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Sainte Trinité (B)

Baptisez-les !



Fonts baptismaux

Renier de Huy (Mort en 1150)

Sculpture en laiton à la cire perdue, XIIe siècle, 80 x 60 x 60 cm

Collégiale saint Barthélémy, Liège (Belgique)


Évangile de Jésus-Christ selon Saint Matthieu Mt 28, 16-20

En ce temps-là, les onze disciples s’en allèrent en Galilée, à la montagne où Jésus leur avait ordonné de se rendre. Quand ils le virent, ils se prosternèrent, mais certains eurent des doutes. Jésus s’approcha d’eux et leur adressa ces paroles : « Tout pouvoir m’a été donné au ciel et sur la terre. Allez ! De toutes les nations faites des disciples : baptisez-les au nom du Père, et du Fils, et du Saint-Esprit, apprenez-leur à observer tout ce que je vous ai commandé. Et moi, je suis avec vous tous les jours jusqu’à la fin du monde. »


L'histoire du baptistère

Voici ce que l’on peut trouver sur le site de la paroisse :

Les fonts baptismaux proviennent de l'église Notre-Dame-au-Fonts, "paroisse-mère" de Liège. Voisine de la cathédrale Saint-Lambert, l'église Notre-Dame en était le baptistère. Avant l'extension du territoire urbain qui provoqua la multiplication et l'éloignement des communautés paroissiales, elle était même la seule église où pouvait être administré le sacrement de baptême. C'est entre 1107 et 1118 que Hellin, archidiacre de Liège et abbé de Notre-Dame, commanda cette cuve-baptismale en laiton pour son église. Ce joyau de l'art mosan (art de la vallée de la Meuse) a été attribué a Renier, orfèvre a Huy dans la première moitié du XIIe siècle.
Notre-Dame-au-Fonts, comme la cathédrale, fut détruite durant la période française qui suivit la Révolution et vit la fin de l'indépendance liégeoise (1795). En 1804, après le Concordat, la cuve fut installée dans l'ancienne collégiale Saint-Barthélemy, devenue église paroissiale. Le couvercle, qui devait être en laiton comme la cuve et portait des figures de prophètes et d'apôtres, a disparu.

Ce pendant, depuis quelques années, la datation, et donc l’histoire de ce baptistère, de son commanditaire, de l’orfèvre et du théologien sous-jacent (Rupert de Deutz) sont remis en cause. En effet, il semble que la technique de fonte et la constitution d’un tel alliage ne fut possible qu’à partir de la moitié du XIVe siècle, voire du XVe. Seule une nouvelle étude approfondie du matériau pourrait donner raison à l’un ou à l’autre.


Toujours est-il que nous sommes devant une œuvre majeure, tant pas son volume, son décor et surtout la théologie sous-jacente. Notons simplement que le couvercle en laiton qui devait être orné de figures de prophètes et d’apôtres a disparu, ce qui atténue la lecture théologique de l’œuvre, ne serait-ce que par la typologie qui devait lier la cuve et le couvercle. En effet, l’axe entre le support et le couvercle, l’un éclairant l’autre, comme le Nouveau Testament est éclairé par l’Ancien, n’est plus possible. Signalons aussi que l’attribution à Renier de Huy a aussi été contestée au cours de siècles, certains y voyant plutôt une œuvre rapportée de Milan en 1112 après le sac des chevaliers d’Henri IV, empereur du Saint-Empire. Cet avis est appuyé par l’influence byzantine de l’iconographie, mais celle-ci était déjà relativement courante dans le milieu carolingien.


De fait, des chercheurs attribuent, dans cet esprit, la création de cette œuvre à la conjonction de trois esprits : un pasteur (le commanditaire), le chanoine Hellin connu pour ses écrits hagiographiques et abbé de l'Eglise baptismale de Liège, Notre-Dame aux Fonts ; Renier de Huy, l’artisan orfèvre qui aurait réalisé le baptistère entre 1107 et 1118 ; et un moine liégeois, le théologien et inspirateur du décor, Dom Rupert, abbé de Deutz. Arrêtons-nous un instant sur ce théologien dont l’œuvre fut majeure pour la liturgie et l’iconographie.


Rupert de Deutz (1075-1129)

Benoît XVI lui a consacré une catéchèse en 2009 (vous la trouverez en annexe). Retenons simplement de la vie de ce moine qu’il influença entre autres Honorius d’Autun (vers 1080-1157) dont deux oeuvres encyclopédiques majeures, l’Elucidarium et l’Imago Mundi, eurent une influence essentielle sur la réflexion et l’iconographie du XIIe siècle. Rupert de Deutz fait partie de ces grands intellectuels du Moyen-âge qui remirent en honneur le symbolisme des gestes liturgiques (à la suite de figures comme Alcuin au IXe siècle) et la typologie biblique (à l’instar d’un Origène 184-253).

Ainsi, s’il a participé comme théologien à l’iconographie de ce baptistère, il est impératif d’y lire une catéchèse riche en symboles et en typologie.


Description de la cuve

La cuve baptismale est soutenue par douze bœufs sculptés qui sortent du socle. Les bœufs ont toujours fait partie du bestiaire vétérotestamentaire : ils représentent la force, mais aussi ceux qui écoutent la voix de leur maître. Leur nombre évoque évidemment les douze tribus d’Israël. Ce sont elles qui supportent, c’est-à-dire, portent « vers » le baptême. Le geste baptismal est comme un accomplissement de ce qui fut initié et préfiguré dans le Premier Testament.


Nous trouvons ci-dessous un dessin correspondant au relevé fait sur le tambour de la cuve.




Le pourtour de la cuve est unifié par les moulures portant des inscriptions qui complètent celles de chaque scène. Un sol, ondulé en saillie, relie chaque séquence, dans une même narrativité, tandis que quatre bouquets d'arbres distinguent les scènes de plein air les unes par rapport aux autres. Les deux dernières séquences se différencient par la position dos à dos des personnages. Il n'y a plus d'arbres : nous sommes dans le temps de l'Eglise et dans l'espace intérieur d' une communauté, distincte du peuple juif.


Lisons les cinq scènes de gauche à droite.


1. Première scène : L'appel de Jean-Baptiste à la pénitence (A)



Le texte évangélique que l'artiste met en scène est celui de Luc 3, 10-14. Jean-Baptiste s'adresse à la foule et il recommande à ceux qui ont deux manteaux d'en donner un à celui qui n'en a pas et à ceux qui ont à manger, de partager avec les affamés. Les deux personnages qui se démarquent de la foule, à l'avant plan, sont l'un publicain, et l'autre un soldat ; les deux autres sont des figurants. En effet, dans le texte de Luc, après la foule, les publicains et les soldats interrogent Jean : Que devons-nous faire ? Ainsi, le bourgeois médiéval et le chevalier, en cotte de mailles, représentent le publicain et le soldat dans l'attitude d'interrogation. Tout ce monde est représenté par Renier sous l'étiquette "Publicains". Jean-Baptiste leur dit : Faites donc de dignes fruits de repentir.

2. Deuxième scène : Le baptême de deux adolescents (B)



Cette scène comprend à nouveau quatre personnages autres que Jean-Baptiste : d'une part, deux adolescents reçoivent le baptême, d'autre part deux personnes dont l'une semble déjà se détourner de la scène vers la scène suivante : le baptême de Jésus.

Deux textes évangéliques se croisent ici : le texte de Lc 3, 15-16 oppose le baptême de Jean au baptême chrétien : Moi, je vous baptise avec de l’eau mais il vient, celui qui est plus puissant que moi. L'autre texte, celui de Jn 1, 35-36, parle de deux disciples du précurseur qui, sur son témoignage, suivent Jésus. Fixant les yeux sur Jésus qui passait, il (Jean-Baptiste) dit : 'Voici l'agneau de Dieu'. Les deux disciples suivirent Jésus. Ce texte n'est pas cité par Renier, mais l'artiste pourrait le fait pressentir.


3. Troisième scène : Le baptême de Jésus : pivot de la narrativité (C)



Jean est désigné par Renier comme : "Jean qui baptise le Seigneur". Au-dessus du visage juvénile de Jésus apparaît la tête du Père et l'Esprit Saint sous forme de colombe. À gauche se tiennent deux anges, présentant un linge. Le texte est de nouveau composite. Il rassemble Mt 3,17. Celui-ci est mon Fils bien-aimé, en qui j'ai mis ma complaisance, Mt 3,14 : C'est moi qui ai besoin d'être baptisé et tu viens à moi, et Mt 4.11 : Et voici que des anges s'approchèrent, et ils le servaient.


4. Quatrième scène : Le baptême de Corneille : un centurion romain (D)



Le baptême de Corneille est raconté dans Ac 10,1-11-26. Renier a privilégié le moment du baptême (10,48). À gauche, (10,44) : l'Esprit saint descend sur tous ceux qui écoutaient la parole. Ce verset est illustré par les rayons descendant de la main qui sort de la nuée. Pierre tient à la main une banderole où il est inscrit, d'après Ac 11,17 : qui étais-je pour pouvoir empêcher Dieu. Le baptême de Corneille était le baptême d'un soldat romain.


5. Cinquième scène : Le baptême de Craton, un philosophe grec (E)



Cette scène est peut-être prise dans les apocryphes. C'est le baptême d'un philosophe d'Éphèse, par saint Jean l’évangéliste. Renier ne cite aucun texte, mais reproduit les rayons descendant de la main qui sort des nuées, en spécifiant que c'est la main de Dieu. Dans le livre que tient saint Jean, nous lisons : « Je te baptise au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit.. Amen ». Nous sommes arrivés à l'Eglise d'aujourd'hui.


Catéchèse

Texte de Claude Lagarde

L'œuvre de Renier de Huy se prête admirablement à faire connaître les textes évangéliques correspondants.


1. L'association des cinq scènes donne du sens


De Jean Baptiste à Jean l'évangéliste, la première scène concerne l'appel du précurseur a l’attitude humble que suppose l'Alliance en Dieu invisible, (A) tandis que la dernière séquence nous montre le baptême chrétien au-delà des textes évangéliques (E).


Entre ces deux situations extrêmes, trois temps décisifs :

  • B : D'abord le baptême des disciples de Jean (B), première mention du baptême de l'eau dans les évangiles mais sans la mention du "baptême dans l'Esprit". Tout en baptisant, le précurseur annonce la venue de Jésus.

  • C : Puis, au centre le baptême de Jésus par Jean, où se manifeste la Trinité. Le baptiste y exprime son désir d'être baptisé par Jésus.

  • D : Enfin, à droite, le baptême d'un païen, Corneille. C’est la marque de l'universalité du don de l'Esprit. Pierre s'efface devant le 'feu' de Dieu qui descend. C'est la force de l'amour.

Selon la transformation du message opéré par le parcours iconographique de la cuve, la conversion mène au baptême "au nom du Père et du Fils et du Saint Esprit" :

  • En (B), le Fils est annoncé.

  • En (C), le Père manifeste le Fils.

  • En (D), l'Esprit indique la voie au baptême des païens.

  • En (E), nous assistons au baptême du converti "au nom du Père et du Fils et du Saint-Esprit".

Le fait que les vingt personnages représentés sur la cuve du baptistère soient des adolescents et des adultes, met en lumière que les sacrements sont liés à la conversion de personnes d'âges différents. Cependant, adolescents et adultes ont acquis la maturité humaine qui permettent d'accéder à l'expérience de foi et à la parole biblique existentielle que suppose la prise de conscience du Mystère de mort et de Résurrection. Le baptême n'est pas le sacrement de l'enfance, mais de la foi du catéchumène qui devient chrétien.

2. Les textes bibliques évoqués


a. Une actualisation allégorisante

La catéchèse qui se dégage de ce texte concerne la conversion (Lc 3,10-14). Celle-ci est présentée sous une forme simple et directe ; on pourrait dire que toute son exigence se résume dans cette simplicité : le partage, l'honnêteté. La prédication de Jean Baptiste signifie, en fait, qu'il n'est pas défendu d'être publicain ou soldat. Ces deux professions, suspectes pour un juif, rejoignent dans le texte de Luc la catégorie de gardien de l’ordre et de fonctionnaire de l'empire romain. L'artiste introduit donc une autre catéchèse en transformant cette scène évangélique pour son temps : la question de la conversion est désormais portée par un bourgeois, qui prend la place du publicain, et par un chevalier, qui prend la place du soldat romain.

Comme l'ensemble du pourtour de la cuve va de l'appel des juifs à la conversion juive, de l'appel des païens à la conversion chrétienne, il est intéressant de rapprocher cette catéchèse de celles des Actes. Nous citons ici un extrait du message pascal proposé par Mgr. Danneels en 1983.


... Voici que le Fils de Dieu meurt sur une croix et personne ne le regarde; voici qu'il crie d'angoisse et personne ne l'entend. Le plus grand événement de l'histoire s'est réduit à un fait divers, célébré par une poignée de fidèles dans des églises à moitié vides.

Et le Fils de Dieu crie : Mon Dieu. pourquoi m'as-tu abandonné (Ps 22,7). Frères et sœurs, pourquoi l'avons-nous abandonné ? Ce n'est pas que nous soyons mauvais; nous sommes simplement faibles et très superficiels. Chaque fois que Dieu accomplit de grandes choses par son Fils, les disciples s'endorment. Au Thabor et à Gethsémani, leurs yeux étaient lourds de sommeil et ils s'endormirent, dit l'Evangile. Quelle étrange distraction des hommes au moment même où Dieu accomplit ses merveilles pour eux !

Mais il y a plus grave. C'est plus que de la distraction car nous avons notre part de responsabilité dans ce qui s'est passé à Gethsémani et sur la Croix. Nous sommes peut-être des somnambules, mais nos actes ne sont pas innocents. Pierre dit aux Juifs : Cet homme qui avait été livré selon le dessein bien arrêté et la prescience de Dieu, vous l'avez pris et fait mourir en le clouant à la croix par la main des impies... (Ac 2,23).

Que devons-nous faire ?

Les Juifs qui entouraient Pierre, en entendant ses paroles, eurent le cœur percé. Ils dirent : Frère, que devons-nous faire ? Pierre leur répondit : Repentez-vous, et que chacun de vous se fasse baptiser au nom de Jésus-Christ pour la rémission de ses péchés et vous recevrez alors le don du Saint-Esprit (Ac 2,38).

Ils eurent le cœur transpercé. Et nous ? Pouvons-nous rester insensibles à cette prédication de Pierre ? Non, ouvrons la bouche pour lui demander à notre tour : que devons-nous faire ? Voici la réponse, la réponse de Pierre pour notre époque : Convertissez-vous et confessez vos péchés, recevez le pardon et la paix par le ministère de l'Eglise. Et l'Esprit saint viendra sur vous avec l'abondance de ses dons.

b. Le baptême de Jean

Le second moment du parcours (B) est le baptême par Jean de deux adolescents. Ce baptême renvoie au texte de Luc 3,15-16. Le baptême de Jean se fait dans l'eau courante du Jourdain, autrement dit dans l'humanité biblique. En Judaïsme l'eau évoque la Torah et plus largement les Écritures, dans lesquelles il faut se plonger tout entier pour pouvoir écouter la Parole du Père.


La Bible (Parole de Dieu) 'coule' du ciel depuis Adam... Un jeu de mots, connu des premiers Pères, rapproche le nom Jourdain du verbe hébreu 'descendre' (IRD).


La plongée dans l'humanité biblique qui descend d'en haut, qui se réfère donc au Créateur, suppose un acte d'humilité, et cette attitude humble rend possible l'Alliance. Tout vient du Père. On parle souvent d'un baptême de pénitence ou de repentir, mais il ne faut pas prendre ces expressions dans la perspective simplement morale d'obéissance à la règle sociale. L'écoute priante de la Bible nous fait bénéficier d'une grâce divine bien réelle. Initialement le baptême chrétien semblait se faire dans de l'eau courante (dans ce temps intérieur qui passe et traverse notre humanité, comme l'évoque les Actes des Apôtres (Ac 16,13).


c. Le baptême chrétien

Jésus a été baptisé dans le Jourdain par Jean, le "dernier prophète' (Mc 11,32 ; Mt 11, 9-13) celui qui résume en lui-même tout l'Ancien Testament. Luc insiste sur le fait que le baptême de Jésus par Jean est celui dont bénéficie tout le peuple juif (Lc 3,21). C'est à partir de cette parfaite plongée de Jésus (homme) dans la culture biblique et dans ce qu'elle exige (l'humilité et le rapport au Père) que le fils de Marie accomplit toute justice.

Le baptême de Jésus annonce la Croix, l'Ascension et la Pentecôte. Comme tout être humain, Jésus a été plongé jusqu'au fond dans l'humanité mortelle, et le péché des hommes, concentré au Golgotha, a précipité cette plongée. Mais ’la colombe' est descendue et le Christ est ressuscité, il est monté au ciel d'où il nous envoie son Esprit : le feu de l'amour (Ac 2, 1-2). Le baptême chrétien acquiert tout son sens, toute sa grâce de ce feu de l'Esprit, ce feu de l'amour, qui s'ajoute à l'eau humaine.


d. Un baptême missionnaire

Aimer, c'est se tourner vers les autres quoi qu'il en coûte. Le baptême de Corneille introduit le caractère missionnaire du baptême chrétien. Le Juif naît dans la culture juive, le païen naît dans la culture grecque. C'est par le baptême que celui-ci devient chrétien. Ainsi est-il important que Pierre, le juif, reconnaisse le droit du païen au baptême. L'épisode de Corneille est notre histoire. Nous aussi, nous sommes chrétiens, venus au baptême à partir du paganisme. Nous devons nous convertir et nous plonger dans l'humanité de la Bible (l'eau) et dans le feu de l'amour.

e. La culture grecque évangélisée

Le baptême de Craton appartient à la légende. Il signifie la christianisation de la culture païenne, le passage de la référence au cosmos à celle de la Bible. Un philosophe grec se fait baptiser par l'évangéliste. Le philosophe représente le sommet de la sagesse de la païenne.


La formule du baptême inscrite sur la cuve est celle du XIIe siècle. Elle permet d'aborder notre relation à la Trinité : le Père atteste notre adoption filiale, le Fils nous baptise par son Eglise, l'Esprit nous purifie et nous mûrit dans la foi.


Sur la montagne

Pour fêter la Sainte Trinité, l’Église nous donne à méditer aujourd’hui l’envoi en mission des disciples juste avant l’Ascension de Jésus. Comme dans les textes parallèles en Luc (Lc 24, 44-49), Marc (Mc 16, 15-18) et Jean (Jn 20, 21-23), on retrouve une structure identique :

  • Jésus apparaît aux Onze,

  • Il se fait reconnaître,

  • Il leur donne la mission d’évangéliser le monde,

  • Mais aussi de dispenser les sacrements,

  • Et leur donne la garantie de sa présence éternelle.

C’est encore sur un montagne qu’il leur donne rendez-vous. La montagne est le lieu de la proximité avec Dieu, car elle est plus proche du ciel. C’est toujours dans les hauteurs, « au plus haut des cieux », que Dieu se révèle à son peuple. Se révèle : c’est-à-dire, lève un voile. Ici, Jésus va lever le voile sur leur avenir, sur ce qui va advenir, et plus particulièrement leur mission, et une mission où il continuera mystérieusement à les accompagner. C’est encore sur des montagnes qu’il les avait préparé à ça : que ce soit en leur donnant le programme des Béatitudes lors du sermon sur la montagne (Mt 5-7), que ce soit en leur montrant ce que serait sa glorification lors de sa Transfiguration sur le mont Thabor (Mt 17), ou lors de son Asension (Ac 1, 12). Toutes ces montagnes rappellent le don de la Loi sur le Sinaï (cf. Ex 24, 9), ce mont « d’où viendra mon secours » (Ps 121, 1).


L’échelle sainte

En allant sur la montagne d’où il va s’élever, Jésus invite ses apôtres à eux-mêmes s’élever et élever leurs frères, par le baptême, vers les cieux, cieux d’où descendra l’Esprit de Dieu. En fait, il revivifie cette échelle mystique que vit en rêve Jacob (Gn 28, 10-19) :

Jacob partit de Bershéba et se dirigea vers Harane. Il atteignit le lieu où il allait passer la nuit car le soleil s’était couché. Il y prit une pierre pour la mettre sous sa tête, et dormit en ce lieu. Il eut un songe : voici qu’une échelle était dressée sur la terre, son sommet touchait le ciel, et des anges de Dieu montaient et descendaient. Le Seigneur se tenait près de lui. Il dit : « Je suis le Seigneur, le Dieu d’Abraham ton père, le Dieu d’Isaac. La terre sur laquelle tu es couché, je te la donne, à toi et à tes descendants. Tes descendants seront nombreux comme la poussière du sol, vous vous répandrez à l’orient et à l’occident, au nord et au midi ; en toi et en ta descendance seront bénies toutes les familles de la terre. Voici que je suis avec toi ; je te garderai partout où tu iras, et je te ramènerai sur cette terre ; car je ne t’abandonnerai pas avant d’avoir accompli ce que je t’ai dit. » Jacob sortit de son sommeil et déclara : « En vérité, le Seigneur est en ce lieu ! Et moi, je ne le savais pas. » Il fut saisi de crainte et il dit : « Que ce lieu est redoutable ! C’est vraiment la maison de Dieu, la porte du ciel ! » Jacob se leva de bon matin, il prit la pierre qu’il avait mise sous sa tête, il la dressa pour en faire une stèle, et sur le sommet il versa de l’huile. Jacob donna le nom de Béthel (c’est-à-dire : Maison de Dieu) à ce lieu qui auparavant s’appelait Louz.

N’est-ce pas cette même échelle, cet « ascenseur » dont parlera saint Jean Climaque (579-649) dans sont bel ouvrage, L’échelle sainte, dont chacune des trente étapes est un chemin appelé « épectase », c’est-à-dire la tension vers Dieu :

  • degrés 1–4 : renoncement au monde et obéissance à un père spirituel ;

  • degrés 5–7 : pénitence et affliction (πένθος / penthos) comme voies de la véritable joie ;

  • degrés 8–17 : lutte contre les vices et acquisition des vertus ;

  • degrés 18–26 : fuite des pièges de l'ascèse (paresse, orgueil, pusillanimité) ;

  • degrés 27–29 : atteinte de l’hésychia (paix de l'âme) et de l’apatheia (impassibilité).

Gravir

Mais Dieu nous connaît bien, il sait nos peurs et nos doutes. Le texte le précise bien : « certains eurent des doutes »... De quoi doutent-ils ? Que ce soit bien Jésus ? Sûrement. Et comment ne pas douter devant un « phénomène » aussi extraordinaire qui va à l’encontre de toute raison ! Mais peut-être doutent-ils aussi parce qu’ils sentent, inconsciemment, que cet événement ne va pas être neutre dans leur propre existence : le départ de Jésus va les impliquer. Et comment ne pas ressentir l’angoisse et le doute ? Encore plus parce que, durant ces trois années passées, Jésus les avait prévenu... Il suffit de relire tout le discours du Christ après le lavement des pieds (Jn 14, 1-14) :

Que votre cœur ne soit pas bouleversé : vous croyez en Dieu, croyez aussi en moi. Dans la maison de mon Père, il y a de nombreuses demeures ; sinon, vous aurais-je dit : “Je pars vous préparer une place” ? Quand je serai parti vous préparer une place, je reviendrai et je vous emmènerai auprès de moi, afin que là où je suis, vous soyez, vous aussi. Pour aller où je vais, vous savez le chemin. » Thomas lui dit : « Seigneur, nous ne savons pas où tu vas. Comment pourrions-nous savoir le chemin ? » Jésus lui répond : « Moi, je suis le Chemin, la Vérité et la Vie ; personne ne va vers le Père sans passer par moi. Puisque vous me connaissez, vous connaîtrez aussi mon Père. Dès maintenant vous le connaissez, et vous l’avez vu. » Philippe lui dit : « Seigneur, montre-nous le Père ; cela nous suffit. » Jésus lui répond : « Il y a si longtemps que je suis avec vous, et tu ne me connais pas, Philippe ! Celui qui m’a vu a vu le Père. Comment peux-tu dire : “Montre-nous le Père” ? Tu ne crois donc pas que je suis dans le Père et que le Père est en moi ! Les paroles que je vous dis, je ne les dis pas de moi-même ; le Père qui demeure en moi fait ses propres œuvres. Croyez-moi : je suis dans le Père, et le Père est en moi ; si vous ne me croyez pas, croyez du moins à cause des œuvres elles-mêmes. Amen, amen, je vous le dis : celui qui croit en moi fera les œuvres que je fais. Il en fera même de plus grandes, parce que je pars vers le Père, et tout ce que vous demanderez en mon nom, je le ferai, afin que le Père soit glorifié dans le Fils. Quand vous me demanderez quelque chose en mon nom, moi, je le ferai.

Honnêtement, il y a quand même de quoi trembler, et douter face à ce qui nous attend... Un tremblement qui n’est pas qu’intellectuel, mais tiendrait plutôt à l’hésitation décevant la mission qu’il va falloir remplir...


La mission

L’heure est arrivée... Ils vont enfin connaître ce que Jésus attend d’eux. Mais il les rassure. Avant et après leur avoir édicté leur apostolat.

D’abord, ce que je vous dit ne vient pas de moi, comme simple homme. Mais c’est une mission qui vient de Dieu. Et si elle vient de Dieu le Père, c’est parce que moi, Jésus, ait reçu de Lui toute-puissance, au ciel et sur la terre. Et donc, conclue-t-il : par cette toute-puissance, je serai face vous à tout instant pour l’éternité. Je ne vous abandonne pas, mais même si je suis avec vous dans la barque de l’Église, c’est maintenant vous qui allez la diriger. Moi, je repose sur le fond...

Les disciples devraient le comprendre. Il suffit de repenser à cette épisode de la tempête sur le lac (Mc 4, 35-41) :

Ce jour-là, le soir venu, il dit à ses disciples : « Passons sur l’autre rive. » Quittant la foule, ils emmenèrent Jésus, comme il était, dans la barque, et d’autres barques l’accompagnaient. Survient une violente tempête. Les vagues se jetaient sur la barque, si bien que déjà elle se remplissait. Lui dormait sur le coussin à l’arrière. Les disciples le réveillent et lui disent : « Maître, nous sommes perdus ; cela ne te fait rien ? » Réveillé, il menaça le vent et dit à la mer : « Silence, tais-toi ! » Le vent tomba, et il se fit un grand calme. Jésus leur dit : « Pourquoi êtes-vous si craintifs ? N’avez-vous pas encore la foi ? » Saisis d’une grande crainte, ils se disaient entre eux : « Qui est-il donc, celui-ci, pour que même le vent et la mer lui obéissent ? »

Et maintenant, ce sont eux qui vont faire passer leurs frères sur l’autre rive. Eux qui vont leur faire passer les eaux de la mort. Eux qui vont les plonger, comme Jésus, dans les eaux de la mort pour qu’ils reçoivent l’Esprit-Saint et rejoignent le Père : au Nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit...


Un baptême de passage

Et donc, la mission est simple :

Allez ! De toutes les nations faites des disciples : baptisez-les au nom du Père, et du Fils, et du Saint-Esprit, apprenez-leur à observer tout ce que je vous ai commandé.

En fait, elle tient en trois étapes :

  1. Partir,

  2. Baptiser au nom de la Trinité,

  3. Enseigner.

Une nouvelle fois, on retrouve la triple mission de chaque chrétien, et encore plus de chaque clerc. C’est ce que l’on appelle le sacerdoce commun des fidèles et le sacerdoce ordonné. L’Église nous explique :

Le sacerdoce commun des fidèles indique la fonction de médiation entre Dieu et l’humanité. Toute l’Eglise est un peuple de prêtres, c’est-à-dire un peuple sacerdotal. Par le Baptême, tous les baptisés participent au Sacerdoce unique du Christ. Cette participation s’appelle "sacerdoce commun des fidèles". Sur cette base et à son service, le ministère sacerdotal des évêques et des prêtres, conféré par le sacrement de l’ordre, participe de manière spécifique à la mission du Christ.

Et donc, cette mission ?

du latin missio : envoi
La mission est l’annonce de la Bonne Nouvelle dans le monde entier. Dans l’histoire de l’Église, le mot a reçu deux significations différentes. Jusqu’au XVI° siècle, la mission de l’Église signifiait que l’Église était envoyée par Dieu : l’Église est l’objet de la mission. Depuis le XVI° siècle, la mission de l’Église signifie l’effort d’évangélisation exercé par l’Église : c’est l’Église qui envoie.

Cette mission, reçu des apôtres, est pour le prêtre :

de rendre présent le Christ parmi les hommes, en célébrant l’eucharistie, en pardonnant les péchés, en instruisant et guidant le peuple qui lui est confié.

Mais n’est-elle pas identique, d’une certaine façon, pour chaque chrétien ? Être missionnaire là où il est et où il va. Annoncer la Bonne Nouvelle. Parfois dispenser les sacrements (ne serait-ce que le mariage) et guider ses frères vers le salut ?


Mais cela ne peut se faire qu’en un ordre précis : partir, baptiser et enseigner.


Une erreur

Peut-être est-ce là l’erreur de notre temps ? Nous avons changer l’ordre ! Il est devenu : enseigner, baptiser puis partir. En fait, il suffit de regarder la démarche imposée aux catéchumènes lors du baptême. Ils doivent d’abord recevoir un enseignement d’un niveau souvent excessif, puis être baptisé en en ayant montré un désir puissant et enfin partir auprès des autres.


Tout cela ne montrerait-il pas que nous avons perdu confiance en la grâce ? Comme si nous voulions nous rassurer avant toutes choses ? Avoir toutes les armes en main avant de partir... Ce serait douter alors. Non pas douter comme les apôtres, mais douter que Jésus nous accompagne tous les jours.


Ce n’est pas nous qui par nos efforts appelons la grâce. Ça c’est une hérésie : le pélagianisme. Depuis le début de son pontificat, le pape François (Gaudete et Exultate en mars 2018) ne cesse de mettre en garde contre le retour du gnosticisme et du pélagianisme, d’anciennes hérésies qu’il considère toujours comme « deux ennemis subtils de la sainteté ». Dans les années 380-390, le moine britannique Pélage commence à Rome une prédication auprès d’un groupe aristocratique qui forme bientôt autour de lui une « élite de la vertu ». Il enseigne alors que, grâce à son libre arbitre, tout chrétien peut atteindre la sainteté par ses propres forces. En prenant en compte les mérites de l’homme, il s’agissait pour lui de ne pas le déresponsabiliser dans sa réponse à Dieu. Mais, au fur et à mesure de sa pensée, il en est venu à minimiser le rôle de la grâce divine dans la réponse de l’homme à l’appel de Dieu.

Quant au gnosticisme, ce mouvement de pensée a essaimé dans l’Empire romain entre le Ier et le Ve siècle de notre ère. Il est centré sur l’idée d’une connaissance révélatrice qui apporte le salut, connaissance à la fois de soi-même et de Dieu, conçu comme l’Un absolu, mystérieux et caché.


Ne sommes-nous pas en train de nous laisser influencer par ces deux hérésies ? D’un côté (gnosticisme) vouloir apprivoiser le mystère de Dieu, le tenir entre nos mains. D’un autre, penser que nous pouvons mériter la grâce, voire l’exiger comme un dû ! A ce propos, il est bon de se reporter à l’une des thèses majeures de l’épître aux Romains de Paul : nous sommes justifiés par la foi, non par les oeuvres.


Alors, humblement, partons, quittons nos conforts. Baptisons au nom de la Trinité, et annonçons cette parole salvifique. Et ce, sans peur, confiant en la grâce de Dieu, sûrs qu’il nous donnera l’intelligence et les paroles dont nous aurons besoin, car Il est avec nous jusqu’à la fin des temps.



Catéchèse de Benoît XVI du mercredi 9 décembre 2009


Rupert de Deutz

Chers frères et sœurs,

Nous faisons aujourd'hui la connaissance d'un autre moine bénédictin du XIIe siècle. Son nom est Rupert de Deutz, une ville près de Cologne, siège d'un célèbre monastère. Rupert lui-même parle de sa propre vie dans l'une de ses œuvres les plus importantes, intitulée La gloire et l'honneur du Fils de l'homme, qui est un commentaire partiel de l'Evangile de Matthieu. Encore enfant, il fut accueilli comme « oblat » dans le monastère bénédictin de Saint-Laurent à Liège, selon l'usage de l'époque de confier l'un des enfants à l'éducation des moines, entendant en faire don à Dieu. Rupert aima toujours la vie monastique. Il apprit rapidement la langue latine pour étudier la Bible et pour jouir des célébrations liturgiques. Il se distingua par sa droiture morale très intègre et par son profond attachement au Siège de Saint-Pierre.


Son époque fut marquée par des oppositions entre la papauté et l'empire, à cause de ce qu'on appelle la « lutte des investitures », avec laquelle — comme je l'ai mentionné dans d'autres catéchèses — la papauté voulait empêcher que la nomination des évêques et l'exercice de leur juridiction ne dépende des autorités civiles, qui étaient guidées la plupart du temps par des motivations politiques et économiques, certainement pas pastorales. L'évêque de Liège, Othbert, résistait aux directives du Pape et envoya en exil Bérenger, abbé du monastère de Saint-Laurent, précisément à cause de sa fidélité au Pape. Dans ce monastère vivait Rupert, qui n'hésita pas à suivre l'abbé en exil ; il ne revint à Liège et n'accepta de devenir prêtre que quand l'évêque Othbert rentra en communion avec le Pape. Jusqu'à ce moment, en effet, il avait évité de recevoir l'ordination d'un évêque en désaccord avec le Pape. Rupert nous enseigne que lorsque naissent des controverses dans l'Eglise, la référence au ministère pétrinien garantit la fidélité à la saine doctrine et donne la sérénité et la liberté intérieure. Après la dispute avec Othbert, il dut encore abandonner son monastère à deux reprises. En 1116, ses adversaires voulurent même lui intenter un procès. Bien qu'ayant été lavé de toutes les accusations, Rupert préféra se rendre pendant une certaine période à Siegburg, mais les polémiques n'ayant pas encore cessé lorsqu'il revint au monastère de Liège, il décida de s'établir définitivement en Allemagne. Nommé abbé de Deutz en 1120, il y resta jusqu'en 1129, année de sa mort. Il ne s'en éloigna que pour un pèlerinage à Rome, en 1124.


Ecrivain fécond, Rupert a laissé de très nombreuses œuvres, aujourd'hui encore d'un grand intérêt, également parce qu'il fut actif dans plusieurs importantes discussions théologiques de l'époque. Par exemple, il intervint avec détermination dans la controverse eucharistique qui, en 1077, avait conduit à la condamnation de Bérenger de Tours. Celui-ci avait donné une interprétation réductrice de la présence du Christ dans le Sacrement de l'Eucharistie, la définissant seulement symbolique. Dans le langage de l'Eglise, le terme de « transsubstantiation » n'avait pas encore vu le jour, mais Rupert, utilisant parfois des expressions audacieuses, se fit le défenseur décidé du réalisme eucharistique et, surtout dans une œuvre intitulée De divinis officiis (Les offices divins), il affirma avec décision la continuité entre le Corps du Verbe incarné du Christ et celui présent sous les espèces eucharistiques du pain et du vin. Chers frères et sœurs, il me semble qu'à ce point nous devons également penser à notre époque; aujourd'hui aussi existe le danger de redimensionner le réalisme eucharistique, c'est-à-dire de considérer l'Eucharistie presque seulement comme un rite de communion, de socialisation, en oubliant trop facilement que dans l'Eucharistie le Christ ressuscité est réellement présent — avec son corps ressuscité — qui se met entre nos mains pour nous faire sortir hors de nous-mêmes, nous incorporer dans son corps immortel et nous guider ainsi vers la vie nouvelle. Ce grand mystère, selon lequel le Seigneur est présent dans toute sa réalité sous les espèces eucharistiques, est un mystère à adorer et à aimer toujours à nouveau! Je voudrais citer ici les mots du Catéchisme de l'Eglise catholique qui contiennent en eux le fruit de la méditation de la foi et de la réflexion théologique de deux mille ans : « Le mode de présence du Christ sous les espèces eucharistiques est unique. Dans le très saint sacrement sont "contenus vraiment, réellement et substantiellement le Corps et le Sang conjointement avec l'âme et la divinité de notre Jésus Christ, et, par conséquent, le Christ tout entier". "Cette présence, on la nomme 'réelle', non à titre exclusif, comme si les autres présences n'étaient pas 'réelles', mais par excellence parce qu'elle est substantielle, et que par elle le Christ, Dieu et homme, se rend présent tout entier" » (Catéchisme de l'Eglise catholique, n. 1374). Rupert a lui aussi contribué, avec ses réflexions, à cette formulation précise.


Une autre controverse, dans laquelle l'abbé de Deutz fut impliqué, concerne le problème de la conciliation de la bonté et de la toute-puissance de Dieu avec l'existence du mal. Si Dieu est tout-puissant et bon, comment s'explique la réalité du mal ? En effet, Rupert réagit à la position prise par les maîtres de l'école théologique de Laon, qui, à travers une série de raisonnements philosophiques, distinguaient dans la volonté de Dieu le fait « d'approuver » et de « permettre », concluant que Dieu permet le mal sans l'approuver et donc, sans le vouloir. Rupert, au contraire, renonce au recours à la philosophie, qu'il considère inadéquate face à un si grand problème, et demeure simplement fidèle à la narration biblique. Il part de la bonté de Dieu, de la vérité selon laquelle Dieu est suprêmement bon et ne peut que vouloir le bien. Ainsi, il identifie l'origine du mal dans l'homme lui-même et dans l'usage erroné de la liberté humaine. Lorsque Rupert affronte ce thème, il écrit des pages empreintes de souffle religieux pour louer la miséricorde infinie du Père, la patience et la bienveillance de Dieu envers l'homme pécheur.


Comme d'autres théologiens du Moyen âge, Rupert lui aussi se demandait : pourquoi le Verbe de Dieu, le Fils de Dieu, s'est-il fait homme ? Certains, et même de nombreuses personnes, répondaient en expliquant l'incarnation du Verbe à travers l'urgence de réparer le péché de l'homme. Rupert, en revanche, à travers une vision centrée sur le Christ de l'histoire du salut, élargit la perspective, et, dans l'une de ses œuvres intitulée La glorification de la Trinité, soutient la position selon laquelle l'Incarnation, événement central de toute l'histoire, avait été prévue dès l'éternité, même indépendamment du péché de l'homme, afin que toute la création puisse rendre louange à Dieu le Père et l'aimer comme une unique famille rassemblée autour du Christ, le Fils de Dieu. Il voit alors dans la femme enceinte de l'Apocalypse toute l'histoire de l'humanité, qui est orientée vers le Christ, de même que la conception est orientée vers l'accouchement, une perspective qui sera développée par d'autres penseurs et valorisée également par la théologie contemporaine, qui affirme que toute l'histoire du monde et de l'humanité est une conception orientée vers l'enfantement du Christ. Le Christ est toujours au centre des explications exégétiques fournies par Rupert dans ses commentaires aux Livres de la Bible, auxquels il se consacra avec une grande attention et passion. Il retrouve ainsi une unité admirable dans tous les événements de l'histoire du salut, de la création jusqu'à la consommation finale des temps: « Toute l'Ecriture », affirme-t-il, « est un seul livre, qui tend à la même fin [le Verbe divin] ; qui vient d'un seul Dieu et qui a été écrit par un seul Esprit » (De glorificatione Trinitatis et processione Sancti Spiritus, I, V, PL 169, 18).


Dans l'interprétation de la Bible, Rupert ne se limite pas à répéter l'enseignement des Pères, mais révèle son originalité. Par exemple, il est le premier écrivain qui a identifié l'épouse du Cantique des Cantiques avec la Très Sainte Vierge Marie. Ainsi, son commentaire à ce livre de l'Ecriture se révèle une sorte de summa mariologique, dans laquelle sont présentés les privilèges et les vertus excellentes de Marie. Dans l'un des passages les plus inspirés de son commentaire, Rupert écrit : « O très aimée parmi les bien-aimées, Vierge des vierges, que loue en toi ton Fils bien-aimé, que le chœur tout entier des anges exalte ? Il loue la simplicité, la pureté, l'innocence, la doctrine, la pudeur, l'humilité, l'intégrité de l'esprit et de la chair, c'est-à-dire la virginité non corrompue » (In Canticum Canticorum, 4, 1-6, CCL 26, pp. 69-70). L'interprétation mariale du Cantique de Rupert est un heureux exemple de l'harmonie entre liturgie et théologie. En effet, divers passages de ce Livre biblique étaient déjà utilisés dans les célébrations liturgiques des fêtes mariales.


Rupert, en outre, est attentif à inscrire sa doctrine mariologique dans la doctrine ecclésiologique. En d'autres termes, il voit en la Très Sainte Vierge Marie la part la plus sainte de l'Eglise tout entière. Voilà pourquoi mon vénéré prédécesseur, le Pape Paul VI, dans le discours de clôture de la troisième session du Concile Vatican II, en proclamant solennellement Marie Mère de l'Eglise, cita précisément une phrase tirée des œuvres de Rupert, qui définit Marie comme portio maxima, portio optima — la partie la plus excellente, la partie la meilleure de l'Eglise (cf. In Apocalypsem 1.7, PL 169, 1043).


Chers amis, à partir de ces évocations rapides, nous nous rendons compte que Rupert a été un théologien plein de ferveur, doté d'une grande profondeur. Comme tous les représentants de la théologie monastique, il a su conjuguer l'étude rationnelle des mystères de la foi avec la prière et la contemplation, considérée comme le sommet de toute connaissance de Dieu. Lui-même parle quelquefois de ses expériences mystiques, comme lorsqu'il confie l'ineffable joie d'avoir perçu la présence du Seigneur : « Dans ce bref moment — affirme-t-il — j'ai ressenti combien ce qu'il nous dit est vrai : Apprenez de moi qui suis doux et humble de cœur » (De gloria et honore Filii hominis. Super Matthaeum 12, PL 168, 1601). Nous aussi nous pouvons, chacun à notre manière, rencontrer le Seigneur Jésus, qui accompagne sans cesse notre chemin, qui se fait présent dans le Pain eucharistique et dans sa Parole pour notre salut.



Homélie de Nicolas Cabasilas (+ 1323), La Vie en Christ, 2, PG 150, 532-533

Bien que la sainte Trinité ait donné le salut au genre humain par un seul et même amour des hommes, la foi nous dit que chacune des personnes divines y apporte sa contribution particulière. Le Père se réconcilia avec nous, le Fils opéra la réconciliation, et le Saint-Esprit fut le don accordé à ceux qui étaient devenus les amis de Dieu. Le Père nous a libérés, le Fils fut la rançon de notre délivrance ; quant à l'Esprit, il est la liberté en personne, selon la parole de saint Paul : Là où l'Esprit du Seigneur est présent, là est la liberté (2 Co 3,17). Si le Père nous a créés, le Fils nous a re-créés, et c'est l'Esprit qui fait vivre (Jn 6,63). Car, dans la création initiale, la Trinité s'inscrivait en filigrane. Le Père était le modeleur, le Fils était sa main, l'Esprit Défenseur insufflait la vie. Mais pourquoi parler de cela ? Car c'est seulement dans la création nouvelle que nous ont été révélées les distinctions qui existent en Dieu.

En effet, à toutes les époques, Dieu a répandu ses bienfaits sur la création, mais vous n'en trouverez pas un que l'on puisse rapporter au Père seul, au Fils seul, ou à l'Esprit seul. Au contraire, ils sont tous communs à la Trinité, parce que c'est par une seule puissance, une seule providence et une seule activité créatrice qu'elle réalise toute chose.


Dans le plan du salut par lequel elle a restauré notre genre humain en le renouvelant, c'est bien la Trinité tout entière qui a voulu mon salut et qui a prévu comment il se réaliserait. Mais ce n'est pas la Trinité tout entière qui l'a réalisé. Son artisan, ce n'est ni le Père ni le Saint-Esprit, mais le Verbe seul, le Fils unique seul. C'est lui qui a assumé la chair et le sang. C'est lui qui a subi les fouets et la douleur, c'est lui qui est mort et ressuscité. C'est par lui que la nature a reçu une vie nouvelle et que le baptême fut institué comme une naissance nouvelle et une création nouvelle. C'est pourquoi, lorsque l'on baptise, il faut invoquer Dieu en distinguant les personnes: le Père, le Fils, le Saint-Esprit, que cette création nouvelle est seule à nous révéler.


Prière

Dieu notre Père, tu as envoyé dans le monde ta Parole de vérité et ton Esprit de sainteté pour révéler aux hommes ton admirable mystère ; donne-nous de professer la vraie foi en reconnaissant la gloire de l'éternelle Trinité, en adorant son Unité toute-puissante. Par Jésus Christ.

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