean pour l’encouragement de l’art chrétien.

  • 2 mai 1906 : Naissance de sa quatrième fille, Madeleine.

  • Automne 1907 : Quatrième voyage en Italie, avec Marthe et les quatre filles.

  • 1908-1909 : Il peint deux ambitieux décors, L’Éternel printemps pour Gabriel Thomas à Meudon (Hauts-de-Seine) et L’Histoire de Psyché pour Yvan Morosov à Moscou (Russie).

  • 26 juillet 1908 : Achat de la sa maison Silencio à Perros-Guirec (Côtes d’Armor).

  • Octobre 1908 : Ouverture de l’Académie Ranson, où il enseignera jusqu’à 1921.

  • Janvier 1909 : Voyage en Russie et en Allemagne.

  • 11 août 1909 : Naissance d’un fils, Dominique.

  • 1912 : Il peint L’Histoire de la musique, décor pour le Théâtre des Champs-Elysées à Paris, pour lequel Auguste Perret lui construit un atelier dans l’enceinte de ce qui deviendra "Le Prieuré". Il publie Théories 1890-1910. Du symbolisme et de Gauguin vers un nouvel ordre classique.

  • 1914 : Il reçoit la commande d’une peinture monumentale pour l’église Saint-Paul de Genève (Suisse). Sur le chantier, il fera la connaissance du peintre verrier Marcel Poncet qui réalisera de nombreux vitraux pour Denis et deviendra plus tard son gendre.

  • 25 avril 1914 : Il achète à Saint-Germain-en-Laye un bâtiment de la fin du XVIIe siècle (ancien hôpital), baptisé par lui « Le Prieuré », où il habitera avec sa famille jusqu’à sa mort.

  • 19 mars 1915 : Naissance prématurée de son troisième fils, François, en pleine Première guerre mondiale.

  • Octobre 1917 : Mission de peintre aux armées en Picardie.

  • 22 août 1919 : Mort de son épouse Marthe.

  • Automne 1919 : Il fonde, avec George Desvallières, les Ateliers d’art sacré.

  • 1920 : Décors et costumes de l’opéra Saint-Christophe de Vincent d’Indy. Il peint la Bacchanale, panneau décoratif pour le magasin Le Tigre Royal à Genève.

  • 1921 : Voyage en Afrique du Nord (Algérie et Tunisie), seul avec sa fille Madeleine.

  • 1922 : Publication de ses Nouvelles théories sur l’art moderne, sur l’art sacré, 1914-1921.

  • 2 février 1922 : Il épouse, en secondes noces, Elisabeth [Lisbeth] Graterolle.

  • Printemps 1922 : Rétrospective à l’Exposition internationale de Venise.

  • 1923 : Réalisation, à fresque, des Béatitudes dans l’église Saint-Louis de Vincennes.

  • 5 janvier 1923 : Sa fille aînée Noële épouse Robert Boulet, membre des Ateliers d’art sacré.

  • 19 juillet 1923 : Naissance de Jean-Baptiste, son premier fils avec Lisbeth.

  • Printemps 1924 : Importante rétrospective au Pavillon de Marsan à Paris.

  • 1925 : Il peint L’Histoire des arts en France, décor d’une coupole du musée du Petit-Palais à Paris. Participe à l’exposition internationale des Arts décoratifs.

  • 1er février 1925 : Naissance de Pauline, sa première fille avec Lisbeth, et son dernier enfant.

  • 1927 : Achèvement du vaste décor de l’église Saint-Louis de Vincennes.

  • Automne 1927 : Voyage en Amérique du Nord (Etats-Unis, Canada).

  • 1928 : Décor de l’escalier de la Paix au Sénat, Paris.

  • Mars 1929 : Voyage en Terre Sainte, en Egypte, Turquie et Grèce.

  • 1930 : Décor de la chapelle des Franciscaines à Rouen.

  • Janvier 1932 : Il est élu membre de l’Académie des Beaux-Arts.

  • 1932 : Ouverture du musée Delacroix, rue Furstenberg, dont il est le premier conservateur.

  • 1937 : Dernier voyage en Italie.

  • 1938 : Il exécute un monumental panneau décoratif pour la salle d’assemblées de la Société des Nations à Genève, comme Vuillard, Roussel et Chastel.

  • 1938 : Décor de l’église Sainte-Odile de Lapoutroie (Alsace).

  • 1939 : Publication de son Histoire de l’art religieux.

  • 1943 : Il réalise son dernier chemin de croix pour la basilique de Thonon-les-Bains (Haute-Savoie), en pleine Seconde guerre mondiale.

  • 13 novembre 1943 : Il meurt, renversé par un camion boulevard Saint-Michel à Paris.


De toutes ces dates, retenons quelques éléments importants :

  • D’abord que c’est un globe-trotter qui n’hésite pas à aller découvrir des pays riches d’art comme l’Italie.

  • Sa famille nombreuse prend une place primordiale dans sa vie. Il sera toujours à leurs côtés, se réjouissant ou souffrant avec et pour eux comme en témoigne son Journal.



Maurice Denis dans son atelier

Édouard VUILLARD (Cuiseaux, 1868 - La Baule-Escoublac, 1940)

Peinture à la colle, 1930-1935

Musée d’Art Moderne, Paris (France)

  • Sa vocation de peintre se développe dans son enseignement, que ce soit d’abord à l’Académie Ranson, puis aux Ateliers d’Art Sacré. Son oeuvre de pédagogue et d’analyse se retrouve dans ses divers écrits.

  • Cette époque, riche de rencontres diverses, le rapprochera stylistiquement d’artistes comme Puvis de Chavannes, Gauguin, Cézanne, ou celui qui fut son condisciple, George Desvallières. Maintenant, faut-il pour autant le faire rentrer dans une catégorie ? Bien sûr, il faisait partie du groupe des nabis (les prophètes), mais n’est-il que symboliste ou de l’École de Pont-Aven ? Lui-même, dans son Histoire de l’art religieux, refuse toute catégorie, tout en reconnaissant l’influence de beaucoup, et certainement en premier lieu de Puvis de Chavannes.

  • Malgré ses voyages, Denis ressent le besoin de s’ancrer dans des lieux où il se sent bien et où sa création s’épanouit, que ce soit à Perros-Guirec ou au Prieuré de Saint-Germain-en-Laye.

  • Et enfin, voire surtout, c’est un homme de foi, habité par sa volonté de faire de son art un art chrétien comme il l’écrit dans son Journal en 1884 (il a alors 14 ans) : « Oui, il faut que je sois peintre chrétien, que je célèbre tous les miracles du Christianisme, je sens qu’il le faut. »

Un homme de foi catholique

Il est absolument passionnant de se plonger dans son Journal. Malheureusement, il est quasiment devenu introuvable : j’ai eu la chance d’en obtenir un offert par sa petite fille Claire à des visiteurs parisiens en 2004. L’œuvre est d’autant plus impressionnante que vous lisez dans les pensées, le cœur de cet homme. Ce n’est pas un ouvrage théorique, mais une fenêtre intime sur son âme. Une âme éclairée dès ses premières années par la beauté de la liturgie, la simplicité heureuse de l’eucharistie, comme en témoigne ce tableau peint à 15 ans, L’autel jaune. Notez sa signature en cartouche.


L’autel jaune

Maurice DENIS (Granville, 1870 – Paris, 1943)

Huile sur toile, 27 x 20,5 cm, 1889

Collection particulière


Il semble aimer cette pénombre dans laquelle sont plongées ces femmes (toujours de dos), alors que le mystère chrétien rayonne de sa lumière éternelle. En regardant ce tableau, on comprend son âme d’adolescent, on respire avec lui l’odeur des cierges et de l’encaustique, on entend le doux murmure du prêtre, et le cliquetis des chapelets.


D’autres tableaux nous montrent ce rassemblement eucharistique, que ce soit sur ce petit tableau des jeunes années, ou une paisible messe dans les ruines d’une église lors de la Première Guerre Mondiale que nous verrons plus tard.


La messe au prieuré

Maurice DENIS (Granville, 1870 – Paris, 1943)

Huile sur toile, 124,5 x 98 cm, 1919

Musée Le Hiéron, Paray-le-Monial (France)


À plusieurs reprises, il confessera dans son Journal l’impression que font les cérémonies liturgiques sur son âme. Ainsi, écrit-il au 15 août 1884 : « Procession des jeunes filles de la Vierge : c’est charmant, ces enfants de Marie avec ces voiles blanches : c’est la candeur, la modestie, les anges ». Ce sont ces mêmes enfants que l’on retrouve devant la façade de la chapelle du Prieuré quelques années plus tard.



Les communiantes devant la Chapelle du prieuré

Maurice DENIS (Granville, 1870 – Paris, 1943)

Huile sur carton et marouflage, 73,5 x 55 cm, 1917

Musée Maurice Denis, Saint-Germain-en-Laye (France)


Il ne s’en tiendra pas uniquement à la représentation des instants liturgiques. Comme il l’avait déclaré adolescent, il désire voir plus loin : « Oui, il faut que je sois peintre chrétien, que je célèbre tous les miracles du Christianisme, je sens qu’il le faut. » La première œuvre qui le fit connaître est le célèbre Mystère chrétien de 1889. Il n’a alors que 18 ans. Il écrivait en janvier de cette année-là : « Alléluia. Alléluia. Pour avoir retrouvé ma voie, je me réjouis et rends grâces à Notre-Seigneur Jésus-Christ. Voici que je reviens plus croyant et plus fort à ton dogme artistique, Maître de toute candeur, Initiateur sacré, ô Frère angélique. Je crois que l'Art doit sanctifier la nature : je crois que la Vision sans l'Esprit est vaine; et que c'est la mission de l'esthète d'ériger les choses belles en immarcescibles icônes. Comme il y a trois ans, au lendemain de Noël, je suis hanté par de hautains désirs. Seigneur, nous sommes quelques Jeunes, dévots du Symbole, incompris du monde qui nous raille : Mystiques ! Seigneur, je te prie, que notre règne arrive ! Souvenez-vous aussi de la gloire de Paul Sérusier qui m'a fait progresser vers l'Art meilleur ; et que son âme soit sauvée. » On ne peut séparer son progrès artistique des avancements de son âme. Ou, pour être plus juste, voir son âme grandir en se confrontant à son art.



Les arbres verts ou les Hêtres de Kerduel

Maurice DENIS (Granville, 1870 – Paris, 1943)

Huile sur toile, 46 x 43 cm, 1893

Musée d’Orsay, Paris (France)


L’écrivain Éric-Emmanuel Schmitt disait de lui : « Maurice Denis n’avait pas d’yeux, il possédait un regard. Pour peindre, il utilisait davantage sa vision que sa vue. (…) Sa foi le dota d’une folle audace. (…) Il représenta donc le territoire du rêve, les pâturages de l’azur, la présence de Jésus dans le quotidien de son temps. (…) Au lieu de peindre avec les tons du jour, il peignit avec les tons de l’âme — elle seule teinte ses tableaux. »

Aparté

Regardons maintenant quelques œuvres emblématiques. Le corpus artistique de Maurice Denis est important. Difficile de faire des choix. Pour éviter de vous noyer d’images, j’ai préféré m’arrêter avec vous sur les plus révélatrices. Et ce n’est qu’un focus ! Avec plus de temps, nous pourrions découvrir sa réflexion analytique sur l’art à travers les ouvrages qu’il a composés, particulièrement les deux Théories, et son Histoire de l’art chrétien. Mais, point trop n’en faut ! Je préfère tenter de vous donner l’envie d’aller plus loin par vous-mêmes. Et donc, au beau milieu de mon intervention, je vous propose quelques références :



  • D’abord, allez visiter le Musée de Saint-Germain-en-Laye : un Paradis.

  • Puis, plongez-vous dans les livres d’un spécialiste de son œuvre, Jean-Paul Bouillon qui porte un profond regard sur Maurice Denis. C’est ce qu’on appelle les yeux dans le bouillon ! Par exemple : « Maurice Denis, Le spirituel dans l’art ». Ou dans les catalogues des diverses expositions : « Maurice Denis : bonheur révélé », « Maurice Denis, dessinateur ». Ou encore la méditation écrite par Paule Amblard sur le chemin de Croix de la chapelle du Prieuré.

  • Il n’en reste pas moins que l’essentiel se trouve dans ses propres ouvrages : son Journal en trois tomes ; Théories, 1890-1910. Du symbolisme et de Gauguin vers un nouvel ordre classique, 1912 ; Nouvelles Théories sur l’art moderne, sur l’art sacré. 1914-1921, 1922 ; Carnets de voyage en Italie, 1921-1922, 1925 ; Histoire de l’art religieux, Flammarion, 1939. Un autre ouvrage surprenant : cet échange épistolaire avec André Gide, Maurice Denis et André Gide : Correspondance (1892-1945), éd. P. Masson et C. Schäffer, Paris, réédition : Gallimard, 2006.



  • Mais le mieux est de courir les musées, entre autre celui d’Orsay, de Brest ou au Petit-Palais ; ou de découvrir son travail de fresquiste, que ce soit à Genève, à l’église du Saint-Esprit de Paris, à Thonon-les-Bains et tant d’autres lieux dont vous trouverez aisément la liste sur internet.

Revenons-en à nos œuvres ! D’abord, le Mystère catholique que j’ai présenté en frontispice. Il y en eut plusieurs versions, je choisis celle que l’on voit à Saint-Germain.


Mystère catholique



Mystère catholique

Maurice DENIS (Granville, 1870 – Paris, 1943)

Huile sur toile, 97 x 143 cm, 1889

Musée Maurice Denis, Saint-Germain-en-Laye (France)


Il existe six versions de ce thème, mais celle-ci (deuxième version) est la plus aboutie, la plus synthétique et la plus grande.


Le sujet représenté est aussi surprenant que le titre donné. En quoi est-ce un mystère catholique ? Ce mystère serait-il celui de l’incarnation ? Que Dieu se fasse homme et vienne demeurer au milieu de son peuple ? Et que ce mystère est au fondement de notre foi universelle, catholique ? Je n’ai rien trouvé dans ses écrits pour expliquer clairement ce titre. Toujours est-il que le tableau nous montre une Annonciation quelque peu originale et différente de celles que l’on connaît.


La scène se déroule dans une pièce aux murs blanchis. Mais derrière Marie (qui, je le signale, a les traits de Jeanne Dufour dite « la douce »), une tenture carmin et fleurdelisée met en valeur le haut siège droit, bleu et entouré de clous dorés. Notons aussi cette fenêtre à double battants, chacun séparé par une croix. La fenêtre est inscrite dans une embrasure profonde, sur laquelle repose un vase bleu portant la tige d’un beau lis blanc. De chaque côté retombe un rideau blanc qui reçoit la lumière de l’extérieur. Par les vitres, on aperçoit un paysage vallonné, avec au premier plan une rangée de sapins, puis un chemin qui serpente au milieu des cultures vers un village.


Marie est assise sur ce siège droit, vêtue d’une longue robe blanche, la tête couverte d’un voile tenu par un guimpe. Elle se penche doucement vers les trois personnages qui entrent, la main droite dessinant le ventre qui va recevoir le Sauveur, alors que sa main gauche tient un petit livre, traditionnellement la Bible ouverte à la prophétie d’Isaïe (Is 7, 14 : « Voici que la vierge est enceinte, elle enfantera un fils, qu’elle appellera Emmanuel (c’est-à-dire : Dieu-avec-nous) » ). Sur sa tête, une auréole cernée de jaune couronne la Vierge.


Et devant elle, cette curieuse procession. D’abord, deux jeunes enfants de chœur, habillés d’un surplis blanc sur une soutanelle rouge. Ils tiennent en main deux cierges de procession, allumés. Eux aussi sont couronnés d’une auréole. Et enfin, ce jeune adulte nimbé, les yeux clos, vêtu d’une tunique blanche et d’une dalmatique blanche et or de diacre. De ses deux mains, il présente le message divin écrit sur un livre ouvert : « Ave Maria… » et c’est le début de l’annonce évangélique qui se déploie sous le regard de Marie. Difficile de dire si elle lit le texte. Son regard est à la fois celui de l’humilité, de l’acceptation de la volonté divine.


Ce tableau fait preuve d’une grande originalité à plusieurs titres.

  • D’abord, il transpose la scène évangélique dans notre monde contemporain, et dans un cadre domestique.

  • Mais, surtout, il l’intègre à une liturgie. Ce sont bien les deux enfants et leur cierge qui encadrent le diacre lorsqu’il monte à l’ambon pour proclamer la Parole de Dieu.

Faut-il comprendre que toute proclamation de l’évangile est une actualisation du mystère de l’Incarnation (Jn 1, 14) : « Et le Verbe s’est fait chair, il a habité parmi nous, et nous avons vu sa gloire, la gloire qu’il tient de son Père comme Fils unique, plein de grâce et de vérité » ? Ou que Marie, « trône de sagesse », est celle qui va porter en elle la Parole de Dieu ? Et enfin, que l’acte liturgique du diacre n’est plus un acte humain, mais celui de Dieu lui-même qui, par la bouche de l’homme, annonce aux hommes le Salut ?


Cette œuvre mériterait une longue méditation !


Annonciation



L’Annonciation

Maurice DENIS (Granville, 1870 – Paris, 1943)

Huile sur toile, 98 x 124 cm, signée et datée (1913) en bas à gauche

Musée des Beaux-Arts, Tourcoing (France)


Un premier regard…

Une chambre simplement meublée, dont la porte aux fenêtres couvertes d’un rideau, donne directement sur le jardin, et éclairée par une petite fenêtre, accueille la scène biblique. Marie, debout et mains jointes, est baignée par la lumière de la fenêtre qui vient éclairer le bas de sa longue robe blanche. Elle semble en prière, le regard tourné vers le ciel, donnant l’impression de ne pas s’être rendue compte de ce qui se passe à ses pieds. Devant elle, un ange vient d’entrer dans la pièce. Il est à genoux devant elle, les yeux fermés et le visage tourné respectueusement vers le sol. Ses deux grandes ailes ont la même teinte brillante et légèrement dorée que la dalmatique de diacre qu’il porte. Il présente à la Vierge ses deux mains tendues, comme une offrande, comme la prière d’un orant. Derrière lui, un jardin se dessine avec ses massifs de rhododendrons blancs bordés par un petit grillage. Dans le fond, on distingue un grand bâtiment. Serions-nous dans un jardin public ? La porte est entourée du même lierre que l’on retrouve sur la petite ouverture au dessus du lit. Dans la pièce, un modeste lit accompagne un coffre-banc de bois sur lequel est posé un livre ouvert. Sur le rebord de la fenêtre, dans un vase blanc et bleu, un lys se dresse, trois fleurs écloses alors que la quatrième est encore en bouton. Tout semble en paix, comme lors d’une fin d’après-midi d’été…


Une iconographie nouvelle…

La scène peut surprendre ! Nous sommes plutôt habitués à une représentation plus classique de la rencontre de Marie et de l’Ange. Celle-ci semble bien peu conventionnelle. Et pourtant, tout y est ! À un tel point qu’il ne nous est guère difficile de la lire et d’y reconnaître la scène biblique. Ce qui trouble, c’est cette « modernisation » de la représentation, comme si l’ange avait fait son annonce en 1913. Même la dalmatique de l’ange est contemporaine. On imagine retrouver ce genre de vêtement liturgique dans les tiroirs poussiéreux de nos sacristies. De même, il est curieux de voir le regard baissé de l’ange devant Marie, elle qui semble étrangère à ce qui lui arrive. En fait, si la porte était fermée et ne nous ouvrait pas la vue sur ce jardin, nous serions moins gênés. C’est cette ouverture de lumière qui obscurcit notre regard. Nous chercherions presque à situer la scène dans quelque jardin renommé de Paris. Maurice Denis fait ici une œuvre remarquable : nous donner simplement la scène tout en créant en nous un vrai questionnement.


Si proche de l’Évangile…

Relisez l’Évangile en regardant ce tableau. Il en est une belle et étroite représentation. Rien n’est ajouté, rien n’est retranché. Sauf peut-être le signe de l’Esprit que nous attendrions : la colombe. En fait, à la différence des représentations que nous connaissons, nous ne nous trouvons pas devant une « photographie » de l’Évangile, mais une discrète et profonde interprétation. L’ange entre-t-il ou le dialogue entre les deux protagonistes est-il terminé ? Qu’importe ! Ce que nous dévoile Maurice Denis, c’est une vision spirituelle, une expérience de la prière, une rencontre du cœur. Et là, plutôt que de nous illustrer un fait, il paraît plus proche de l’esprit de l’Évangile. Marie a fait l’expérience de Dieu. Et elle nous l’annonce…


L’expérience de Dieu…

Pour vivre cette expérience, il serait bon de nous inspirer de cette toile. Retire-toi là où ton Père te voit dans le secret, recommandait Jésus : « Mais quand tu pries, entre dans ta chambre, ferme ta porte, et prie ton Père qui est là dans le lieu secret ; et ton Père, qui voit dans le secret, te le rendra. » Matthieu 6, 6. Comme Marie qui devait prier en lisant la prophétie d’Isaïe (Isaïe 7, 14 : Voici, la jeune fille deviendra enceinte, elle enfantera un fils, Et elle lui donnera le nom d'Emmanuel), nous devrions aussi ouvrir ce livre déposé sur le coffre. Pas d’expérience de Dieu, pas d’Annonciation et de révélation de ce que Dieu attend de nous sans recevoir sa Parole. De qui viendra le message ? Peut-être de l’ange, je vous le souhaite ! Plus sûrement de l’Église, du diacre, annonciateur de la Bonne Nouvelle, dont l’ange porte la dalmatique. Pas d’expérience de Dieu qui ne se fasse hors de la communauté de croyants.


Des ouvertures…



Dans chaque cellule du Couvent Saint-Marc de Florence, Fra Angelico a peint une scène biblique sous la forme d’une fenêtre. Trois ouvertures symbolisaient l’attention du moine : une sur sa communauté (la porte qui donnait sur le cloître), une sur le monde (la fenêtre qui donne sur les toits de la ville), une sur Dieu (la fenêtre peinte par Fra Angelico). Peut-être pourrions-nous retrouver ici ces ouvertures ? À moins qu’elles ne s’imbriquent l’une l’autre ?

  • La fenêtre de gauche est celle de la pureté (symbolisée par le lys) : pureté de Marie, encore sur le bord, prête à tomber en l’amour de Dieu ; celle de Dieu, pureté de sa lumière qui vient baigner ceux qui le prient, qui donne la paix « aux hommes de bonne volonté ». Faire l’expérience de Dieu, c’est sûrement être prêt à tomber en Dieu, même si toutes nos puretés, toutes nos vertus sont loin d’être écloses ! C’est d’elle que vient la lumière, celle qui baigne Marie et qui, en même temps, la couvre de son ombre.

  • La porte est cette merveilleuse ouverture qui combine tant de sens. Elle ouvre sur le monde, sur ce monde d’aujourd’hui, qui est bien plus beau qu’on ne pourrait le croire. Elle ouvre sur le jardin de nos vies, mais aussi sur le jardin de Dieu, le Paradis, pour lequel l’Ange annonce qu’il sera bientôt ouvert. Marie est l’hortus conclusus, le jardin clos de la virginité, mais aussi celle qui nous permettra de retrouver par son Fils le chemin du jardin fermé.

  • Et il y a enfin cette petite ouverture au-dessus du lit. Elle sert souvent à aérer la pièce, non à donner de la lumière. C’est l’ouverture d’où vient le vent, l’Esprit… Quelle ouverture ai-je à faire en moi pour m’aérer ? Pour me laisser baigner du souffle de la vie ?

Regardez de près… Il est très difficile de saisir d’où vient la lumière dans le tableau. Les ombres semblent contredire les sources de lumière. Est-ce pour nous dire que la lumière de Dieu baigne toute notre vie ?


Annonce pour aujourd’hui ?

Pas d’auréole pour Marie, ni pour l’ange. Seule une lumière qui rayonne d’eux. Une jeune fille si simple, si contemporaine. Une personne comme chacun d’entre nous. Pour nous aussi, Dieu a un message personnel à délivrer. Oui, laisse-toi baigner par sa lumière ! Oui, ouvre ta porte sur le monde et sur Dieu ! Oui, aère ton esprit ! Oui, ouvre ta Bible et écoute-moi ! Oui, laisse-toi patiemment fleurir et tombe en moi ! Oui, je viens, comme l’ange, t’imposer les mains et te donner mon Esprit consolateur ! Oui, le jardin t’est ouvert ! Oui, je viens t’annoncer un Sauveur, Sauveur de tes péchés, Sauveur de la mort éternelle, Sauveur de tes petites souffrances quotidiennes pour que tu oses sortir ensuite dans la jardin luxuriant de l’amour, « une terre lointaine bien plus belle encore que les îles de corail, où je possèderai toute la lumière, toute la beauté, tout l’amour dont j’avais tellement, tellement soif ». (Dernière lettre de Guy de Larigaudie, 1940).


Marthe et Marie



Perros-Guirec : Jésus chez Marthe et Marie

Maurice DENIS (Granville, 1870 - Paris, 1943)

Huile sur toile, 1917, signée et datée en bas à gauche

102 x 157 cm

Collection particulière


Le tableau

Cette scène de repas sacré, inspirée par l'évangéliste Luc (10, 38-42), est représentée au balcon de la villa « Silencio », propriété de l'artiste à Perros-Guirec. Comme souventes les proches de Maurice Denis prennent ici les traits des personnages bibliques : près de la table, Madeleine, Anne-Marie (ses filles) et Dominique (son fils). Aucune étude ne permet de savoir qui fut le modèle pour Marie. Ce n’est pas seulement dans un décor familial que le peintre intègre à la scène biblique mais il y met aussi sa femme, Marthe, dans le rôle éponyme. Cette introduction du divin dans le cadre de la vie quotidienne et chrétienne contribue à créer des images d’une poésie et d’une pureté toutes particulières. Cette spiritualité d’un nouvel ordre est accentuée par l’emploi des couleurs qui donnent toujours aux scènes une luminosité originale : une lumière divine.


Ce que je vois





La Villa « Silencio » à Perros-Guirec, sur les hauteurs de Trestrignel / La

plage de Trestrignel (on distingue la maison des Denis au fond)


Il est intéressant de regarder ces photos de la villa et de son cadre. On reconnaît immédiatement la grosse balustrade de pierre de la terrasse et les deux rochers à droite et à gauche du cadre correspondant à la pointe à droite, et aux maisons à gauche. Le peintre a véritablement usé de son cadre de vie habituel.


On est au soleil couchant. Le soleil rayonne de ses derniers traits qui donnent cette couleur mordorée aux vaguelettes de la mer. Dans le ciel, quelques nuages roses mettent en valeur ce que Jules Verne appelait « le rayon vert ». C’est la belle lumière d’un soir d’été. Comme devant beaucoup des œuvres de Maurice Denis, je repense à la chanson de Jacques Brel : « Je suis un soir d’été »(1). Devant la balustrade massive de la terrasse, on aperçoit arbres et bosquets, dont peu restent aujourd’hui.


Sur la terrasse, la table est dressée : une belle nappe blanche, une miche de pain sortie du torchon, un plat avec deux beaux poissons, une assiette de fruits. Une femme voilée d’un fichu vert, robe à lignes vertes et blanches, apporte un plateau avec deux burettes, c’est Marthe. Une jeune fille commence à disposer les assiettes pour le repas sur la table. Une autre, habillée d’une robe rouge, les cheveux coiffés à la Jeanne-d’Arc, regarde Jésus, la tête posée sur la main : en fait, c’est son fils Dominique. Assis sur la balustrade, Jésus. Il est habillé d’une longue tunique rose et porte sur les genoux un manteau rouge cramoisi. Devant lui, au pied de la balustre, une jeune femme voilée, Marie, portant la même robe que sa sœur, est à genoux, en extase devant Jésus.


C’est vraiment le climat d’un soir d’été. Il fait doux, le soleil se couche, la famille est dans une joie profonde, la rencontre peut se faire. Une joie douce, mais pleine. Un échange simple, que ce soit celui des paroles, ou celui des regards. Un repas partagé fraternellement. Presque une sorte de torpeur spirituelle, comme celle qui endormît Adam, pour que puisse naître dans les cœurs une nouvelle Ève, celle de la foi apaisée…


Le repas d’Emmaüs


Les Pèlerins d’Emmaüs

Maurice Denis (Granville 1870 – Paris, 1943)

Huile sur toile, 177 x 278 cm, 1895

Signée du monogramme vertical et daté en bas à gauche : MAVD1895

Musée Maurice Denis, Saint-Germain-en-Laye (France)


Le tableau


« Se rappeler qu’un tableau, avant d’être un cheval de bataille, une femme nue ou une quelconque anecdote, est essentiellement une surface plane recouverte de couleurs en un certain ordre assemblées ». Maurice Denis


Sensible à l’appel de la foi dès ses premières œuvres, un voyage en Italie à la découverte des primitifs, le choc de Fra Angelico au milieu des années 1890, feront évoluer son style vers moins d’audace formelle et vers de grandes compositions plus religieuses au charme archaïque. Les Pèlerins d’Emmaüs est un tableau fondamental de cette évolution : peint en 1895, il est à cheval entre les deux tendances. Conservé au Musée Maurice Denis de Saint-Germain-en-Laye, plusieurs réductions sont connues de ce grand format de près de trois mètres. Elles ont souvent un côté un peu rigide, comme si le peintre les avait reproduites mécaniquement.


De fait, lorsqu’il peint Les Pèlerins d’Emmaüs en 1895, Maurice Denis est encore très jeune mais déjà connu par ses œuvres et ses écrits sur l’art. Profondément chrétien, il représente une scène tirée de l’Evangile selon saint Luc où Jésus ressuscité célèbre l’Eucharistie devant deux disciples rencontrés sur la route d’Emmaüs, qui vont dès lors le reconnaître. Ce thème, traité à de nombreuses reprises par le peintre, a donné lieu à toute une série de tableaux, celui conservé au musée étant le plus grand. Denis se souvient ici de la leçon de Gauguin et applique des formules fondatrices du mouvement nabi : peindre de mémoire, simplifier, recomposer, unifier. L’économie de moyens vient renforcer l’impact du message. En montrant simultanément deux scènes consécutives – la rencontre avec les pèlerins sur le chemin et le repas partagé dans l’auberge – le peintre insère dans son œuvre une nouvelle dimension de l’espace-temps.


La sobriété des tons, la stabilité de la composition, la présence de personnages et d’éléments familiers de l’artiste (son épouse Marthe et sa sœur, l’abbé Vallet, son père spirituel, le peintre lui-même, le Prieuré à l’arrière-plan…) participent à l’intimité de la scène, à son caractère paisible et recueilli, tout en donnant à penser que quelque chose d’essentiel va se produire.


Ce que je vois

Une pièce sombre, ouverte sur l’extérieur par une porte et une grande baie vitrée. Par la fenêtre, on distingue un bourg bâti sur une colline boisée. Par la porte, un groupe de personnages parle, près du seuil. Derrière eux, deux chevaux harnachés. L’intérieur est occupé principalement par une grande table couverte d’une nappe blanche et centrée sur un tapis du même ton, posé sur un carrelage en damier noir. Sur la table, deux bougeoirs, trois verres et un pain. Trois personnes sont assises sur de modestes chaises autour de la table. À droite, deux hommes semblent prier, les mains jointes sous le menton. L’homme au second plan est debout, légèrement penché et semble porter une soutane noire. En face d’eux, un homme jeune, revêtu d’une longue tunique blanchâtre, bénit le pain de la main droite, d’un geste typiquement sacerdotal. Une ombre de barbe marque son menton. Derrière lui, deux femmes d’âges différents, portant de longues robes noires, apportent deux plats, l’un telle une patène contient l’hostie, et sur l’autre les burettes nécessaires pour la messe.


Une messe ?

De fait, tout est prêt pour célébrer la messe : les fidèles en prière, le célébrant, l’autel et la nappe, le pain et le vin, les assistants. Jésus, ayant revêtu l’aube, célèbre sa première messe de Ressuscité ! N’avait-il pas été invité par les deux pèlerins à partager le repas pascal avec eux, comme on les voit le faire à la porte ? Et il est vrai que tout le récit d’Emmaüs s’appuie sur le déroulé liturgique de l’eucharistie.


Une nouvelle fois, un cadre simple, familier, des personnages connus et sereins. Toute eucharistie est rencontre avec le Christ. Et encore plus, lorsqu’elle a lieu dans le cadre familial. Dans le fond de l’œuvre, on distingue le Prieuré et sa chapelle. L’achat à peine conclu, Maurice Denis fera tout pour la restaurer et y voir célébrée la messe.


Église du Saint-Esprit



La Pentecôte

Maurice DENIS (Granville, 1870 - Paris, 1943)

Fresque (technique du Stick B), 1934

Chapelle axiale du chœur

Église du Saint-Esprit, Paris (France)


L’église

Après la Première Guerre Mondiale, le Diocèse de Paris décide de construire une nouvelle église dans le XIIe arrondissement, avenue Daumesnil, alors en pleine expansion. Il s’adresse à Paul Tournon (1881-1964), architecte réputé. Celui-ci va concevoir une église de béton armé dont le plan s’inspirera des églises byzantines, et plus particulièrement de la Basilique Sainte-Sophie d’Istanbul (la coupole en est un remarquable exemple). Sur de nombreux aspects, et malgré son ambiance sombre, ce bâtiment sera une vraie prouesse architecturale.


Construite en béton et recouverte de briques rouges de Bourgogne, l’église est dominée par un clocher de 75 mètres de haut. Après être entré par un long narthex, on débouche sur une immense nef, au plan centré surmonté par l’immense coupole de 22 mètres de diamètre, qui culmine à 33 mètres au-dessus des fidèles. L’église sera inaugurée en 1935 et restera la plus importante réalisation des Chantiers du Cardinal.

Pour la décoration intérieure de l’édifice, Paul Tournon appelle de nombreux artistes, sérail du renouveau de l’art sacré en France, tant ceux de l’Arche que ceux de l’Atelier d’Art Sacré, fondé par Maurice Denis et George Desvallières. En plus de ceux-ci, des noms prestigieux vont collaborer à la décoration de cette église : Élisabeth Branly, Louis Barillet, Paul Louzier, Jean Hébert-Stevens, Jean Gaudin, Marcel Imbs, Carlo Sarrabezolles, Jean Dunant, Henri de Maistre ou Georges Serraz.


Maurice Denis, pourtant peu habitué à ce type de technique picturale, va réaliser plusieurs des fresques en utilisant ce nouveau procédé dénommé Stick B, mis au point par Pierre Bertin et Alice Lapeyre. La peinture sera fabriquée à base d’une résine synthétique que l’on va émulsionner avec la couleur et qui devra être immédiatement posée sur le béton préalablement encollé. Comme le dira le peintre, la prépondérance est « donnée au jeu des couleurs et des formes ». Ces couleurs, disposées en grands aplats, seront franches et lumineuses. Les formes aux lignes souples seront précises. Malheureusement, l’outrage du temps, et la technique du Stick B appliquant directement la couleur sur le mur, se feront vite sentir sur les couleurs qui varient de teinte et se dégradent.


L’église devant être consacrée sous le vocable du « Saint-Esprit », le programme iconographique en sera évidemment inspiré, le thème donné étant la diffusion de l’Esprit-Saint dans l’histoire humaine. Ainsi, le peintre va réaliser en 1934 cette impressionnante fresque qui se déploie sur l’ensemble de la chapelle axiale du chœur sur le thème de la Pentecôte.


Inopportunément, peu de temps après son inauguration, l’église et ses artistes feront l’objet de critiques parfois bien acerbes. Ainsi, le Père Régamey, dominicain codirecteur de la fameuse revue L’Art Sacré, jugera les fresques peu intéressantes, écrivant ainsi en 1938 :

« Il me semble que ce n'est là que le cas le plus criant d'un vice qui est général dans les arts académiques : l'impuissance à prendre un parti, le manque de caractère des éléments dont aucun n'est arrivé à un parfait accord avec lui-même ne peuvent faire ensemble qu'une cacophonie, quelque unité artificielle qu'on leur impose. »

C’est, à mon goût, ne pas avoir pris suffisamment de temps pour contempler les œuvres de cette église, ne serait-ce que la Pentecôte !


Ce que je vois

L’ensemble de la scène se situe dans une arène romaine, ce qui est déjà assez surprenant. La structure du bâtiment dessiné s’appuie sur l’arrondi de la chapelle et profite pleinement de sa disposition architectonique, renforçant l’impression sur le spectateur. Tout du long court une citation latine qui encadre la scène (ce sont des versets extraits des Actes des Apôtres au chapitre 2). La fresque s’élève du sol au plafond, mais utilise peu la perspective, les personnages devant être tous de la même taille, à la demande de Paul Tournon, afin de donner une unité stylistique. Cela alourdit quelque peu la composition et oblige à prendre véritablement du recul pour mieux l’apprécier. Cependant, le ciborium rend difficile sa vue d’ensemble et oblige à se rendre presque au pied de l’œuvre.



Le thème de la Pentecôte sera décliné en trois registres successifs :

  • Registre supérieur : les Apôtres sont réunis au Cénacle autour de la Vierge Marie et reçoivent le don de l’Esprit sous la forme d’une colombe de laquelle tombent des rayons lumineux.

  • Registre médian : saint Paul est entouré des Pères des Églises d’Orient et d’Occident bénissant les fidèles.

  • Registre inférieur : l’Église de 1930 est évoquée au travers des sacrements.

Regardons-les plus en détail.


Registre supérieur



Sur le cul-de-four, dans un ciel bleu pommelé de nuages blancs, une colombe blanche semble envoyer des rayons dorés que l’on voit descendre jusque sur les apôtres. Les rayons lumineux se terminent alors en boules de feu, comme le décrit les Actes.


Devant la colombe, quatre anges aux ailes rouge vif, habillés tels des enfants de chœur (soutanelle rouge et surplis blanc), rendent hommage à la troisième Personne de la Trinité. D’autres anges, à l’image de ceux de Raphaël, paraissent se reposer sur le balustre.


Au-dessus, Marie est debout, vêtue d’une grande tunique blanche, soulevée par un vent mystique. Béatement, mains ouvertes, elle reçoit le don de l’Esprit, ce qui ne manque pas de surprendre (était-elle présente, rien ne l’atteste dans les Actes ; et n’était-elle pas déjà ”pleine de grâces” ?). À ses côtés, devant l’escalier, quatre autres apôtres à genoux, sont couverts des langues de feu. Deux autres groupes l’entourent plus loin, à demi cachés par le chancel en pierre (identique à celui que l’on peut voir à Sainte-Sabine à Rome). De chaque côté des colonnes, un grand rideau cramoisi flotte au vent.


Marie semble une impératrice, investie du pouvoir divin, accompagnée de ses conseillers et prête à descendre l’escalier pour rejoindre le peuple. C’est bien elle qui est mise en avant, dans tous les sens du terme, puisque les apôtres paraissent presque indifférents au don de feu qui leur est fait, une partie d’entre eux ne regardant que la Vierge.


Notons les deux petites fenêtres ouvertes sur l’extérieur dans le cul de four. Elles ont la forme que l’on donne traditionnellement aux Tables de la Loi de Moïse. Elles sont aussi traversées par les rayons spirituels, comme si l’Esprit venait donner son sens à l’Ancienne Loi, la renouveler vers une Loi d’amour.


Registre médian



Un peu plus haut que les autres, monté sur les premières marches, l’apôtre Paul (qui n’était pas encore converti au moment de la Pentecôte) est habillé comme un sénateur romain. Revêtu de la toge sénatoriale aux larges bandes rouges, il porte un manteau bleu. De la main gauche, il tient un livre, emblème des nombreuses lettres qu’il écrivit aux diverses communautés chrétiennes naissantes. Il tend la main droite en un geste quelque peu déroutant. Il est à la fois celui de la bénédiction, mais aussi le salut romain que l’on faisait à l’empereur. Saluerait-il le peuple ?


Devant lui sont alignés les Pères (appelés aussi Docteurs de l’Église) des Églises d’Orient (à la gauche de Paul) et d’Occident (à la droite de Paul). Tous portent une chasuble sur laquelle est placée le pallium (bande de tissus blanc parsemée de croix), signe du pouvoir métropolitain. En voici la liste :


Docteurs de l’Église d’Occident :

  • Saint Ambroise (en évêque tenant sa crosse),

  • Saint Augustin (le plus proche de Paul),

  • Saint Jérôme (reconnaissable à son habit de cardinal. Il tient sa traduction de la Bible en langue latine),

  • Saint Grégoire le Grand (le plus à gauche en chasuble bleu, tenant sa tiare papale).

Docteurs de l’Église d’Orient (ils sont ici plus difficilement identifiables) :

  • Saint Athanase,

  • Saint Basile (peut-être le second),

  • Saint Grégoire de Naziance (peut-être celui qui tient son bâton pastoral appelé Tau),

  • Saint Jean Chrysostome (peut-être le quatrième, tenant ses écrits),

  • Saint Cyrille d’Alexandrie.

Ils se tiennent sur ce podium, sorte de tribune pour haranguer les foules, à moins que ce ne soit l’emplacement prévu pour l’empereur dans les arènes. Sur le devant, on distingue une croix pattée et ancrée (signe de l’espérance), marquée du XP (les deux premières lettres du mot Christ en grec) entourée de pampres de vigne (signe de l’eucharistie).


Dans les arches qui s’ouvrent de chaque côté, on aperçoit à gauche la basilique Saint-Pierre du Vatican. Devant elle le Pape Pie XI qui lâche une colombe de sa main droite. Derrière lui, un assistant tient sa crosse pontificale en forme de triple croix (qui rappelle son triple pouvoir d’ordre sacré, de juridiction et de magistère). À travers l’arche de droite, on distingue la Basilique Sainte-Sophie, siège du Patriarcat Orthodoxe de Constantinople. Photios II, Patriarche en 1930, bénit aussi la foule devant sa Basilique.


L’Esprit tombe donc sur les deux églises, ses deux poumons, comme le disait Soloviev (phrase reprise par Jean-Paul II). Et ce, avec toute la tradition de l’Église, tous les saints qui l’ont fait vivre et nourrie de leurs écrits et méditations.


Registre inférieur



Ici est représentée l’Église en 1930 à travers les sacrements.


Au centre, sous la tribune, on remarque un homme presque nu, décharné, visité par un ange. Derrière, une vibrante lumière dorée illumine le pauvre homme. Faut-il y voir Pierre délivré de sa prison par l’ange (Actes 12) ? Ou la représentation symbolique des sept œuvres de miséricorde :

  • nourrir l'affamé,

  • abreuver l'assoiffé,

  • accueillir l'étranger,

  • vêtir les malheureux,

  • soigner les malades,

  • visiter les prisonniers

  • ensevelir les morts.

À gauche, un groupe de personnes entoure un évêque qui semble imposer les mains à un prêtre (l’ordination). À ses côtés, des enfants portent les signes traditionnels de leur première communion (l’eucharistie). De l’autre côté, une carmélite, deux hommes (peut-être des scientifiques) et deux religieuses en cornettes présentent un jeune enfant. Sur la gauche, deux ouvriers font peut-être allusion à la nouvelle population qui s’installe dans le quartier. Bref, une Église qui consacre et qui se veut proche de toutes les couches de la population. Une Église qui ordonne des prêtres pour sanctifier le Peuple de Dieu.


À droite, un autre groupe est aussi réuni autour d’un évêque, accompagné d’un franciscain, d’un dominicain, d’un jésuite et d’un autre religieux. Une nouvelle fois, l’évêque ordonne un prêtre pour partir au service des missions coloniales. Cette évangélisation se fera aussi avec tous les autres religieux qui béniront les populations agrégées à la France : arabes, africains, asiatiques… Il est bon de remettre cela dans le contexte d’un siècle triomphant, où la France était fière de ses colonies de par le monde…


Toujours est-il que l’Esprit descend aussi sur eux : sur cette Église qui essaie d’évangéliser ici et là-bas, sur tous les Peuples de la terre, sur tous les hommes quels que soient leur condition, leur âge, leur culture. L’Esprit n’a pas de limite, même sur cette fresque ! Il veut, en ce jour de Pentecôte, baigner le monde de sa Lumière et de son Amour.

Vie de famille



Autoportrait devant le Prieuré

Maurice Denis (Granville 1870 – Paris, 1943)

Huile sur toile, 71 x 78 cm, 1921

Musée Maurice Denis, Saint-Germain-en-Laye (France)


Il est pour moi évident que la dimension chrétienne des œuvres de Maurice Denis ne se limite pas aux sujets bibliques. Elle transparaît aussi dans d’autres sujets plus prosaïques comme les portraits, les paysages de nature ou les scènes de la vie familiale. Tout y respire un parfum de paradis recherché, une joie apaisée. Saint Augustin écrivait : « Le bonheur, c’est de continuer à désirer ce que l’on possède ». C’est ce bonheur que notre peintre cherche à imprimer sur ses toiles lorsqu’il représente les petites joies de la vie quotidienne de sa famille. Il n’y a pour lui nulle frontière entre le sacré et le profane, entre l’amour de Dieu et celui de sa femme et de ses enfants.


Sans les commenter, je voudrais vous aider à respirer ce parfum délicat, celui de la beauté, de l’amour, du bon ; ce parfum que Maurice Denis ressentira toujours comme les effluves d’un Paradis à retrouver d’abord, là où l’on vit.



La visite du parrain

Maurice Denis (Granville 1870 – Paris, 1943)

Huile sur carton, 61 x 48 cm, 1895

Collection particulière



Dominique sur l’Isard

Maurice Denis (Granville 1870 – Paris, 1943)

Huile sur carton, 37 x 25 cm, vers 1923

Esquisse préparatoire,

Collection particulière



Le dessert au jardin

Maurice Denis (Granville 1870 – Paris, 1943)

Huile sur toile, 100 x 200 cm, 1897

Musée Maurice Denis, Saint-Germain-en-Laye (France)



Soir sur la terrasse

Maurice Denis (Granville 1870 – Paris, 1943)

Huile sur toile, 93 x 107 cm, 1921

Musée Maurice Denis, Saint-Germain-en-Laye (France)



Hommage à l’Enfant-Jésus

Maurice Denis (Granville 1870 – Paris, 1943)

Huile sur toile, 114 x 159 cm, 1905

Collection particulière


Sa fille Noële a pris ici les traits de l’Enfant-Jésus. Elle enseigne à ses jeunes sœurs d’une manière presque prophétique, puisqu’elle sera un jour docteur en théologie !


Chapelle Saint-Louis du Prieuré







Dès l’acquisition de la propriété en 1914, Maurice Denis décide de restaurer et de rendre au culte la chapelle désaffectée de l’ancien hôpital. Le travail de restauration est confié à Auguste Perret, auteur des boiseries et de la tribune, selon les indications très précises de Maurice Denis. Rendue au culte dès 1922, et achevée en 1928, cette chapelle est l’ensemble religieux le plus caractéristique et le plus complet de Maurice Denis.


Dans le contexte de la reconstruction à l’issue de la Première Guerre Mondiale, elle témoigne de ses efforts pour la renaissance de l’art chrétien et constitue un manifeste religieux, artistique et patriotique. Œuvre résolument moderne dans un cadre ancien, elle est réalisée avec des matériaux volontairement modestes et des techniques variées : peinture, sculpture, vitrail…


Regardons ensemble quelques-unes des merveilleuses œuvres qui l’ornent.



Pour commencer le vitrail du chœur. Il y résume la vie du Christ en suivant quatre vers de l’hymne des Laudes composée par saint Thomas d’Aquin (Verbum Supernum prodiens, versets 13 à 16) :

Se nascens dedit socium,
convescens in edulium,
se moriens in pretium,
se regnans dat in praemium.
Naissant, il s'est fait compagnon
convive, il s'est fait nourriture
mourant, il s'est notre dette;
en son règne, il se donne en prix.

Il représente ainsi la Nativité, la Cène, la Crucifixion, le Paradis étant peint dans la continuité sur la voûte. Autour de la Nativité, Maurice Denis réunit, avec lui, tous les membres de sa famille. Dans la Cène, Jésus au visage rayonnant est entouré de ses apôtres qui prennent les traits de ses proches et amis engagés dans la vie chrétienne : son graveur Jacques Beltrand, son mécène Gabriel Thomas, le poète et homme politique Adrien Mithouard, ou le peintre et collectionneur Henry Lerolle. La Crucifixion est très proche du Sacré-Coeur crucifié que nous verrons plus loin.



Il peint aussi la porte du tabernacle sous les traits de Jésus à la treille, derrière une grille. L’idée rappelle une aquarelle de James Tissot :


Christ à la treille

James Tissot (Nantes 1936 – Chenecey-Buillon, 1902)

Aquarelle sur carton, 14, 4 x 17, 6 cm, 1890

Brooklyn Museum, New-York (U.S.A.)


Comment ne pas penser aux versets du Cantique des Cantiques (Ct 2, 9-10) : « mon bien-aimé, pareil à la gazelle, au faon de la biche. Le voici, c’est lui qui se tient derrière notre mur : il regarde aux fenêtres, guette par le treillage. Il parle, mon bien-aimé, il me dit : [LUI] Lève-toi, mon amie, ma toute belle, et viens… », ou le commentaire poétique de Louis Mercier (1870-1951) : « Voici le Bien-Aimé que la grâce accompagne ! Le voici qui, pareil au faon léger, bondit De la colline à la montagne. Il vient vers ma fenêtre, et son œil s'enhardit à me chercher parmi les feuilles de la treille ; Il m'a vue, il m'appelle, il dit : — Lève-toi, mon amie, ô ma douce merveille, Lève-toi. L'hiver fuit et la pluie a cessé ; La fleur dans le bourgeon s'éveille. Écoute, la saison des chants a commencé ; On entend soupirer la jeune tourterelle Au bord du nid qu'elle a tressé. Regarde ; le figuier a sa feuille nouvelle, Et les vignes en fleur embaument le matin ! Cesse donc, ô ma toute belle, Cesse de te cacher aux grottes du ravin ; Montre-moi ton visage, et que ta voix m'enivre De ton chant plus fort que le vin. — Mon Bien-Aimé, j'accours et suis prête à te suivre.«


Le Chemin de croix, à hauteur d’œil, représente la phase purgative, à laquelle Maurice Denis invite celui qui pénètre dans les lieux. « C’est l’idée de partager la souffrance du Christ qui porte sa croix », explique Martine Sautory, historienne de l’art. Pourtant, les scènes de la Passion garde un caractère apaisé, pour ne pas dire d’espérance. Espérance dans le Salut promis, espérance d’une lumière, espérance traduite par les couleurs et les attitudes des personnages. Je ne vous en montre que trois :



Première station : Jésus est condamné à mort


Deuxième station : Jésus est chargé de sa croix



Quatorzième station : Jésus est déposé au tombeau


Arrêtons-nous maintenant sur les diverses peintures murales, achevées en 1930. Les vertus cardinales de saint Louis viennent orner les lambris du chœur. Quatre saints de France, chers au peintre sont représentés dans les parties hautes du chœur.





Notez ce très beau vitrail de la Vierge à l’Enfant.


Il retiendra ensuite le thème des Béatitudes (Mt 5), comme il l’écrit à son ami le moine-peintre Jan Verkade : « Sur les murs, à fresque et à mi-hauteur, la Procession des Béatitudes : ceux qui pleurent, ceux qui sont doux, les Vierges, les Martyrs : chaque groupe précédé d’un ange marchant et exprimant le sentiment du groupe. »


L’originalité de Maurice Denis sera de sortir de l’habituelle représentation sous forme de symboles ou d’allégories. Il commencera par en faire des croquis, encore conservés à Saint-Germain.


Je reprends ici un texte de Claude de Martel rédigé en 2015 :


Chaque tableau doit représenter un groupe de personnages à l’arrêt ou en marche. Dans les quatre premiers croquis, les groupes sont arrêtés par une forme suggérant un ange ; dans les quatre derniers, les groupes sont en marche, précédés par d’autres figures angéliques. Dans tous les cas, l’ange est situé sur la gauche, le groupe occupant le centre et la droite du dessin. Des indications manuscrites suggèrent ce que devra être le décor des scènes représentées : « Assise » pour la première « Béatitude », « le printemps en fleurs » pour la seconde « Béatitude » « Beati Mites », par exemple. L’identité ou la qualité de nombreux personnages est déjà identifiée : Saint François d’Assise, Fra Angelico, un enfant mort, un soldat, un curé, etc. Malgré leur caractère très sommaire, ces croquis permettent de deviner clairement les réponses de fond et de forme que Maurice Denis entend apporter au défi de la représentation des « Béatitudes ».


Certes celles-ci constituent un idéal pour tous les chrétiens, mais cet idéal n’est pas inaccessible : la vie de tout chrétien n’est, en réalité, qu’une marche dans sa direction, un chemin de sainteté emprunté par les grands saints des siècles passés, mais aussi par une foule de croyants anonymes, lointains ou proches dans l’espace et dans le temps. Et au cours de ce pèlerinage terrestre, l’humanité côtoie déjà les vérités célestes, dans un entre-deux où les anges sont constamment présents, comme précurseurs, guides, intercesseurs.


Pour Maurice Denis, représenter les « Béatitudes », ce n’est donc pas représenter quelques êtres exceptionnels, quelques rares élus, mais l’humanité toute entière en marche – en procession - vers Dieu, avec le concours du Christ et des anges. Tel est le sens du choix qu’il note dans son carnet en 1914-1915


Regardons-les :







Et terminons la visite de cette chapelle par le très beau Sacré-Coeur.



Confrontation avec Desvallières

C’est assez surprenant de voir l’amitié qui lia Maurice Denis et George Desvallières. Non pas sur leurs qualités artistiques, ni même sur leurs talents de pédagogue, mais plutôt sur une typologie de l’âme bien différente. Il est vrai que Desvallières a vécu la Première Guerre Mondiale de l’intérieur, y participant comme officier supérieur. Il y a perdu un fils, traumatisme qui le suivra toute sa vie. Maurice Denis, lui, fut seulement mobilisé en 1917, ayant la charge d’une famille nombreuse, et affecté comme peintre de l’armée.


La dureté de la guerre, la boucherie à laquelle fut confronté Desvallières, les souffrances, mais aussi sa foi inéluctable en la présence christique au milieu des affres de cette période, ont marqué sa peinture. Vous pouvez, par exemple, aller lire ce que j’avais écrit sur la chapelle du château de Saint-Privat (https://www.olivierplichon.com/post/vie-dimanche-de-pâques-b)




Le sacrifice de la guerre / Le grand sacrifice du Calvaire

George DESVALLIÈRES (Paris, 1861 - Paris, 1950)

Huile sur toile marouflée, 1922, 375 x 1273 cm

Chapelle du château, Saint-Privat (France)


Ou sur le Sacré-Coeur (https://www.olivierplichon.com/post/19-jours-après-la-pentecôte-sacré-cœur).


Dans ses œuvres, tourmentées par les évènements sanglants, apparaît toujours le Christ, réconfort des soldats, seule issue pacifique.


Les quelques œuvres de Maurice Denis relative à 14-18 sont des représentations « officielles » de dégâts portés aux monuments ou au matériel des français, comme cette sucrerie :



Sucrerie de Flavy-le-Martel

Maurice DENIS (Granville, 1870 - Paris, 1943)

Huile sur toile, 51 x 67 cm, 1917-1918

Collection particulière


Et quelques scènes « de genre » comme les soldats s’apprêtant à tirer, ou ceux qui assistent à la messe dans une église ruinée :



Messe à verneuil

Maurice DENIS (Granville, 1870 - Paris, 1943)

Huile sur toile, 73 x 54 cm, 1917-1918

Collection particulière


Mais aucune peinture de soldat blessé ou souffrant, de bombardements ravageurs, ou de combats. Les deux champs de vision sont, non opposés, mais regardés avec un angle différent. Et pourtant, c’est le même prisme : celui de l’espérance. Desvallières la met en exergue comme une faible lumière aux milieu des ténèbres guerrières, Denis la montre dans l’apaisement de la messe. L’un la voit naître dans le malheur, l’autre la voit rayonner dans la joie intérieure. Deux façons bien différentes. Mais aucune ne l’emporte sur l’autre, car toutes les deux sont de l’ordre de la vie de l’âme, de la relation au Christ. Certains s’arrêtent plus sur le Jeudi saint comme joie d’une communauté rassemblée qui célèbre autour du Christ. D’autres sur le Vendredi saint, comme espérance au milieu des souffrances. Certains autres sur le Samedi saint, silence de la foi. Mais tous se retrouvent dans l’émerveillement et la joie partagées du Dimanche de Pâques.


Comme vous l’avez vu sur les stations du Chemin de Croix du Prieuré, même si les événements de la Passion sont relatés, les couleurs, la lumière, les attitudes, tout est transfiguré par l’attente d’une résurrection assurée. À chaque station, on pourrait mettre sur les lèvres du Christ cette citation de l’Apocalypse (Ap 21, 5) : « Voici que je fais toutes choses nouvelles. », elle-même reprise du livre d’Isaïe (Is 43, 19) : « Voici que je fais une chose nouvelle : elle germe déjà, ne la voyez-vous pas ? Oui, je vais faire passer un chemin dans le désert, des fleuves dans les lieux arides. »



Sacré-Coeur crucifié (ou de la Triennale)

Maurice DENIS (Granville, 1870 - Paris, 1943)

Huile sur toile, 98 x 107 cm, 1916

Musée Maurice Denis, Saint-Germain-en-Laye (France)


Pourtant, une œuvre de Maurice Denis se rapproche de celles de Desvallières : Le Sacré-Coeur crucifié. Il est intéressant de la comparer à un carton de George Desvallières : Le Sacré-Coeur.



Sacré-Coeur

George Desvallières (Paris, 1861 - Paris, 1950),

1920, huile sur carton, 115 x 85 cm, 1920

Donation Les Amis de la maison d’Ananie

Musée le Hiéron, Paray-le-Monial (France)


Typologie de son âme

Je m’achemine enfin vers ma conclusion ! Vous l’avez compris, je suis intimement convaincu de la dimension spirituelle de la peinture de Denis. Ainsi écrit-il dans Les nouvelles directions de l’art chrétien en 1919 : « Jamais nous n’avons eu une plus belle et plus tragique occasion de manifester la vitalité du catholicisme et du génie français. L’utilisation de la victoire, c’est pour nous le devoir de rebâtir nos églises et de les parer, non à l’ancienne mode, mais avec nos moyens, avec notre sensibilité d’aujourd’hui, non avec notre érudition mais avec notre piété et notre cœur. »


Avec notre piété et notre cœur. Sa piété se révèle dans sa peinture : il a besoin de représenter les scènes évangéliques dans un climat de lumière, de joie intérieure, de mystère que l’on tente d’atteindre. Bien sûr, elles gardent un trait discret de mélancolie. Victor Hugo ne disait-il pas que « la mélancolie, c’est le bonheur d’être triste » ? Car, malgré cette joie, ces fleurs, ces arbres, ces couleurs, ces lumières, Denis a compris que ce bonheur n’est pas de ce monde. Il le confesse après la mort de son fils Jean-Jacques en 1895 : « Il n’y a que le rêve d’aimer qui ait perdu à cette évolution de la vie : car c’est un rêve et rien de plus. Il faut en avoir une conception autre, celle qui est théologique, celle qui convient à la réalité. Le temps passe très vite, les minutes écoulées ne reviendront jamais, les bonheurs enfouis sont trop loin : l’homme et la femme se complètent sans se comprendre, les âmes ne peuvent pas s’unir, qu’à Dieu. »



Paradis

Maurice DENIS (Granville, 1870 - Paris, 1953)

Huile sur bois, 50 x 75 cm, 1912

Musée d’Orsay, Paris (France)


Les bonheurs enfouis sont trop loin… L’homme et l’artiste ont hâte de retrouver ce paradis perdu. Même si on peut l’effleurer du doigt sur cette terre. Un paradis qu’il a tenté de représenter sur cette toile. Un paradis où nous serons comme des anges dansant pour la Gloire de Dieu. Un paradis de fleurs et de vertes plantes, un paradis qu’il a essayé de faire vivre à Saint-Germain.


Mais un paradis qui sera celui de la joie profonde, intérieure, de la joie qu’il a ressenti dans ses amours avec Marthe puis Lisbeth, avec chacun de ses enfants, puis de ses petits-enfants. Un paradis de paix, de plénitude qu’il vivait à chaque eucharistie.


Un paradis qui n’est pas inaccessible, mais qui laisse des reflets dans notre vie quotidienne. Comme le Caravage, Maurice Denis représente toutes ses peintures en synchronie avec son époque, que ce soit dans les décors où il vit, dans les costumes, ou même dans les personnages souvent empruntés aux visages de sa famille. Le Paradis ne se cherche ni dans le passé qui a fui, ni dans un avenir qui ne sera jamais celui que nous avons rêvé, mais dans un présent où la joie divine se dévoile comme une brume matinale qui se lève sur nos âmes.


L’un des catalogues d’exposition parle de l’artiste comme celui qui montre « un bonheur rêvé ». Je n’aurais pas utilisé ces mots. D’abord, parce que le bonheur est quelque chose de fugace. Et il peut vite devenir malheur. Le bonheur c’est comme l’état de la mer en surface. Ce qui importe c’est de trouver le courant de fond, celui qui n’est pas modifié par notre état d’esprit, mais plutôt celui de notre état d’âme. Ce courant de fond s’appelle la joie, celle dont parle le Christ dans l’évangile de Jean (Jn 15, 11) : « Je vous ai dit cela pour que ma joie soit en vous, et que votre joie soit parfaite. » Maurice Denis n’est pas le peintre d’un bonheur rêvé, mais d’une joie effleurée, caressée et espérée. Et je comprends mieux pourquoi je l’aime tant !


Élèves et influences

Je terminerai par un élément. Comme professeur, entre autres aux Ateliers d’Art Sacré, Maurice Denis a eu plusieurs élèves. Même Tamara de Lempicka ! Mais j’ai découvert un peintre qui fut de ses disciples : Philippe LEJEUNE (1924-2014). Il fut l’époux de Geneviève Dormann, et le frère du professeur Lejeune.


J’ai eu l’occasion de commenter un de ces tableaux (https://www.olivierplichon.com/post/xie-dimanche-du-temps-ordinaire-c) qui est pour moi dans le droit fil de son maître : Le repas chez Simon. Je vous l’offre en guise de découverte !



Le repas chez Simon

Philippe LEJEUNE (Montrouge 1924 – Étampes 2014)

Huile sur toile, 195 x 115 cm, 1950

Musée Landowski, Boulogne-Billancourt (France)


Conclusion

Ma conclusion sera laconique : lisez ses œuvres, contemplez ses tableaux, entrez avec lui dans le mystère chrétien ! Il fait partie pour moi des rayons qui me mènent au Christ, au point que j’aime prier devant ses tableaux, ce qui n’est pas donné à tout peintre chrétien.



L’ornement vert : la messe à Perros-Guirec

Maurice DENIS (Granville, 1870 - Paris, 1953)

Huile sur carton, 40,7 x 41,1 cm, vers 1905

À vendre chez Tajan !


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(1)

Et la sous-préfecture fête la sous-préfète

Sous le lustre à facettes il pleut des orangeades

Et des champagnes tièdes, et les propos glacés

Des femelles maussades de fonctionnarisés

Je suis un soir d'été


Aux fenêtres ouvertes, les dîneurs familiaux

Repoussent leurs assiettes et disent qu'il fait chaud

Les hommes lancent des rots de chevaliers teutons

Les nappes tombent en miettes par-dessus les balcons

Je suis un soir d'été


Aux terrasses brouillées quelques buveurs humides

Parlent de haridelles et de vieilles perfides

C'est l'heure où les bretelles soutiennent le présent

Des passants répandus et des alcoolisants

Je suis un soir d'été


De lourdes amoureuses aux odeurs de cuisine

Promènent leur poitrine sur les flancs de la Meuse

Ils leur manquent un soldat pour que l'été ripaille

Et monte vaille que vaille jusqu'en haut de leurs bas

Je suis un soir d'été


Aux fontaines les vieux bardés de références

Rebroussent leur enfance à petits pas pluvieux

Ils rient de toute une dent pour croquer le silence

Autour des filles qui dansent à la mort d'un printemps

Je suis un soir d'été


La chaleur se vertèbre, il fleuve des ivresses

L'été a ses grand-messes et la nuit les célèbre

La ville aux quatre vents clignote le remords

Inutile et passant de n'être pas un port

Je suis un soir d'été

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