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Vendredi saint

Changement de regard -



Marie et l’Homme de douleurs,

Anonyme,

Tempera sur bois de mélèze, 180 x 136 cm, 1443,

Musée national, Varsovie (Pologne)


Lecture du livre du prophète Isaïe (Is 52, 13 à 53, 12)

Mon serviteur réussira, dit le Seigneur ; il montera, il s’élèvera, il sera exalté ! La multitude avait été consternée en le voyant, car il était si défiguré qu’il ne ressemblait plus à un homme ; il n’avait plus l’apparence d’un fils d’homme. Il étonnera de même une multitude de nations ; devant lui les rois resteront bouche bée, car ils verront ce que, jamais, on ne leur avait dit, ils découvriront ce dont ils n’avaient jamais entendu parler. Qui aurait cru ce que nous avons entendu ? Le bras puissant du Seigneur, à qui s’est-il révélé ? Devant lui, le serviteur a poussé comme une plante chétive, une racine dans une terre aride ; il était sans apparence ni beauté qui attire nos regards, son aspect n’avait rien pour nous plaire. Méprisé, abandonné des hommes, homme de douleurs, familier de la souffrance, il était pareil à celui devant qui on se voile la face ; et nous l’avons méprisé, compté pour rien. En fait, c’étaient nos souffrances qu’il portait, nos douleurs dont il était chargé. Et nous, nous pensions qu’il était frappé, meurtri par Dieu, humilié. Or, c’est à cause de nos révoltes qu’il a été transpercé, à cause de nos fautes qu’il a été broyé. Le châtiment qui nous donne la paix a pesé sur lui : par ses blessures, nous sommes guéris. Nous étions tous errants comme des brebis, chacun suivait son propre chemin. Mais le Seigneur a fait retomber sur lui nos fautes à nous tous. Maltraité, il s’humilie, il n’ouvre pas la bouche : comme un agneau conduit à l’abattoir, comme une brebis muette devant les tondeurs, il n’ouvre pas la bouche. Arrêté, puis jugé, il a été supprimé. Qui donc s’est inquiété de son sort ? Il a été retranché de la terre des vivants, frappé à mort pour les révoltes de son peuple. On a placé sa tombe avec les méchants, son tombeau avec les riches ; et pourtant il n’avait pas commis de violence, on ne trouvait pas de tromperie dans sa bouche. Broyé par la souffrance, il a plu au Seigneur. S’il remet sa vie en sacrifice de réparation, il verra une descendance, il prolongera ses jours : par lui, ce qui plaît au Seigneur réussira. Par suite de ses tourments, il verra la lumière, la connaissance le comblera. Le juste, mon serviteur, justifiera les multitudes, il se chargera de leurs fautes. C’est pourquoi, parmi les grands, je lui donnerai sa part, avec les puissants il partagera le butin, car il s’est dépouillé lui-même jusqu’à la mort, et il a été compté avec les pécheurs, alors qu’il portait le péché des multitudes et qu’il intercédait pour les pécheurs.


Le texte qui encadre l’oeuvre

Anno domini M°CCCC°XXVIII praesens civitas et ecclesia devastata et combusta est per emulos ihesu cristi hereticos hussitas, demum praesens tabula comparata est Anno domini M°CCCC°XLIII per n. Kaecherdorff altaristam.

L’année du Seigneur 1428 la ville et l’église furent détruites et incendiées par les hérétiques au Christ, les Hussites hérétiques. C’est l’année du Seigneur 1443 seulement que ce tableau a été acquis par le vicaire Kaecherdorff.


Ce que je vois

La Croix, avec son titulus (I;N.R.I.) occupe tout l’espace. Dans la partie haute, à gauche, Judas embrasse Jésus au Jardin des oliviers. À droite est évoqué le reniement de Pierre devant la servante dans la cour du Sanhédrin. Sous la barre transversale de la croix sont disposés les instruments de la Passion :

  • À gauche : l’échelle pour la croix / le garde qui crache sur Jésus / l’épée d’un soldat / Pilate qui se lave les mains / le calice de la dernière Cène et le pain eucharistique / les trois clous de la crucifixion / les bâtons utilisés pour se moquer du Christ comme roi.

  • À droite : le doigt accusateur des faux témoins ou de la servante / le coq monté sur la colonne de la flagellation / la lance de Longin / le fouet de la flagellation / La branche d’hysope / le seau de vinaigre / les dés des soldats / la hache pour équarrir le bois / le marteau / la pince pour extraire les clous / la tarière pour percer le bois / la tunique blanche du Christ / Le manteau de pourpre / une main tenant un fouet / peut-être la main de Pierre niant.

  • En haut : à gauche, les trente deniers de la trahison de Juda, et à droite le feu auquel se réchauffait Pierre lors de sa trahison

Le Christ, au visage triste, se tient devant la croix. Sa tête est couronnée d’épines, mais aussi du nimbe crucifère. Il est simplement vêtu d’un perizonium blanc et montre son côté transpercé et sanglant à sa Mère. Le corps est décharné, et son regard semble presque vide, ailleurs.


Sa Mère, vêtue d’un grand manteau verdâtre, essuie la plaie du pan de ce manteau tenu par la main gauche. La main droite tient un côté de son voile blanc. Elle regarde profondément son Fils souffrant.


Méditation

Le Missel romain recommande une « courte homélie méditative » le vendredi saint. Pour une fois, je vais suivre les consignes. Une chose m’a frappé en contemplant ce tableau : après avoir été attiré par l’accumulation des instruments de la Passion, j’ai découvert que l’oeuvre est basée sur plusieurs échanges de regards :

  • Marie regarde son Fils, qui lui, regarde ailleurs,

  • La servante regarde Pierre, qui lui, regarde ailleurs,

  • Jésus regarde Juda, qui lui, regarde ailleurs.

En fait, trois échanges de regards qui paraissent incomplets. C’est d’autant plus fort après la lecture du livre d’Isaïe : « il était sans apparence ni beauté qui attire nos regards, son aspect n’avait rien pour nous plaire. »


Osons-nous regarder ? Nous regarder ? Trop souvent ! Comme le dit le proverbe québécois : « Quand je me regarde, je me désole ; quand je me compare, je me console. » Notre regard n’est jamais juste, vrai, pur. Comme Pierre ou Juda, nous détournons les yeux, honteux de notre péché. Ou alors, n’ayant pas la force de supporter la souffrance, la misère ou le handicap exposé sous nos yeux.


Par contre, quand nous regardons le Christ, quand nous mettons devant une icône, nous attendons qu’il nous regarde, qu’il porte son regard sur nous. Nous attendons qu’il nous sauve, au mieux, qu’il prenne soin de nous, qu’il nous protège. C’est vrai et c’est déjà beau. Mais nous le regardons pour que Lui nous regarde… Et s’il baissait les yeux, s’il détournait son regard, comment réagirions-nous ? Si un jour nous nous entendions dire, comme les vierges folles (Mt 25) : « je ne vous connais pas »… Peut-être parce que dans son regard, nous cherchions le miroir de notre propre regard ? Je sais, il y a un cantique qui dit : « N'aie pas peur, laisse-toi regarder par le Christ, laisse-toi regarder car il t’aime. » Mais rassurons-nous, il nous regarde, il ne nous quitte pas des yeux. Non pas avec un regard inquisiteur, mais avec un regard d’amour, de commisération et de compassion. Un regard presque maternel, un regard de miséricorde.


Mais nous, pourrions-nous entendre le Christ nous chanter : « N'aie pas peur, prends le temps de me regarder, de me regarder car tu m’aimes » ? De ne pas détourner le regard devant lui, de le regarder dans toutes ses souffrances, sans m’apitoyer sur les miennes, de ne pas prendre ses yeux pour le miroir de MON âme mais plutôt de SON âme.


De simplement le regarder comme l’homme souffrant, le Christ aux outrages, le Christ offert comme un agneau, l’homme des douleurs qui n’avait plus face humaine. Écoutons de nouveau Isaïe :

Méprisé, abandonné des hommes, homme de douleurs, familier de la souffrance, il était pareil à celui devant qui on se voile la face ; et nous l’avons méprisé, compté pour rien. En fait, c’étaient nos souffrances qu’il portait, nos douleurs dont il était chargé. Et nous, nous pensions qu’il était frappé, meurtri par Dieu, humilié. Or, c’est à cause de nos révoltes qu’il a été transpercé, à cause de nos fautes qu’il a été broyé. Le châtiment qui nous donne la paix a pesé sur lui : par ses blessures, nous sommes guéris. Nous étions tous errants comme des brebis, chacun suivait son propre chemin. Mais le Seigneur a fait retomber sur lui nos fautes à nous tous. Maltraité, il s’humilie, il n’ouvre pas la bouche : comme un agneau conduit à l’abattoir, comme une brebis muette devant les tondeurs, il n’ouvre pas la bouche. Arrêté, puis jugé, il a été supprimé. Qui donc s’est inquiété de son sort ?

Si aujourd'hui nous devons voir quelque chose dans les yeux du Seigneur, ce n’est pas la miséricorde, ce sont nos péchés. C’est à cause de nos fautes qu’il a été broyé. C’est nous qui le crucifions à chaque instant, pas simplement à chaque fois que nous péchons, mais aussi à chaque fois que nous ne le regardons pas pour lui-même, mais dans l’espoir qu’il nous regarde nous. En fait, à chaque fois que notre regard, indirectement, vient se poser non sur lui mais sur nous. « Arrêté, puis jugé, il a été supprimé. Qui donc s’est inquiété de son sort ? » Me suis-je inquiété du sort du Christ ou du mien ? Pourrais-je dire un jour comme Job (Jb 13, 15) : « Quand même Dieu me tuerait, j’espérerais en lui » ?


Si notre regard ne fait qu’effleurer l’homme des douleurs, le regarder comme un figure emblématique de ma souffrance et de celle des autres, je suis étymologiquement — et fugacement — sympathique : je souffre avec (συμπα ́θεια « participation à la souffrance d'autrui »), un léger moment de compassion (cum passio). Mais est-ce vraiment ce que Dieu attend de moi ? N’est-ce pas plutôt de l’empathie (mot ô combien à la mode mais si peu compris) : la capacité de s'identifier à autrui dans ce qu'il ressent.


Et même, pour reprendre les mots d’un petit livre du Père Paul de Jaegher (jésuite) paru en 1927, La vie d’identification avec le Christ Jésus, n’est-ce pas cela que Jésus attend de moi : que ce ne soit plus moi qui vive et meurs, mais lui qui vienne vivre et mourir en moi ? Non pas que je l’imite, mais que je m’identifie à Lui.


Le vendredi saint est l’instant fugace où deux citations doivent me retenir : Saint Paul qui me dit (G 2, 20), en regardant cet Homme des douleurs, « Je vis, mais ce n’est plus moi, c’est le Christ qui vit en moi. Ce que je vis aujourd’hui dans la chair, je le vis dans la foi au Fils de Dieu qui m’a aimé et s’est livré lui-même pour moi. ». Et Élisabeth de la Trinité demandant à l’Esprit Saint : « Ô Feu consumant, Esprit d’amour, survenez en moi afin qu'il se fasse en mon âme comme une incarnation du Verbe ; que je Lui sois une humanité de surcroît, en laquelle il renouvelle tout son mystère. »

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