Changer de tabouret…

Pour qu’un tabouret tienne, il lui faut au moins trois pieds.
Ce temps du Carême, ces quarante jours, ce temps de désert est peut-être pour nous l’occasion de vérifier notre tabouret vital, voire d’en changer, du moins de le remonter.
Trop souvent, celui que nous utilisons ne sert qu’à nous asseoir, rarement à accueillir les autres, encore moins le Tout Autre.
Et les trois pieds qui le composent sont ainsi orientés, organisés autour de nous. Un tabouret peut-être un peu égotiste, à défaut d’être égoïste…
Trois pieds que l’on pourrait nommer ainsi : moi et mes plaisirs, ma santé et mon affectivité ; moi et mes amis, ma famille, mes collègues ; moi et mes biens, mes propriétés, mes richesses.
Ne soyons pas moralisateurs… ils ne sont pas si mauvais que cela. Et en plus ils sont bien nécessaires. Qui se plaindrait d’avoir une bonne santé, qui ne voudrait avoir le minimum vital pour vivre, qui renierait sa famille et son travail ?
Ce n’est pas qu’ils soient mauvais ces pieds de tabouret, c’est simplement que nous les avons mis à l’envers ! Et du même coup, pas facile de trouver un équilibre, et encore moins de se sentir bien assis !
Quarante jours pour retourner le tabouret, quarante jours pour remettre droits les pieds, quarante jours pour retrouver le plateau et s’asseoir dessus plutôt que sur les pieds. Quarante jours pour remettre les choses à leur place, retrouver une hiérarchie, un sens sacré.
L’intérêt du tabouret, plus que les pieds, c’est le plateau !
Car je ne vous ai pas encore expliqué ce qu’est le plateau… Il sert à poser notre “fondement”. Il est le fondement, la base, la partie la plus importante, que les pieds vont élever afin que nous trouvions une juste posture, une bonne assise, que nous soyons bien, à l’aise et en équilibre. Équilibre ? Un mot amusant et passionnant. Equi… ce qui est juste, équitable. Tiens… une table maintenant ! Libre… être libre. Être en équilibre : être libre et juste. Ou une justice qui nous rend libre, comme la vérité. Une justesse qui nous permet de trouver un équilibre dans nos vies. Une vie équitable, qui table sur une vie stable ! Cette table, ce plateau pour lequel les pieds donnent stabilité, ce plateau pour notre fondement, me semble être une belle image du Christ, celui sur qui on peut se reposer, celui sur qui on peut s’appuyer, celui qui nous fonde et nous donne notre stabilité, celui qui remet les pieds à leur juste place, sans nier leur utilité. Au contraire, sans les pieds, le plateau est à terre. Mais sans le plateau… les pieds risquent de s’avérer dangereux !
Remettons en ordre !
Avant de regarder comment être bien assis sur ce plateau, regardons une nouvelle fois les pieds pour bien les utiliser. Je vous les redis :
moi et mes plaisirs, ma santé et mon affectivité ;
moi et mes amis, ma famille, mes collègues ;
moi et mes biens, mes propriétés, mes richesses.
Le problème est peut-être simplement la place du moi… Il semble être l’aboutissement de mes besoins. Tout semble s’orienter à lui. Alors qu’il devrait plutôt en être seulement le point de départ.
Il ne me semble pas que l’Évangile nous invite à nous nier, à nous déprécier, à nous voir comme des moins que rien. Je me rappelle cette petite réponse du Christ au scribe : “Tu aimeras le Seigneur ton Dieu de toute ton âme, de tout ton esprit, de toute ta force (âme, esprit et corps comme le définit Platon), e t il est un second commandement égal au premier, tu aimeras ton prochain comme toi-même”.
En fait, trois amours : Dieu, les autres et moi-même. Mais trois amours organisés, mis en ordre, intimement liés mais ordonnés. Si j’aime Dieu, j’aimerai les autres, et si j’aime les autres, j’apprendrai à m’aimer. Et si je m’aime avec mes richesses et mes pauvretés, alors je comprendrai et aimerai les autres. Et en aimant les autres, j’apprendrai à aimer Dieu.
Donc, nullement question de ne pas nous aimer, de nous déprécier. Simplement lier les choses, lier les amours, lier les pieds au plateau. Trois pieds, trois amours, trois choses qui font l’homme : corps, âme et esprit.
Retourner les pieds…
Ainsi, peut-être serait-il meilleur de dire :
Mon affectivité qui trouve son épanouissement en l’autre, ma santé pour le bien de tous, mes plaisirs pour les partager.
Mes amis, ma famille, mes collègues qui me font vivre, qui me donnent vie.
Mes biens, mes propriétés, mes richesses pour le service des autres.
Les mêmes pieds, mais plantés autrement. Peut-être même des pieds liés à mes trois amours, à mes trois constituants.
Mon corps tourné vers l’autre,
Mon amour tourné vers l’autre,
Mon esprit tourné vers l’autre,
Ou encore :
Mon amour qui prend sa source en Dieu : le Christ a parlé de la prière que Dieu entend dans le secret.
Mon amour qui se réjouit en l’autre : le Christ a parlé du partage, de l’aumône que Dieu voit dans le secret.
Mon amour qui prend conscience de l’être merveilleux que je suis : le Christ a parlé du jeûne qui permet à Dieu et à moi-même de se voir dans le secret du manque.
Ajouter le plateau.
Dernière étape. Maintenant que les pieds sont bien ajustés, dans le bon sens, il reste à fixer le plateau. Ou à fixer les pieds au plateau plutôt. Bref, tout réorienter à Dieu, au Christ, à l’Évangile. Comprendre que c’est lui, et lui seul qui donne assise à nos vies, à nos coeurs, à nos corps, à notre être. Si nous avons bien réorientés nos pieds, ils s’insèreront tout seul, sans difficulté. Et le tabouret sera stable, et le plateau sera droit, confortable et il nous portera.
Mode d’emploi :
Maintenant que vous savez ce qu’il faut réaliser, un superbe tabouret de Carême, quelques conseils de montage.
D’abord, pensez toujours à la fin, c’est-à-dire au plateau, au Christ. Sinon, vous risquez de mélanger le sens des pieds. Cela s’appelle l’introspection maladive !
Donc, cherchez d’abord le plateau. En fait, il est là. Vous êtes peut-être déjà assis dessus, sûrement. Ne le perdez pas.
Révisez vos pieds, le sens juste. Mais, allez-vous me dire… Comment reconnaître le bon sens ? C’est là qu’interviennent les exercices de bon sens !
Exercices de bon sens…
Regardez bien, les trois pieds sont incurvés. Ils se tournent vers le plateau, vers le Christ. Peut-être ne sont-ils pas assez incurvés, orientés pour que vous puissiez repérer leur sens ?
Alors voici comment faire :
Pendant quarante jours, trempez-les dans la Parole de Dieu, elle assouplit tout ! Chaque matin, vous plongez votre vie dans la lecture des textes de la liturgie du jour. Il y a suffisamment de sites sur internet pour cela si vous n’avez pas de missel.
Pendant quarante jours, vérifiez de quel bois ils sont faits. Il suffit de regarder si le bois dont je suis fait, qui peut être noueux, tortueux, et même dur (je sais de quoi je parle, je suis fait d’olivier), si ce bois est bien orienté vers Dieu. De voir comment je peux le réincurver, par un simple petit examen de conscience chaque soir (personnellement avec la Loi Scoute). Ou en me rappelant au moins les trois directions : l’amour des autres, l’amour de Dieu, le respect de moi-même. Et dites-vous que ce qui importe n’est pas trop le bois don’t nous sommes faits, mais plutôt la trace du sculpteur…
Au cours des quarante jours, prenez un rendez-vous avec le spécialiste Ikea… Si vous avez des problèmes de montage, il vous réconciliera avec vous-même, avec Dieu et avec les autres.
Pendant quarante jours, prenez le temps. Prenez le temps d’essayer votre tabouret, de vous asseoir, de vérifier vos pieds, d’être à l’aise sur le plateau, de découvrir ce plateau. Si besoin, prenez un livre spirituel que vous pourrez tester en vous asseyant une heure de temps en temps avec Lui…
J’allais oublier… peut-être que les pieds sont encore fragiles… Alors, profitez de ces quarante jours pour maîtriser votre corps. Cela évitera une surcharge, mais aussi de retrouver une bonne position sur le siège, de rendre forme à votre colonne vertébrale. Cela s’appelle le jeûne… Apprendre à redécouvrir le manque… Apprendre à remettre, là encore, les choses à leur juste place. Une idée ? Quarante jours… sans alcool ! Pas bête, non ?
Et pour finir, une autre façon d’alléger la charge, de s’alléger pour être mieux assis, mieux en adéquation avec le plateau, avec le Christ… le partage ! Quelques idées ? Partage des sourires en famille, au travail, dans le tram. Partage d’une petite pièce avec le clochard. Partage de temps avec son épouse ou ses enfants. Partage en famille de nos ajustements de tabourets… cela pourrait aider chacun et creuse l’humilité !
Dernier point : le vernissage.
Pour le vernissage, ne vous occupez de rien, c’est automatique ! En effet, si vous avez bien suivi le mode d’emploi, si vous avez pris le temps de vous asseoir, si vous vous êtes allégé, si vous avez partagé la Parole, l’amour, le pardon et vos biens, alors le vernis s’appliquera de lui-même. Cela s’appelle la grâce de la sainteté ! Mais seuls les autres le verront…
Voilà, bon bricolage, bon Carême, bonne sainteté !

La tentation de Jésus au désert
Anonyme
Tapisserie de l’Abbaye de la Chaise-Dieu, (1501-1518, Bruxelles, Arras ou Tournai ?)
entourée de la tentation d’Adam et Ève (à gauche) et de la tentation d’Esaü (à droite)
Évangile selon saint Luc (4, 1-13)
Jésus, rempli d’Esprit Saint, quitta les bords du Jourdain ; dans l’Esprit, il fut conduit à travers le désert où, pendant quarante jours, il fut tenté par le diable. Il ne mangea rien durant ces jours-là, et, quand ce temps fut écoulé, il eut faim. Le diable lui dit alors : « Si tu es Fils de Dieu, ordonne à cette pierre de devenir du pain. » Jésus répondit : « Il est écrit : L’homme ne vit pas seulement de pain. » Alors le diable l’emmena plus haut et lui montra en un instant tous les royaumes de la terre. Il lui dit : « Je te donnerai tout ce pouvoir et la gloire de ces royaumes, car cela m’a été remis et je le donne à qui je veux. Toi donc, si tu te prosternes devant moi, tu auras tout cela. » Jésus lui répondit : « Il est écrit : C’est devant le Seigneur ton Dieu que tu te prosterneras, à lui seul tu rendras un culte. » Puis le diable le conduisit à Jérusalem, il le plaça au sommet du Temple et lui dit : « Si tu es Fils de Dieu, d’ici jette-toi en bas ; car il est écrit : Il donnera pour toi, à ses anges, l’ordre de te garder ; et encore : Ils te porteront sur leurs mains, de peur que ton pied ne heurte une pierre. » Jésus lui fit cette réponse : « Il est dit : Tu ne mettras pas à l’épreuve le Seigneur ton Dieu. » Ayant ainsi épuisé toutes les formes de tentations, le diable s’éloigna de Jésus jusqu’au moment fixé.
Ce que je vois
Cette tapisserie de l’Abbaye de la Chaise-Dieu fait partie d’un cycle de quatorze pièces, dites typologiques car elles lient chaque scène du Nouveau Testament à un éclairage vétéro-testamentaire. Elles s'inspirent fortement de la Bible des pauvres, bible illustrée qui permettait, par l’image, de faire connaître les grands textes bibliques et de montrer que la vie et les actes de Jésus étaient préfigurés et annoncés dans les figures du Premier Testament.
Ainsi, la scène centrale de la Tentation de Jésus au désert est entourée de la Tentation d’Adam et Ève au Paradis (Gn 3, 1-24) et de la Tentation d’Ésaü par son frère Jacob (Gn 25, 29-34). Les trois récits sont surmontées de verset bibliques et, en bas, de prophéties.
Le Carême est ce temps privilégié de quarante jours pour nous aider à retrouver le chemin de la grâce, le chemin vers un jardin fermé depuis l’expulsion d’Adam et Ève. Quarante jours pour résister, ou, comme le dit la nouvelle traduction du Notre Père : pour ne pas entrer en tentation. Elles peuvent être nombreuses les tentations de nos vies. Mais souvent, elles se rapportent toutes aux trois primordiales qu’a vécues Jésus au désert : répondre aux appels du corps, chercher le pouvoir, désirer la richesse. À cela, l’Église nous invite à la chasteté, à l’obéissance et à la pauvreté.
Mais la tentation prend souvent notre visage, ou comme le chante Didier RIMAUD : « Éclaire aussi l’envers du coeur où le péché revêt d’un masque de laideur notre ressemblance ». Ève, elle aussi, voit son propre visage dans celui du serpent. Le serpent la séduit par elle-même, une sorte de tentation narcissique. Marie, nouvelle Ève, reprendra ce même visage, mais pour qu’il soit le miroir de son Fils. Le Diable se cache parfois sous de curieux aspects, séduisants. Mais lorsque l’on y regarde de plus près, on distingue ces mains crochues qui veulent plus nous enserrer que nous libérer, ces pieds fourchus qui cherchent plus à nous écraser qu’à cheminer à nos côtés.
Jésus lui, le nouvel Adam (et il a son visage) nous fait comprendre par ses mains jointes que la prière est la seule réponse à la tentation. Même le pas de danse qu’esquissent ses jambes, à l’image de celles d’Adam, sont un signe d’espérance. Elles rappellent que nous retournerons au Jardin, ou plus précisément qu’il nous y emmènera. Elles rappellent aussi cette merveilleuse danse qu’il semble exécuter dans de nombreuses oeuvres avec Marie-Madeleine lorsqu’elle le prend pour le jardinier (Jn 20, 1-19). Si nous l’écoutons, si nous le suivons, si nous résistons avec lui, il nous emmènera au Jardin de la Grâce retrouvée. Et même derrière le désert de nos vies, même derrière notre péché, même derrière ce masque de laideur apparaît déjà le jardin fleuri.
« Levez-vous et priez pour ne pas entrer en tentation » dira Jésus aux disciples assoupis (Lc 22, 46). Oui ! Levons-nous, mettons-nous debout, ressuscitons avec lui ! Oui, prions avec lui, joignons-les mains vers le Père pour résister aux séductions séditieuses du Malin (et il porte bien son nom !)
Et soyons attentifs, vigilants... Il est un péché, il est LE péché qui nous guette le plus, celui auquel n’a pas su résister Ésaü : celui de l'orgueil. Mais n’est-ce pas aussi celui d’Adam et Ève : vouloir être Dieu à la place de Dieu ? Là encore, Jésus en ce Carême nous rachète, nous remet sur le droit chemin. Il vient nous dire qu’il ne faut pas chercher, à la force de notre poignet, à être Dieu, mais pendant quarante jours le laisser venir nous prendre, nous emmener vers son Père. « Si Dieu s’est fait homme, c’est pour que l’homme devienne Dieu » proclamait saint Irénée. Vivre le Carême avec Jésus, c’est combattre cette tentation première de vouloir être Dieu pour le laisser nous faire devenir comme lui. Vivre le Carême avec Jésus, c’est lui ouvrir la porte pour qu’il nous transforme : « Voici, je me tiens à la porte, et je frappe. Si quelqu’un entend ma voix et ouvre la porte, j’entrerai chez lui, je souperai avec lui, et lui avec moi » (Ap 3, 20). Ne cherchons pas orgueilleusement à prendre la place de Dieu, laissons-lui plutôt prendre toute sa place en nous !