Mené, Mené, Teqèl, Ou-Pharsine. -

Le festin de Balthazar,
Rembrandt Harmenszoon van Rijn (Leiden, 1606 - Amsterdam, 1669),
Huile sur toile, 167,6 x 209,2 cm, 1636,
National Gallery, Londres (Royaume-Uni)
Lecture du livre du prophète Daniel (Dn 5, 1-6.13-14.16-17.23-28)
En ces jours-là, le roi Balthazar donna un somptueux festin pour les grands du royaume au nombre de mille, et il se mit à boire du vin en leur présence. Excité par le vin, il fit apporter les vases d’or et d’argent que son père Nabucodonosor avait enlevés au temple de Jérusalem ; il voulait y boire, avec ses grands, ses épouses et ses concubines. On apporta donc les vases d’or enlevés du Temple, de la maison de Dieu à Jérusalem, et le roi, ses grands, ses épouses et ses concubines s’en servirent pour boire. Après avoir bu, ils entonnèrent la louange de leurs dieux d’or et d’argent, de bronze et de fer, de bois et de pierre. Soudain on vit apparaître, en face du candélabre, les doigts d’une main d’homme qui se mirent à écrire sur la paroi de la salle du banquet royal. Lorsque le roi vit cette main qui écrivait, il changea de couleur, son esprit se troubla, il fut pris de tremblement, et ses genoux s’entrechoquèrent. On fit venir Daniel devant le roi, et le roi lui dit : « Es-tu bien Daniel, l’un de ces déportés amenés de Juda par le roi mon père ? J’ai entendu dire qu’un esprit des dieux réside en toi, et qu’on trouve ch ez toi une clairvoyance, une intelligence et une sagesse extraordinaires. J’ai entendu dire aussi que tu es capable de donner des interprétations et de résoudre des questions difficiles. Si tu es capable de lire cette inscription et de me l’interpréter, tu seras revêtu de pourpre, tu porteras un collier d’or et tu seras le troisième personnage du royaume. » Daniel répondit au roi : « Garde tes cadeaux, et offre à d’autres tes présents ! Moi, je lirai au roi l’inscription et je lui en donnerai l’interprétation. Tu t’es élevé contre le Seigneur du ciel ; tu t’es fait apporter les vases de sa Maison, et vous y avez bu du vin, toi, les grands de ton royaume, tes épouses et tes concubines ; vous avez entonné la louange de vos dieux d’or et d’argent, de bronze et de fer, de bois et de pierre, ces dieux qui ne voient pas, qui n’entendent pas, qui ne savent rien. Mais tu n’as pas rendu gloire au Dieu qui tient dans sa main ton souffle et tous tes chemins. C’est pourquoi il a envoyé cette main et fait tracer cette inscription. En voici le texte : Mené, Mené, Teqèl, Ou-Pharsine. Et voici l’interprétation de ces mots : Mené (c’est-à-dire “compté”) : Dieu a compté les jours de ton règne et y a mis fin ; Teqèl (c’est-à-dire “pesé”) : tu as été pesé dans la balance, et tu as été trouvé trop léger ; Ou-Pharsine (c’est-à-dire “partagé”) : ton royaume a été partagé et donné aux Mèdes et aux Perses. »
Méditation
Ce tableau que l’on peut voir à Londres est une belle et précise illustration du récit du livre de Daniel. Balthasar roi de Babylone, au centre, coiffé d’un turban oriental, préside le banquet qu’il a ordonné avec la vaisselle sacrée du temple de Jérusalem. Au moment où, à droite, une servante allait lui verser à boire, une main surnaturelle inscrit en lettres lumineuses sur le mur derrière lui une formule mystérieuse que seul le jeune prophète juif Daniel saura interpréter. Rembrandt suit, pour cette inscription, l’interprétation que son voisin, le rabbin Menasseh ben Israel, proposait dans son livre, le De Terminis vitae : si les devins babyloniens n’ont pas su lire l’inscription divine, ce n’est pas parce qu’ils ne lisaient pas l’hébreu, mais parce que les lettres étaient disposées non horizontalement, comme à l’ordinaire, mais verticalement, en cinq colonnes de trois lettres qu’il fallait lire ainsi, de droite à gauche : MéNE, MéNE, TéQeL, UPhaR SIN, pesé, pesé, compté, divisé (le premier mot est répété, le dernier mot occupe deux colonnes). On sait comment Daniel interpréta le message : tu as été pesé, ton temps est compté, ton royaume sera divisé. Le lendemain, Babylone était prise par les Perses.
Le moment choisi par Rembrandt est le moment où Balthasar se retourne pour lire l’inscription, que la main achève de tracer. Dans son geste de la main gauche, il déséquilibre la servante, qui renverse le vin sur sa manche. Le tableau superpose deux écrans : l’écran traditionnel, formé par le manteau de Balthasar, sépare un espace restreint, occupé par le roi et par sa servante, de l’espace vague, à gauche, où sont représentés le spectateur de la scène ; mais il y a aussi l’écran de projection que forme en haut à droite le mur, avec son inscription lumineuse. Curieusement, la main de Dieu est une main droite disposée à gauche, comme celle de Balthasar. La main n’écrit donc pas en face d’elle, mais « contre soi », en aveugle, comme un homme écrirait sur son ventre : Rembrandt signifie par là que Dieu est derrière l’écran, et conçoit les lettres lumineuses comme des fentes de derrière lesquelles la lumière divine irradie.
Un homme qui se met à boire en compagnie de ses convives. Cela n’a rien d’exceptionnel, sauf si l’hôte est un roi, et un roi qui, dans son ivresse, va blasphémer en utilisant une vaisselle sacrée. En aparté, vous ne pouvez pas imaginer le nombre de calices qui sont rachetés à des maisons religieuses, ou à des paroisses abandonnées pour en faire de jolies coupes sur votre table de Noël ! Il suffit de lire la Gazette Drouot ou de faire un tour au Carré des antiquaires du Louvre. Ce sont pourtant toujours des objets consacrés au culte… Mais le sens du sacré est devenu inexistant, ou alors transféré sur la voiture ou autre objet superfétatoire…
J’en reviens à Balthasar. Il boit, il fait la fête et commence à faire n’importe quoi. « Tu t’es vu quand t’as bu ? » disait une publicité. On apporte les vases sacrés, on boit dedans et la fête part de plus belle. En fait, elle dégénère. La raison n’y a plus sa place… le coeur non plus ! C’est l’inconscience qui a pris le dessus. Mais qu’importe ! On va même jusqu’à ajouter au blasphème un autre blasphème : on loue des dieux vains et inexistants. Jusqu’à ce qu’un événement mette fin à ce tintamarre...
Là, en une seconde, l’ivresse disparaît et laisse place à la terreur : une main écrit sur le mur ! Le roi s’effondre comme une chiffe molle : « Lorsque le roi vit cette main qui écrivait, il changea de couleur, son esprit se troubla, il fut pris de tremblement, et ses genoux s’entrechoquèrent ». On s’y voit ! De prétentieux, orgueilleux et fanfaron, cet homme redevient un petit enfant tremblant et qui doit être à deux doigts d’appeler sa maman à la rescousse ! Il est tellement apeuré qu’il en renverse les coupes de vin sur ces voisins. Et en plus, il est stupide ! Stupide car j’imagine bien que ce roi dont le père avait conquis Israël devait au moins maîtriser un minimum de la langue hébraïque. Mais voilà que le simple fait qu’elle ne soit pas écrite dans l’ordre habituel l’empêche de comprendre.
C’est alors qu’on se souvient de cet enfant qui sut interpréter les songes du père du roi, et l’on fait venir le petit Daniel (qui n’est plus petit !). Mais, même en demandant de l’aide au prophète, le roi continue de blasphémer prenant Daniel pour un de ses mages qui sait interpréter les paroles du panthéon des dieux. Lui, Daniel, ne croit pas à tous ces dieux. Lui, il a donné sa vie et sa foi au Dieu unique, le « Seigneur du ciel » comme il le nomme. Et le don de prophétie que Dieu lui a donné ne se monnaye pas. Dieu ne s’achète ni ne se vole. On ne peut s’emparer de Dieu comme le roi s’est emparé des vases sacrés du Temple. Parfois, certains tentent encore de s’emparer de Dieu lorsqu’ils cherchent à prendre l’hostie des mains du prêtre plutôt que de la recevoir dans leurs mains. Dieu ne se saisit pas, comme voulait le faire Marie-Madeleine au tombeau, Dieu se reçoit humblement.
Et c’est ce que Daniel va lui faire comprendre : tu as voulu t’emparer des biens du Seigneur, il va tout te reprendre. Tu n’as pas su rendre grâce au Dieu du ciel, tu l’as blasphémé en louant des dieux de fer et d’argile, tu as cru que tes forces et ton pouvoir ne venaient que de toi… mon pauvre, Dieu va tout te reprendre : ton règne, ta vie et ton royaume !
La liturgie nous donne un texte raccourci. Mais faites l’effort de lire le récit en entier. Vous verrez alors que, en premier lieu, la reine va essayer de calmer le jeu qu’est en train de mettre en branle le roi. Elle lui propose une issue. Le roi s’y intéresse un temps puis en revient à son vin. Mais quand arrive enfin Daniel pour interpréter l’énigmatique sentence inscrite au mur, il commence par un long discours passant en revue l’histoire de Nabuchodonosor, le père de Balthazar, qu’il donne en exemple. Un point est souligné, son orgueil, sa démesure. Nabuchodonosor a payé jusqu’à ce qu’il reconnaisse que Dieu est le maître. Ainsi, son père a compris son erreur et a enfin reconnu le pouvoir du Dieu des hébreux. Comment le fils peut-il faire la même erreur ? Comment peut-il, encore plus que son père, s’enfermer dans son orgueil, sa démesure et sa folie ? Ainsi il est clair que le comportement de Balthazar est incompréhensible et injustifiable, il n’a pas humilié son coeur, il s’est élevé contre le Seigneur du ciel. La sentence est tombée !
Comme il est difficile de passer une succession à ses enfants ! Comme il est difficile de ne pas se laisser enivrer, non pas seulement par le vin, mais aussi et surtout par la richesse, le pouvoir et la stupidité. Balthasar aurait dû écouter l’évangile d’il y’a quelques jours et s’asseoir, réfléchir, avant de vouloir partir à la conquête du trône de Dieu ! il aurait dû - autre anachronisme, je vous le concède - écouter ce que Jésus répondit à Pilate (Jn 19, 10-11) : « Pilate lui dit alors : « Tu refuses de me parler, à moi ? Ne sais-tu pas que j’ai pouvoir de te relâcher, et pouvoir de te crucifier ? » Jésus répondit : « Tu n’aurais aucun pouvoir sur moi si tu ne l’avais reçu d’en haut ; c’est pourquoi celui qui m’a livré à toi porte un péché plus grand. »
« Le pouvoir tend à corrompre et le pouvoir absolu corrompt absolument ! » disait Lord Acton. En tous les cas, il corrompt absolument l’intelligence et la raison.