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Pas de regrets...




Madeleine pénitente

Michelangelo Merisi da Caravaggio, dit Le Caravage (Caravaggio 1571 - Port’Ercole, 1610)

Huile sur toile, 122,5 x 98,5 cm, 1593 - 1594

Galleria Doria Pamphilj, Rome (Italie)


Méditation

Voici l’un des premiers sujets religieux connu du Caravage. Elle aurait été commandée par le Cardinal Pietro Aldobrandini, neveu du Pape Clément VIII. Nous pourrions penser que notre artiste s’attaque à un sujet déjà trop rebattu. Pourtant, il va sortir des deux traditions picturales de représentation de la sainte. La première prend pour sujet Madeleine en ermite pénitente dans le désert. C’est la façon la plus courante de la peindre. Par exemple, cette gravure d’Annibale Carracci :


Sainte Madeleine au désert

Annibale Carracci (Bologne, 1560 - Rome, 1609)

Eau-forte et gravure, 22,3 x 16 cm, 1591

Collection privée


Un paysage, qui est loin d’évoquer le désert, une femme presque nue, se couvrant de ses cheveux (signe de son ancienne prostitution), priant devant le crucifix (parfois un crâne), avec son flacon de nard qu’elle versera, selon la tradition sur les pieds de Jésus (Lc 7, 36-50) :

Un pharisien avait invité Jésus à manger avec lui. Jésus entra chez lui et prit place à table. Survint une femme de la ville, une pécheresse. Ayant appris que Jésus était attablé dans la maison du pharisien, elle avait apporté un flacon d’albâtre contenant un parfum. Tout en pleurs, elle se tenait derrière lui, près de ses pieds, et elle se mit à mouiller de ses larmes les pieds de Jésus. Elle les essuyait avec ses cheveux, les couvrait de baisers et répandait sur eux le parfum. En voyant cela, le pharisien qui avait invité Jésus se dit en lui-même : « Si cet homme était prophète, il saurait qui est cette femme qui le touche, et ce qu’elle est : une pécheresse. » Jésus, prenant la parole, lui dit : « Simon, j’ai quelque chose à te dire. – Parle, Maître. » Jésus reprit : « Un créancier avait deux débiteurs ; le premier lui devait cinq cents pièces d’argent, l’autre cinquante. Comme ni l’un ni l’autre ne pouvait les lui rembourser, il en fit grâce à tous deux. Lequel des deux l’aimera davantage ? » Simon répondit : « Je suppose que c’est celui à qui on a fait grâce de la plus grande dette. – Tu as raison », lui dit Jésus. Il se tourna vers la femme et dit à Simon : « Tu vois cette femme ? Je suis entré dans ta maison, et tu ne m’as pas versé de l’eau sur les pieds ; elle, elle les a mouillés de ses larmes et essuyés avec ses cheveux. Tu ne m’as pas embrassé ; elle, depuis qu’elle est entrée, n’a pas cessé d’embrasser mes pieds. Tu n’as pas fait d’onction sur ma tête ; elle, elle a répandu du parfum sur mes pieds. Voilà pourquoi je te le dis : ses péchés, ses nombreux péchés, sont pardonnés, puisqu’elle a montré beaucoup d’amour. Mais celui à qui on pardonne peu montre peu d’amour. » Il dit alors à la femme : « Tes péchés sont pardonnés. » Les convives se mirent à dire en eux-mêmes : « Qui est cet homme, qui va jusqu’à pardonner les péchés ? » Jésus dit alors à la femme : « Ta foi t’a sauvée. Va en paix ! »

Il faut dire que l’on a beaucoup emmêlé les Marie et les Madeleine ! L'Église de Rome considéra, à partir de Grégoire Ier au VIème siècle, que Marie de Magdala ne faisait qu'une avec Marie de Béthanie ainsi qu'avec la pécheresse qui oint le Christ de parfum, qui serait aussi la femme adultère. Cette position a été abandonnée par l'Église catholique après Vatican II, sainte Marie de Magdala étant célébrée le 22 juillet, tandis que Marie de Béthanie l'est avec sa sœur Marthe le 29 juillet. Cette pécheresse est-elle Marie-Madeleine, rien n’est moins sûr ! Toujours est-il qu’on lui attribuera comme symbole ce flacon de nard.


L’autre type est plus simple : une élégante plongée dans la lecture, avec le flacon de nard comme identification. Cette représentation fera moins florès que la précédente. Un exemple :



Sainte Madeleine

Piero di Cosimo (Florence, 1462 - Florence, 1522)

Huile sur bois, 72 x 53 cm, vers 1500-1505

Galleria nazionale d’Arte antica, Rome (Italie)


En regardant les deux œuvres précédentes, on peut voir naître le combat du XVIème et XVIIème siècle : l’amour sacré et l’amour profane... L’une nue, dépouillée, sainte mais pourtant presque érotique. L’autre habillée bourgeoisement, raide et s’appliquant à la lecture. Je reviendrai une autre fois (commentaire sur l’Amour vainqueur) sur ce combat, illustré par le célèbre tableau du Titien :



Amour sacré et amour profane

Tiziano Vecellio dit Titien (Pieve di Cadore, vers 1488 - Venise, 1576)

Huile sur toile, 118 x 279, 1514

Galerie Borghèse, Rome (Italie)


On considère souvent que la figure nue représente l'Amour céleste et celle qui est habillée l'Amour terrestre : l’amour terrestre cherchant à séduire par ses atours, alors que l’amour sacré se présente nue devant son Dieu. Mais nous y reviendrons.


Dans notre tableau, Caravage ne suis aucune de ces deux traditions. Ou alors, il en crée une nouvelle à partir des deux, comme un subtil mélange. Une polarité que l’on retrouve dans le choix du modèle. Beaucoup, comme Bellori, un de ses biographes, expriment leurs réticences à voir le peintre laisser le modèle prendre la place du personnage saint censé être représenté. Ainsi, Bellori écrira au sujet de ce tableau que le Caravage « avait choisi une femme qui passait dans la rue et qu’il a voulu faire passer pour une Madeleine » ! Une fille de la rue, amour profane, représentée en Madeleine, amour sacré. La polarité est éclatante. Mais cette polarité, dans notre œuvre, semble déboucher sur une incarnation : cette fille de rue devient véritablement la Madeleine, la sainte, elle-même courtisane, s’incarne en cette fille de la rue contemporaine du Caravage. Ou l’inverse...


En effet, ne pourrait-on imaginer que nous avons sous les yeux cette recommandation d’Ignace de Loyola dans les Exercices Spirituels (n° 111 à 116) que nous avons déjà évoqués : se rendre présent à la scène, se voir dans la scène, jusqu’à s’y incarner. Même si cette « composition mentale » est d’ordre affectif, elle active notre imagination jusqu’à mobiliser tous nos sens humains et spirituels. Ne pourrait-on pas lire notre tableau dans cet esprit ? Se voir dans la scène, imaginer jusqu’au rêve...


Cette femme, jeune et belle, mais abattue. Elle s’est assise sur cette chaise basse, comme ne trouvait avant près de la cheminée pour mieux profiter de la lumière du foyer. Assise dans cette pièce nue, aux murs chaulés, bruns. Au sol, un pavement de briques en quinconce. Elle porte une lourde robe vert amande de brocart brochée de dessins de vases et de plantes. Sur le dessus, elle a revêtu un tablier ouvragé, rouge sang qu’elle a noué sous sa poitrine. En dessous, une chemise bouffante blanche, agrémentée d’un col de dentelle. Tout respire la richesse, mais un luxe emprunté, qui ne paraît pas correspondre à son type paysan, un peu gironde, à la peau légèrement hâlée.


Elle penche la tête, ses cheveux dénouées coulent sur ses épaules. La bouche légèrement entrouverte, les yeux clos, elle s’endort. Elle endort, plus exactement, sa condition de courtisane, pour renaître en femme neuve, pour ne pas dire nouvelle. Au sol, elle a jeté non ce qui est sa richesse, mais surtout sa vie passée. Collier de perles arraché, boucles d’oreilles (deux perles baroques nouées à un ruban noir — on les retrouvera dans plusieurs tableaux de notre artiste), bracelet de chainons dorés orné d’une pierre rouge, et un autre collier ou une parure de sa toile. Elle se dépouille. Rien n’est méticuleusement rangé dans les tiroirs d’une coiffeuse. Mais arraché et jeter presque avec violence au sol. Elle renonce... On penserait presque à une fille qui désire entrer en religion et qui se prépare dans une retraite à se dépouiller de ce qu’elle a, et d’elle-même, pour aller épouser le Christ.


Il ne lui reste que deux choses. D’abord, ce vase de parfum. Non pour elle-même, non pour continuer à se sentir femme. Mais parce qu’il est ce nard qu’elle garde pour oindre les pieds de son Sauveur. C’est vers lui qu’elle se tourne. C’est lui qu’elle va laisser naître en elle. C’est pour lui qu’elle change de vie, qu’elle se retourne, qu’elle se convertit...


Elle veut l’accueillir en sa vie, en son être. Mais n’est-il déjà pas en pleine naissance. Regardez ces mains réunies sur son giron, sa tête penchée. Ne fait-elle pas penser à une mère regardant son enfant dans ses bras ? Ne pourrait-on placer un enfant dans ce berceau ? Ne ressemble-t-elle pas à la Vierge dans La fuite en Égypte ?



Le repos pendant la fuite en Égypte

Michelangelo Merisi da Caravaggio, dit Le Caravage (Caravaggio 1571 - Port’Ercole, 1610)

Huile sur toile, 135,5 x 166,5 cm, 1596 - 1597

Galleria Doria Pamphilj, Rome (Italie)


Mais ce qui est en train de naître en elle, de grandir en son coeur, c’est l’amour et le pardon. « Ton amour a grandi avec moi » disait Thérèse de Lisieux. Elle accueille cet amour, comme un enfant qu’elle va faire grandir « en taille et en sagesse ». Cette métanoïa, ce retournement, cette conversion se vit dans l’intériorité, dans le silence de cette pièce, yeux clos, bouche entrouverte à l’Esprit vivifiant. Une larme coule le long d’aile de son nez. L’arme de repentir, larme de joie. C’est pour elle une révélation, une Apocalypse (Ap 21, 3-5) :

Et j’entendis une voix forte qui venait du Trône. Elle disait : « Voici la demeure de Dieu avec les hommes ; il demeurera avec eux, et ils seront ses peuples, et lui-même, Dieu avec eux, sera leur Dieu. Il essuiera toute larme de leurs yeux, et la mort ne sera plus, et il n’y aura plus ni deuil, ni cri, ni douleur : ce qui était en premier s’en est allé. » Alors celui qui siégeait sur le Trône déclara : « Voici que je fais toutes choses nouvelles. » Et il dit : « Écris, car ces paroles sont dignes de foi et vraies. »

Son Sauveur vient faire en elle toutes choses nouvelles... Ses nouvelles perles seront ses larmes. Elle devient pour le Christ une humanité de surcroît, comme l’écrit Elisabeth de la Trinité. Maintenant, elle va se lever, quitter cette enveloppe charnelle, quitter ses vêtements de luxe, et sortir vers cette lumière, ce triangle de lumière qui la domine et qui l’appelle. Son coeur battait dans un désert, ses yeux vont se réveiller à la lumière du Christ, de son « rabbouni ». Et au jour de la résurrection, elle continuera sa conversion comme le relate Jean. Elle se retournera à la voix de celui qu’elle prend pour le jardinier, elle se retournera pour voir le tombeau vide, elle s’en retournera annoncer la bonne nouvelle. Ses larmes de perle deviendront alors des perles de larme... (Jn 20, 11-18) :

Marie Madeleine se tenait près du tombeau, au-dehors, tout en pleurs. Et en pleurant, elle se pencha vers le tombeau. Elle aperçoit deux anges vêtus de blanc, assis l’un à la tête et l’autre aux pieds, à l’endroit où avait reposé le corps de Jésus. Ils lui demandent : « Femme, pourquoi pleures-tu ? » Elle leur répond : « On a enlevé mon Seigneur, et je ne sais pas où on l’a déposé. » Ayant dit cela, elle se retourna ; elle aperçoit Jésus qui se tenait là, mais elle ne savait pas que c’était Jésus. Jésus lui dit : « Femme, pourquoi pleures-tu ? Qui cherches-tu ? » Le prenant pour le jardinier, elle lui répond : « Si c’est toi qui l’as emporté, dis-moi où tu l’as déposé, et moi, j’irai le prendre. » Jésus lui dit alors : « Marie ! » S’étant retournée, elle lui dit en hébreu : « Rabbouni ! », c’est-à-dire : Maître. Jésus reprend : « Ne me retiens pas, car je ne suis pas encore monté vers le Père. Va trouver mes frères pour leur dire que je monte vers mon Père et votre Père, vers mon Dieu et votre Dieu. » Marie Madeleine s’en va donc annoncer aux disciples : « J’ai vu le Seigneur ! », et elle raconta ce qu’il lui avait dit.
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