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Ve Dimanche de Carême (A)

Jésus pleura... -



La résurrection de Lazare,

Anonyme,

Retable de l’autel de la chapelle,

Calcaire peint polychrome, décor en haut relief, XVIème siècle,

Hauteur : 100 cm ; largeur : 193 cm ; profondeur : 25 cm,

Château de Bussy-Rabutin, Bussy-le-Grand (Côte-d’Or, France)


Évangile de Jésus Christ selon saint Jean 11, 1-45

En ce temps-là, il y avait quelqu’un de malade, Lazare, de Béthanie, le village de Marie et de Marthe, sa sœur. Or Marie était celle qui répandit du parfum sur le Seigneur et lui essuya les pieds avec ses cheveux. C’était son frère Lazare qui était malade. Donc, les deux sœurs envoyèrent dire à Jésus : « Seigneur, celui que tu aimes est malade. » En apprenant cela, Jésus dit : « Cette maladie ne conduit pas à la mort, elle est pour la gloire de Dieu, afin que par elle le Fils de Dieu soit glorifié. » Jésus aimait Marthe et sa sœur, ainsi que Lazare. Quand il apprit que celui-ci était malade, il demeura deux jours encore à l’endroit où il se trouvait. Puis, après cela, il dit aux disciples : « Revenons en Judée. » Les disciples lui dirent : « Rabbi, tout récemment, les Juifs, là-bas, cherchaient à te lapider, et tu y retournes ? » Jésus répondit : « N’y a-t-il pas douze heures dans une journée ? Celui qui marche pendant le jour ne trébuche pas, parce qu’il voit la lumière de ce monde ; mais celui qui marche pendant la nuit trébuche, parce que la lumière n’est pas en lui. » Après ces paroles, il ajouta : « Lazare, notre ami, s’est endormi ; mais je vais aller le tirer de ce sommeil. » Les disciples lui dirent alors : « Seigneur, s’il s’est endormi, il sera sauvé. » Jésus avait parlé de la mort ; eux pensaient qu’il parlait du repos du sommeil. Alors il leur dit ouvertement : « Lazare est mort, et je me réjouis de n’avoir pas été là, à cause de vous, pour que vous croyiez. Mais allons auprès de lui ! » Thomas, appelé Didyme (c’est-à-dire Jumeau), dit aux autres disciples : « Allons-y, nous aussi, pour mourir avec lui ! » À son arrivée, Jésus trouva Lazare au tombeau depuis quatre jours déjà. Comme Béthanie était tout près de Jérusalem – à une distance de quinze stades (c’est-à-dire une demi-heure de marche environ) –, beaucoup de Juifs étaient venus réconforter Marthe et Marie au sujet de leur frère. Lorsque Marthe apprit l’arrivée de Jésus, elle partit à sa rencontre, tandis que Marie restait assise à la maison. Marthe dit à Jésus : « Seigneur, si tu avais été ici, mon frère ne serait pas mort. Mais maintenant encore, je le sais, tout ce que tu demanderas à Dieu, Dieu te l’accordera. » Jésus lui dit : « Ton frère ressuscitera. » Marthe reprit : « Je sais qu’il ressuscitera à la résurrection, au dernier jour. » Jésus lui dit : « Moi, je suis la résurrection et la vie. Celui qui croit en moi, même s’il meurt, vivra ; quiconque vit et croit en moi ne mourra jamais. Crois-tu cela ? » Elle répondit : « Oui, Seigneur, je le crois : tu es le Christ, le Fils de Dieu, tu es celui qui vient dans le monde. » Ayant dit cela, elle partit appeler sa sœur Marie, et lui dit tout bas : « Le Maître est là, il t’appelle. » Marie, dès qu’elle l’entendit, se leva rapidement et alla rejoindre Jésus. Il n’était pas encore entré dans le village, mais il se trouvait toujours à l’endroit où Marthe l’avait rencontré. Les Juifs qui étaient à la maison avec Marie et la réconfortaient, la voyant se lever et sortir si vite, la suivirent ; ils pensaient qu’elle allait au tombeau pour y pleurer. Marie arriva à l’endroit où se trouvait Jésus. Dès qu’elle le vit, elle se jeta à ses pieds et lui dit : « Seigneur, si tu avais été ici, mon frère ne serait pas mort. » Quand il vit qu’elle pleurait, et que les Juifs venus avec elle pleuraient aussi, Jésus, en son esprit, fut saisi d’émotion, il fut bouleversé, et il demanda : « Où l’avez-vous déposé ? » Ils lui répondirent : « Seigneur, viens, et vois. » Alors Jésus se mit à pleurer. Les Juifs disaient : « Voyez comme il l’aimait ! » Mais certains d’entre eux dirent : « Lui qui a ouvert les yeux de l’aveugle, ne pouvait-il pas empêcher Lazare de mourir ? » Jésus, repris par l’émotion, arriva au tombeau. C’était une grotte fermée par une pierre. Jésus dit : « Enlevez la pierre. » Marthe, la sœur du défunt, lui dit : « Seigneur, il sent déjà ; c’est le quatrième jour qu’il est là. » Alors Jésus dit à Marthe : « Ne te l’ai-je pas dit ? Si tu crois, tu verras la gloire de Dieu. » On enleva donc la pierre. Alors Jésus leva les yeux au ciel et dit : « Père, je te rends grâce parce que tu m’as exaucé. Je le savais bien, moi, que tu m’exauces toujours ; mais je le dis à cause de la foule qui m’entoure, afin qu’ils croient que c’est toi qui m’as envoyé. » Après cela, il cria d’une voix forte : « Lazare, viens dehors ! » Et le mort sortit, les pieds et les mains liés par des bandelettes, le visage enveloppé d’un suaire. Jésus leur dit : « Déliez-le, et laissez-le aller. » Beaucoup de Juifs, qui étaient venus auprès de Marie et avaient donc vu ce que Jésus avait fait, crurent en lui.


Roger de Bussy-Rabutin

Né en 1618 à Épiry, près d’Autun, Roger de Rabutin, comte de Bussy fait ses études chez les jésuites au collège d’Autun puis de Clermont à Paris. À 16 ans, il commande un régiment lors de sa première campagne militaire. À 23 ans, il est emprisonné cinq mois pour avoir laissé son régiment se livrer à la contrebande du sel. En 1645, il succède à son père dans la charge de lieutenant général des armées du roi. Il participe à la Fronde puis rallie Louis XIV et reçoit la charge de maître de camp général de la cavalerie légère en 1653.


En 1654, il écrit, à l’imitation de la « Carte du Tendre » de son amie Mademoiselle de Scudéry, une « Carte du pays de Bracquerie » moquant les histoires galantes de la cour. Ses couplets sur les amours du roi avec Marie Mancini, lui valent un premier exil de quelques mois. En 1660, dans son roman satirique Histoire amoureuse des Gaules, il relate les intrigues amoureuses de la cour tout en masquant le nom des protagonistes. Il en réserve la lecture à ses meilleurs amis. Mais en 1662, la marquise de Montglas le prête, à son insu, à Madame de La Baume qui le fait imprimer en Hollande et le diffuse à la cour. Une suite, visant l’entourage du roi et dont Bussy se défend d’être l’auteur, provoque sa disgrâce. Emprisonné le 17 avril 1665 puis libéré en 1666, Bussy est condamné à l’exil.


Le décor du château

Roger de Rabutin occupe son exil sur ses terres bourguignonnes en aménageant l’intérieur du château. Les quelque trois cents portraits qu’il rassemble affirment son intérêt pour l’histoire de France et la généalogie, tant royale que familiale. Il commande des copies effectuées soit à partir de tableaux originaux, soit à partir de recueils de gravures alors en circulation.


Les tableaux sont encastrés dans des lambris de menuiserie fixe qui ont l’intérêt de renforcer l’isolation contre le froid et l’humidité. Pour le cabinet de la Tour dorée, ses amies ont répondu à son appel en lui faisant parvenir une copie de leur portrait.


Au cours du XVIIe siècle, les jésuites contribuent au développement de l’usage didactique des images. Roger de Rabutin semble s’être inspiré du recueil du père Pierre Le Moyne intitulé « De l’art des devises ». Ces inscriptions, scènes mythologiques et devises traduisent le savoir de Roger de Rabutin, alimenté par la correspondance régulière avec sa cousine, la marquise de Sévigné et ses amis, mondains ou religieux. Grâce aux devises, il raconte avec humour sa nostalgie d’exilé tenu éloigné de la cour et du roi Louis XIV, ainsi que sa rancœur d’amant déçu par la marquise de Montglas.


Le château de Bussy-Rabutin

Cet ancien manoir du XIVe siècle connaît plusieurs propriétaires issus de grandes familles bourguignonnes : les Chastillon puis les Rochefort. À leur suite, en 1602, François de Rabutin achète la baronnie de Bussy et en fait son patronyme. Son petit-fils, Roger de Bussy-Rabutin, contraint à l’exil par Louis XIV en 1666, crée dans le château rénové par ses parents un décor intérieur, unique en son genre.

Acquis en 1733 par Étienne Dagonneau de Marcilly et son épouse, le domaine est réhabilité. En 1792, le château est mis sous séquestre et le mobilier vendu. Les propriétaires se succèdent, le château se dégrade mais sera consolidé par le maire du village de 1820 à 1832. Le comte Jean-Baptiste de Sarcus achète le domaine en 1835. Il achève la résurrection du château et le fait classer monument historique en 1862. C’est en 1929 que l’État devient propriétaire et engage des travaux de conservation et de restauration.


La chapelle de plan carré est logée dans la tour sud-ouest. Les fines nervures de la voûte, au tracé gothique flamboyant, retombent à chaque angle sur une mince colonne cannelée. Un retable, décor situé à l’arrière de l’autel, illustre la résurrection de Lazare.


Ce que je vois

Peut-on véritablement parler de retable ? Il s’agit plutôt d’une soirée de prédelle. En effet, le cor n’est pas posé sur l’autel mais fixé au-dessus à l’aide de quatre supports moulurés. Rappelons que le retable est l’ancêtre de l’antependium, de décor qui ornait le devant de l’autel. Lorsque vers l’an 1000, les prêtres ont commencé à célébrer la messe dos au peuple, ils cachaient le devant d’autel ouvragé. On l’a donc remonté sur l’autel !


Ce décor est composé d’un architecture rectangulaire, surmontée d’une imposte nue, et supportée par une prédelle décorée de deux cartels et une danse d’angelots. La partie centrale est divisée en trois scènes par un ensemble de colonnes cannelées composites.


Dans le fond de chaque scène est représentée une architecture renaissance italienne (bacons, cortile, rosaces, tambours, etc.) sur un fond de ciel bleu lapis-lazuli.


Les scènes de gauche et de droite nous montrent la foule qui vient assister au miracle, que ce soient les apôtres à gauche, ou les juifs à droite, reconnaissables avec leur bonnet caractéristiques. L’un d’eux y a même « traîné » un enfant qui n’a pas l’air réjoui !


La scène du centre nous montre le signe que Jésus accomplit. Lazare, simplement recouvert du reste de son linceul est extrait de son tombeau (une sorte de cercueil). De fait, l’évolution des rites funéraires ont renouvelé la représentation de cette scène, moins conforme au texte évangélique (Jn 11, 43-44 : Après cela, il cria d’une voix forte : « Lazare, viens dehors ! » Et le mort sortit, les pieds et les mains liés par des bandelettes, le visage enveloppé d’un suaire. Jésus leur dit : « Déliez-le, et laissez-le aller. ») Ainsi, au Moyen-âge, époque de ce retable, on n’enterre plus les morts embaumés et momifiés debout dans une grotte ; on les enveloppe d’un linceul qui remplace les bandelettes et on les couche dans un cercueil. Lazare est tenu par le poignet par un homme d’âge mur. Devant le miraculé, Jésus semble le bénir de la main droite, ou l’appeler à sortir de la mort, alors que sa main gauche relève le bas de sa tunique.Derrière lui, une des deux sœurs contemple la cène, alors que l’autre soutient la tête de Lazare.


Notons simplement que la porte du bâtiment centrale est ouverte (on en distingue le battant) comme pour signifier la sortie du Royaume des morts... à moins que ce ne soit la pierre du tombeau que Jésus a demandé d’ôter.


La préface

Vraiment, il est juste et bon de te rendre gloire, de t'offrir notre action de grâce, toujours et en tout lieu, à toi, Père très saint, Dieu éternel et tout-puissant, par le Christ notre Seigneur.
Il est cet homme plein d'humanité qui a pleuré sur son ami Lazare; il est Dieu, le Dieu éternel qui fit sortir le mort de son tombeau : ainsi, dans sa tendresse pour tous les hommes, il nous conduit, par les mystères de sa Pâque, jusqu'à la vie nouvelle.
C'est par lui que les anges assemblés devant toi adorent ta sainteté ; Laisse donc nos voix se joindre à leur louange pour chanter et proclamer :

Les rationalistes...

Le simple fait que ce récit de « résurrection » ne se trouve que dans l’évangile johannique fait douter certains de sa véracité. Au cours des siècles, un certain nombre de rationalistes ont essayé de donner une explication plausible... Certains diront que Lazare était un cataleptique enterré vivant qui fut ranimé par l’irruption de l’air dans la grotte sépulcrale. D’autres, comme David Strauss, expliqueront que ce n’est qu’une fable de la primitive Église pour associer Jésus aux résurrections faites par Élie et Élisée. Renon y voit même une imposture de Lazare pour appuyer l’autorité de Jésus aux yeux du peuple ! Un sacré coup monté... Enfin, les philologues n’y voit qu’une histoire romancée inspirée de l’étymologie du nom de Lazare dont le nom est abrégé en hébreu Elcézar, celui que Dieu aide.


Mais qu’importe ! Est-ce là le vrai sujet ? Il me paraîtrait encore plus absurde de voir en cette scène la continuation de la parabole du pauvre Lazare (Lc 16, 27), comme pour signifier que Lazare aurait été sauvé de la mort implacable par Jésus.


Résurrection ?

Ce n’est pas la première fois que Jésus rend la vie à un mort. Rappelez-vous le fils de la veuve de Naïn (Lc 7, 11-17) qui, là, est véritablement l’accomplissement par le Christ, figure typologique, qui actualise le miracle fait par Élie (1 R 17). Ou encore la résurrection de la fille de Jaïre (Lc 8, 40). Mais, dès que l’on parle de résurrection, hormis celle du Christ bien pur, on pense d’abord à celle de Lazare. Mais est-ce vraiment une résurrection, comparable à celle de Jésus ? Non. Comme disent les enfants Lazare a « revit » puis après est « remort » ! Alors que Jésus entre dans la vie éternelle. Ces résurrections, en fait, ne sont que provisoires, signes préfigurant la résurrection éternelle à laquelle nous sommes tous appelés.


Le sens de la mort

Car une question apparaît ici, encore plus dans le contexte anxiogène que nous vivons depuis quelques semaines : celle de la mort, de notre propre mort... Il est vrai que depuis une cinquantaine d’années, nous masquons la mort. Que ce soit physiquement : il suffit de penser aux défunts que l’on ne veille plus chez soi. Ou encore psychologiquement : on n’ose plus dire à quelqu’un qu’il va mourir et qu’il doit s’y préparer. Et même dans nos média. La mort est virtuelle : ce n’est qu’un film ! Les événements que nous vivons en ce moment vont certainement remettre les pendules à l’heure !


Parfois, nous refusons cette conscience de la mort, ou alors, dans notre enthousiasme, presque héroïque, nous sommes prêts à l’affronter. N’est-ce pas le cas de Thomas au verset 16 : Thomas, appelé Didyme (c’est-à-dire Jumeau), dit aux autres disciples : « Allons-y, nous aussi, pour mourir avec lui ! » C’est héroïque. Mais plus héroïque encore serait de dire : « allons-nous aussi mourir POUR lui », voire « À sa place » ! Même si la mort, comme la souffrance parfois, est un passage obligé, jamais elle ne sera en elle-même rédemptrice. Comme la souffrance ne l’est pas. C’est l’acceptation qui l’est. L’abandon au projet de Dieu, même si je ne le comprends pas, même s’il me révolte. Comme le saisit Charles de Foucauld :

Mon Père, je m’abandonne à Vous ;
mon Père, faites de moi ce qu’il Vous plaira ;
quoi que Vous fassiez de moi, je Vous remercie ;
merci de tout ; je suis prêt à tout ; j’accepte tout ;
je Vous remercie de tout ;
pourvu que Votre Volonté se fasse en moi, mon Dieu,

Ou cette prière du parachutiste :

Je m’adresse à vous, mon Dieu
Car vous donnez
Ce qu’on ne peut obtenir que de soi.
Donnez-moi, mon Dieu, ce qui vous reste,
Donnez-moi ce qu’on ne vous demande jamais.
Je ne vous demande pas le repos
Ni la tranquillité,
Ni celle de l’ âme, ni celle du corps.
Je ne vous demande pas la richesse,
Ni le succès, ni même la santé.
Tout ça, mon Dieu, on vous le demande tellement,
Que vous ne devez plus en avoir !
Donnez-moi, mon Dieu, ce qui vous reste,
Donnez-moi, ce que l’on vous refuse.
Je veux l’insécurité et l’inquiétude
Je veux la tourmente et la bagarre,
Et que vous me les donniez, mon Dieu,
Définitivement.
Que je sois sûr de les avoir toujours
Car je n’aurai pas toujours le courage
De vous les demander.
Donnez-moi, mon Dieu, ce qui vous reste,
Donnez-moi ce dont les autres ne veulent pas,
Mais donnez-moi aussi le courage,
Et la force et la foi.
Car vous êtes seul à donner
Ce qu’on ne peut obtenir que de soi.

Là est peut-être le réel héroïsme : celui qui est fait au nom de Dieu, pour le bien de l’autre. Thomas, c’est bien d’avoir essayé, mais il te manque un peu de foi ! Comme quand Jésus t’apparaîtra... Ton courage fondra !


Tous nous pouvons être des héros devant la mort. Il suffit de regarder les « blouses blanches » en ces temps de virus. Ils affrontent la mort pour nous. Ils font front devant la mort et n’en ont pas peur. Car ils savent que l’homme est appelé à la vie, mais aussi à la mort. Et nous nous croyons que nous sommes appelés, après la mort, à une vie éternelle. Si nous refusons de considérer notre finitude et notre pauvreté devant la mort, nous ne pourrons pas, alors, laisser le Christ se manifester à nous comme Sauveur ! Reconnaître la mort comme notre finitude, c’est reconnaître humblement que, sans Lui, nous ne pouvons rien.


Oui, tous un jour nous mourrons. Il ne s’agit pas de s’en angoisser, ni même d’arrêter de vivre, obsédé par cette peur, mais simplement de ne pas l’oublier. Je me rappelle la mort de cette carmélite qui disait au seuil du grand passage : « Que c’est dur de mourir, mais que ça va être beau après ! » Je crois qu’elle a bien résumé notre humanité, mais aussi et surtout notre espérance. Il n’empêche que c’est dur, et que ça nous remue les tripes. Mais Jésus aussi a été bouleversé.


L’humanité de Jésus

Des quatre évangiles, celui de Jean est certainement le plus spirituel, mais aussi le plus humain. Et encore plus dans cette péricope. Il suffit de regarder en détail les attitudes de Jésus :

  • Verset 5 : Jésus aime les deux sœurs et leur frère.

  • Verset 11 : Lazare est notre ami.

  • Verset 33 : Jésus est violemment ému et il se trouble.

  • Verset 35 : Jésus pleura (le plus petit verset du Nouveau Testament).

  • Verset 38 : À nouveau, Jésus frémit intérieurement.

Jésus, pleinement Dieu, est aussi pleinement homme. Et comme homme, il partage notre douleur. Il est ému jusqu’aux entrailles, et il pleure. Oui, Jésus partage toute notre douleur et pleure avec nous.


On me demande parfois pourquoi Dieu laisse faire de tels malheurs, pourquoi il laisse mourir telle ou telle personne, encore plus lorsque c’est un enfant, un innocent. Je ne peux que répondre que Jésus souffre avec nous. Il ne rappelle pas les gens à lui, comme si le matin il se levait, ouvrait son grand livre et faisait le choix de ceux qui allaient mourir aujourd’hui, comme si il en avait plus besoin à côté de lui qu’auprès de ses frères. Je ne peux croire ça. Dieu souffre, il pleure avec nous, il est ému jusqu’au fond des entrailles. N’oublions pas ce que disait le livre de la Sagesse (1, 13) :

Dieu n’a pas fait la mort.

Jésus lui-même l’avait affirmé (Jn 10, 10) :

Je suis venu pour qu’ils aient la vie, et la vie en abondance.

Jésus n’abandonne pas !

Bien sûr, on pourrait être surpris de son attitude lorsqu’il apprend la maladie de Lazare : il ne bouge pas, il ne se précipite pas auprès de celui qu’il a qualifié d’ami. En fait, quand on regarde bien la chronologie, Lazare était déjà mort. Il était trop tard.


Mais ne nous trompons pas : Jésus ne nous abandonne pas. Il prend simplement le temps pour que nous comprenions. Le temps pour que nous distinguions dans le trouble de ces événements la lumière qui commence à poindre (verset 4) :

En apprenant cela, Jésus dit : « Cette maladie ne conduit pas à la mort, elle est pour la gloire de Dieu, afin que par elle le Fils de Dieu soit glorifié. »

Il y a bien une pédagogie divine. Imaginez que Jésus ait immédiatement couru et ressuscité Lazare ; alors, les sœurs et les présents n’auraient fait aucun acte de foi. Car Jésus veut encore aujourd’hui, comme dimanche dernier, nous faire comprendre qu’il a besoin de nous. La semaine dernière, il avait soif de notre amour. Aujourd’hui, il attend notre foi.


Foi, espérance et charité

Je vais peut-être dire une hérésie, mais je n’ai jamais était d’accord sur un point avec saint Paul ! Dans la première épître aux Corinthiens, à la fin de l’hymne à la charité, Paul conclut ainsi (1 Co 13, 13) :

Ce qui demeure aujourd’hui, c’est la foi, l’espérance et la charité ; mais la plus grande des trois, c’est la charité.

Je ne suis pas sûr que ce soit la plus grande. Les trois sont grandes. Et le danger serait de les séparer. Comme si la charité suffisait en tout. Mais comment avoir la charité, c’est à dire l’agapé amour transcendé par l’Esprit) si nous n’avons pas la foi ?


Regardez bien l’évangile. Que demande Jésus aux disciples puis aux deux sœurs ?


1- versets 14-15 : Alors il leur dit ouvertement : « Lazare est mort, et je me réjouis de n’avoir pas été là, à cause de vous, pour que vous croyiez. Mais allons auprès de lui ! »

2- versets 25-27 : Jésus lui dit : « Moi, je suis la résurrection et la vie. Celui qui croit en moi, même s’il meurt, vivra ; quiconque vit et croit en moi ne mourra jamais. Crois-tu cela ? » Elle répondit : « Oui, Seigneur, je le crois : tu es le Christ, le Fils de Dieu, tu es celui qui vient dans le monde. »

3- verset 40 : Alors Jésus dit à Marthe : « Ne te l’ai-je pas dit ? Si tu crois, tu verras la gloire de Dieu. »

4- verset 42 : Je le savais bien, moi, que tu m’exauces toujours ; mais je le dis à cause de la foule qui m’entoure, afin qu’ils croient que c’est toi qui m’as envoyé. »

5- verset 45 : Beaucoup de Juifs, qui étaient venus auprès de Marie et avaient donc vu ce que Jésus avait fait, crurent en lui.


Ce qui semble au centre, c’est bien la foi ! Croire ! En fait, si nous avons la foi, si nous croyons en lui, Dieu agît, et il agit par amour. Et cette action nous rend notre espérance. De la foi naît la charité et des actes naît l’espérance. Et aujourd’hui, Jésus a soif de notre foi.


L’Esprit pour la vie

Bien sûr, il connaît notre faiblesse humaine. Bien sûr, il sait qu’il doit insister, comme dans cet évangile, pour réanimer notre foi. Bien sûr, il connaît nos doutes. Mais aujourd’hui, il veut nous montrer, nous dire qu’il est celui qui ouvre les tombeaux, comme Ézékiel l’avait promis dans la première lecture. Il vient nous ouvrir un passage vers la vie. Il va nous chercher lui-même là où tout semblait perdu, irréversible, où tout espoir semblait dépassé. Et pour cela, il va ouvrir lui-même le chemin. Il va se frayer un passage dans la mort, vers la vie, pour nous y entraîner.


Mais pour cela, il a besoin de notre collaboration : la foi en Jésus-Christ ! Et seul l’Esprit peut réveiller en nous cette foi. Seul l’Esprit de vie peut balayer nos doutes. Seul l’Esprit vivifiant peut nous rendre l’espérance. Comme le chante le Veni Sancte Spiritus :

À tous ceux qui ont la foi
et qui en toi se confient
donne tes sept dons sacrés.
Donne mérite et vertu,
donne le salut final
donne la joie éternelle.

Sûr d’être exaucé

Il reste une curiosité dans cet évangile. Plus qu’une curiosité, il me semble que c’est la clé. La prière de Jésus à son Père (versets 41-42) :

Alors Jésus leva les yeux au ciel et dit : « Père, je te rends grâce parce que tu m’as exaucé. Je le savais bien, moi, que tu m’exauces toujours ; mais je le dis à cause de la foule qui m’entoure, afin qu’ils croient que c’est toi qui m’as envoyé. »

Le signe n’est pas encore accompli. Lazare est encore mort dans son tombeau. Et voilà que Jésus commence par rendre grâce. Et rendre grâce parce que Dieu l’a exaucé ! Il est tellement convaincu que son Père l’aime et l’écoute qu’il sait que sa prière se réalisera, que Lazare va retrouver la vie. Alors, nous aussi, croyons ! Croyons que Dieu nous exaucera. Brisons les doutes et offrons-nous à Dieu. Ayons la même attitude de foi, de cœur que le Christ, comme nous y appelle le Catéchisme de L’Église Catholique (n° 2604) :

L’action de grâces précède l’événement : " Père, je te rends grâces de m’avoir exaucé ", ce qui implique que le Père écoute toujours sa demande ; et Jésus ajoute aussitôt : " je savais bien que tu m’exauces toujours ", ce qui implique que, de son côté, Jésus demande d’une façon constante. Ainsi, portée par l’action de grâce, la prière de Jésus nous révèle comment demander : Avant que le don soit donné, Jésus adhère à Celui qui donne et Se donne dans ses dons. Le Donateur est plus précieux que le don accordé, il est le " Trésor ", et c’est en Lui qu’est le cœur de son Fils ; le don est donné " par surcroît " (cf. Mt 6, 21. 33)..


L’imitation de Jésus-Christ, Livre I, Chapitre 23 : De la méditation de la mort.

1. C’en sera fait de vous bien vite ici-bas : voyez donc en quel état vous êtes. L’homme est aujourd’hui, et demain il a disparu, et quand il n’est plus sous les yeux, il passe bien vite de l’esprit. Ô stupidité et dureté du cœur humain, qui ne pense qu’au présent et ne prévoit pas l’avenir ! Dans toutes vos actions, dans toutes vos pensées, vous devriez être tel que vous seriez s’il vous fallait mourir aujourd’hui. Si vous aviez une bonne conscience, vous craindriez peu la mort. Il vaudrait mieux éviter le péché que fuir la mort. Si aujourd’hui vous n’êtes pas prêt, comment le serez-vous demain ? Demain est un jour incertain: et que savez-vous si vous aurez un lendemain ?


2. Que sert de vivre longtemps puisque nous nous corrigeons si peu ? Ah ! une longue vie ne corrige pas toujours; souvent plutôt elle augmente nos crimes. Plût à Dieu que nous eussions bien vécu dans ce monde un seul jour ! Plusieurs comptent les années de leur conversion ; mais souvent, qu’ils sont peu changés, et que ces années ont été stériles ! S’il est terrible de mourir, peut-être est-il plus dangereux de vivre plus longtemps. Heureux celui à qui l’heure de sa mort est toujours présente, et qui se prépare chaque jour à mourir ! Si vous avez vu jamais un homme mourir, songez que vous aussi vous passerez par cette voie.


3. Le matin, pensez que vous n’atteindrez pas le soir ; le soir, n’osez pas vous promettre de voir le matin. Soyez donc toujours prêt, et vivez de telle sorte que la mort ne vous surprenne jamais. Plusieurs sont enlevés par une mort soudaine et imprévue: car le Fils de l’homme viendra à l’heure qu’on n’y pense pas (Lc 12, 40). Quand viendra cette dernière heure, vous commencerez à juger tout autrement de votre vie passée, et vous gémirez amèrement d’avoir été si négligent et si lâche.


4. Qu’heureux et sage est celui qui s’efforce d’être tel dans la vie qu’il souhaite d’être trouvé à la mort ! Car rien ne donnera une si grande confiance de mourir heureusement, que le parfait mépris du monde, le désir ardent d’avancer dans la vertu, l’amour de la régularité, le travail de la pénitence, l’abnégation de soi-même et la constance à souffrir toutes sortes d’adversités pour l’amour de Jésus-Christ. Vous pouvez faire beaucoup de bien tandis que vous êtes en santé ; mais malade, je ne sais ce que vous pourrez. Il en est peu que la maladie rende meilleurs, comme il en est peu qui se sanctifient par de fréquents pèlerinages.


5. Ne comptez point sur vos amis ni sur vos proches, et ne différez point votre salut dans l’avenir ; car les hommes vous oublieront plus vite que vous ne pensez. Il vaut mieux y pourvoir de bonne heure et envoyer devant soi un peu de bien, que d’espérer dans le secours des autres. Si vous n’avez maintenant aucun souci de vous-même, qui s’inquiétera de vous dans l’avenir ? Maintenant le temps est d’un grand prix. Voici maintenant le temps propice, voici le jour du salut (II Cor. 6, 2). Mais, ô douleur! que vous fassiez un si vain usage de ce qui pourrait vous servir à mériter de vivre éternellement !


6. Viendra le temps où vous désirerez un seul jour, une seule heure, pour purifier votre âme, et je ne sais si vous l’obtiendrez. Ah ! mon frère, de quel péril, de quelle crainte terrible vous pourriez vous délivrer si vous étiez à présent toujours en crainte de la mort ! Étudiez-vous maintenant à vivre de telle sorte qu’à l’heure de la mort vous ayez plus sujet de vous réjouir que de craindre. Apprenez maintenant à mourir au monde afin de commencer alors à vivre avec Jésus-Christ. Apprenez maintenant à tout mépriser, afin de pouvoir alors aller librement à Jésus-Christ. Châtiez maintenant votre corps par la pénitence afin que vous puissiez alors avoir une solide confiance.


7. Insensé, sur quoi vous promettez-vous de vivre longtemps, lorsque vous n’avez pas un seul jour d’assuré ? Combien ont été trompés et arrachés subitement de leur corps ! Combien de fois avez-vous ouï dire : Cet homme a été tué d’un coup d’épée; celui-ci s’est noyé, celui-là s’est brisé en tombant d’un lieu élevé ; l’un a expiré en mangeant, l’autre en jouant ; l’un a péri par le feu, un autre par le fer, un autre par la peste, un autre par la main des voleurs ! Et ainsi la fin de tous est la mort, et la vie des hommes passe comme l’ombre (Ps. 143, 4).


8. Qui se souviendra de vous après votre mort, et qui priera pour vous ? Faites, faites maintenant, mon cher frère, tout ce que vous pouvez, car vous ne savez pas quand vous mourrez, ni ce qui suivra pour vous la mort. Tandis que vous en avez le temps, amassez des richesses immortelles. Ne pensez qu’à votre salut, ne vous occupez que des choses de Dieu. Faites-vous maintenant des amis, en honorant les Saints et en imitant leurs œuvres, afin qu’arrivé au terme de cette vie, ils vous reçoivent dans les tabernacles éternels (Lc 16, 9).


9. Vivez sur la terre comme un voyageur et un étranger à qui les choses du monde ne sont rien. Conservez votre cœur libre et toujours élevé vers Dieu, parce que vous n’avez point ici-bas de demeure permanente (Hébr. 13, 14). Que vos gémissements, vos larmes, vos prières, montent tous les jours vers le ciel afin que votre âme, après la mort, mérite de passer heureusement à Dieu.


RÉFLEXION

Approchez-vous de cette fosse, regardez ces ossements blanchis et disjoints : voilà tout ce qui reste ici-bas d’un homme que vous avez connu peut-être et qui ne pensait pas plus à la mort, il y a peu d’années, que vous n’y pensez aujourd’hui.


Ne fallait-il pas, en effet, qu’il songeât d’abord à sa fortune, à celle des siens, à l’établissement de sa famille ? Aussi s’en est-il occupé jusqu’au dernier moment. Eh bien! Maintenant allez, entrez dans sa maison. Des héritiers indifférents y jouissent des biens qu’il avait amassés, et travaillent eux-mêmes à en amasser de nouveaux. Du reste, nul souvenir du mort.


Quelque chose de lui subsiste cependant, et la tombe ne le renferme pas tout entier. Il avait une âme, une âme rachetée du sang de Jésus-Christ. Où est-elle ? À l’instant où elle quitta le corps, sa demeure fut fixée, ou dans le ciel sans crainte désormais, ou dans l’enfer sans espérance. Terrible, terrible alternative ! Et, à présent, plongez-vous dans les soins de la terre, différez votre conversion. Dites encore: il sera temps demain. Insensé ! Ce temps dont tu abuses, creuse ta fosse, et demain sera l’éternité.


Jacques-Bénigne Bossuet : Sermon sur la mort (Extraits) - Pour le vendredi de la IVème semaine de Carême 1662

Me sera-t-il permis aujourd'hui d'ouvrir un tombeau devant la cour, et des yeux si délicats ne seront-ils point offensés par un objet si funèbre ? Je ne pense pas, messieurs, que des chrétiens doivent refuser d' assister à ce spectacle avec Jésus-Christ. C'est à lui que l'on dit dans notre évangile : Seigneur, venez, et voyez où l'on a déposé le corps du Lazare ; c'est lui qui ordonne qu'on lève la pierre, et qui semble nous dire à son tour : venez, et voyez vous-mêmes.


[...]


C'est une étrange faiblesse de l'esprit humain que jamais la mort ne lui soit présente, quoi qu'elle se mette en vue de tous côtés, et en mille formes diverses. On n'entend dans les funérailles que des paroles d'étonnement de ce que ce mortel est mort. Chacun rappelle en son souvenir depuis quel temps il lui a parlé, et de quoi le défunt l'a entretenu ; et tout d' un coup il est mort. Voilà, dit-on, ce que c'est que l'homme ! Et celui qui le dit, c'est un homme; et cet homme ne s'applique rien, oublieux de sa destinée ! Ou s'il passe dans son esprit quelque désir volage de s'y préparer, il dissipe bientôt ces noires idées; et je puis dire, messieurs, que les mortels n'ont pas moins de soin d'ensevelir les pensées de la mort que d'enterrer les morts mêmes.


[...]


En effet, la société de l'âme et du corps fait que le corps nous paraît quelque chose de plus qu'il n'est, et l'âme, quelque chose de moins; mais lorsque, venant à se séparer, le corps retourne à la terre, et que l'âme aussi est mise en état de retourner au ciel, d'où elle est tirée, nous voyons l'un et l'autre dans sa pureté. Ainsi nous n' avons qu'à considérer ce que la mort nous ravit, et ce qu'elle laisse en son entier; quelle partie de notre être tombe sous ses coups, et quelle autre se conserve dans cette ruine; alors nous aurons compris ce que c'est que l'homme : de sorte que je ne crains point d' assurer que c'est du sein de la mort et de ses ombres épaisses que sort une lumière immortelle pour éclairer nos esprits touchant l'état de notre nature. Accourez donc, ô mortels, et voyez dans le tombeau du Lazare ce que c'est que l'humanité: venez voir dans un même objet la fin de vos desseins et le commencement de vos espérances ; venez voir tout ensemble la dissolution et le renouvellement de votre être ; venez voir le triomphe de la vie dans la victoire de la mort.


[...]


Qu'est-ce donc que ma substance, ô grand Dieu ? J'entre dans la vie pour en sortir bientôt ; je viens me montrer comme les autres; après, il faudra disparaître. Tout nous appelle à la mort: la nature, presque envieuse du bien qu'elle nous a fait, nous déclare souvent et nous fait signifier qu'elle ne peut pas nous laisser longtemps ce peu de matière qu'elle nous prête, qui ne doit pas demeurer dans les mêmes mains, et qui doit être éternellement dans le commerce : elle en a besoin pour d'autres formes, elle la redemande pour d'autres ouvrages. Cette recrue continuelle du genre humain, je veux dire les enfants qui naissent, à mesure qu'ils croissent et qu'ils s' avancent, semblent nous pousser de l'épaule, et nous dire : retirez-vous, c'est maintenant notre tour. Ainsi, comme nous en voyons passer d'autres devant nous, d'autres nous verront passer, qui doivent à leurs successeurs le même spectacle. ô Dieu ! Encore une fois, qu'est-ce que de nous ? Si je jette la vue devant moi, quel espace infini où je ne suis pas ! Si je la retourne en arrière, quelle suite effroyable où je ne suis plus ! Et que j'occupe peu de place dans cet abîme immense du temps ! Je ne suis rien: un si petit intervalle n'est pas capable de me distinguer du néant ; on ne m'a envoyé que pour faire nombre; encore n'avait-on que faire de moi, et la pièce n'en aurait pas été moins jouée, quand je serais demeuré derrière le théâtre.


[...]


Sans doute il y a au dedans de nous une divine clarté : «un rayon de votre face, ô seigneur, s'est imprimé en nos âmes : (...).» c' est là que nous découvrons, comme dans un globe de lumière, un agrément immortel dans l' honnêteté et la vertu: c'est la première raison, qui se montre à nous par son image ; c'est la vérité elle-même, qui nous parle et qui doit bien nous faire entendre qu'il y a quelque chose en nous qui ne meurt pas, puisque Dieu nous a fait capables de trouver du bonheur, même dans la mort. Tout cela n'est rien, chrétiens ; et voici le trait le plus admirable de cette divine ressemblance. Dieu se connaît et se contemple ; sa vie, c'est de se connaître: et parce que l'homme est son image, il veut aussi qu'il le connaisse être éternel, immense, infini, exempt de toute matière, libre de toutes limites, dégagé de toute imperfection. Chrétiens, quel est ce miracle ? Nous qui ne sentons rien que de borné, qui ne voyons rien que de muable, où avons-nous pu comprendre cette éternité ? Où avons-nous songé cette infinité ? ô éternité ! ô infinité ! dit saint Augustin, que nos sens ne soupçonnent pas seulement, par où donc es-tu entrée dans nos âmes ? Mais si nous sommes tout corps et toute matière, comment pouvons-nous concevoir un esprit pur ? Et comment avons-nous pu seulement inventer ce nom?


[...]


Comme un vieux bâtiment irrégulier qu'on néglige, afin de le dresser de nouveau dans un plus bel ordre d' architecture ; ainsi cette chair toute déréglée par le péché et la convoitise, Dieu la laisse tomber en ruine, afin de la refaire à sa mode, et selon le premier plan de sa création: elle doit être réduite en poudre, parce qu'elle a servi au péché...ne vois-tu pas le divin Jésus qui fait ouvrir le tombeau ? C'est le prince qui fait ouvrir la prison aux misérables captifs. Les corps morts qui sont enfermés dedans entendront un jour sa parole, et ils ressusciteront comme le Lazare; ils ressusciteront mieux que le Lazare, parce qu' ils ressusciteront pour ne mourir plus, et que la mort, dit le Saint-Esprit, sera noyée dans l' abîme, pour ne paraître jamais : (...). Que crains-tu donc, âme chrétienne, dans les approches de la mort ? Peut-être qu'en voyant tomber ta maison, tu appréhendes d'être sans retraite ? Mais écoute le divin apôtre: nous savons, nous savons, dit-il, nous ne sommes pas induits à le croire par des conjectures douteuses, mais nous le savons très assurément et avec une entière certitude, que si cette maison de terre et de boue, dans laquelle nous habitons, est détruite, nous avons une autre maison qui nous est préparée au ciel. ô conduite miséricordieuse de celui qui pourvoit à nos besoins ! Il a dessein, dit excellemment saint Jean Chrysostome, de réparer la maison qu'il nous a donnée : pendant qu'il la détruit et qu'il la renverse pour la refaire toute neuve, il est nécessaire que nous délogions. Et lui-même nous offre son palais; il nous donne un appartement, pour nous faire attendre en repos l'entière réparation de notre ancien édifice.


Homélie de saint Pierre Chrysologue (+ 450), Sermon 63, CCL 24 A, 373-376

Voici que Lazare, revenu du séjour des morts, se présente à nous, portant une figure de la mort qui va être vaincue, et présentant un échantillon de la résurrection. Avant de pénétrer la profondeur d'un tel événement, arrêtons-nous à contempler l'aspect extérieur de cette résurrection, parce que nous y reconnaissons le miracle des miracles, la puissance des puissances, la merveille des merveilles.


Le Seigneur avait déjà ressuscité la fille du chef de synagogue, Jaïre, mais alors que la puissance de la mort venait de s'exercer sur elle. Il avait ressuscité aussi le fils unique d'une veuve, mais avant qu'il fût mis au tombeau, ce qui devait arrêter la corruption, prévenir la mauvaise odeur et rendre la vie au défunt avant qu'il fût pleinement tombé au pouvoir de la mort.


Mais au sujet de Lazare, tout ce qui se produit est exceptionnel. Sa mort et sa résurrection n'ont rien de commun avec les cas précédents car, ici, toute la puissance de la mort s'est déployée, toute la splendeur de la résurrection s'est manifestée. J'ose dire que Lazare eût accaparé tout le mystère de la résurrection du Seigneur s'il était revenu des enfers le troisième jour. Car le Christ est revenu le troisième jour comme étant le Seigneur, Lazare est rappelé à la vie le quatrième jour comme étant le serviteur. Mais pour établir ce que nous venons d'affirmer, parcourons quelques pages de cette lecture.


Ses soeurs envoyèrent dire au Seigneur : Seigneur, celui que tu aimes est malade. En parlant ainsi, elles frappent à la porte de son coeur, elles atteignent sa charité, elles s'efforcent de vaincre leur détresse par la force de leur amitié. Mais, pour le Christ, il importe davantage de vaincre la mort que d'éloigner la maladie. Aimer, pour lui, ce n'est pas tirer du lit, mais ramener des enfers et, pour son ami, ce qu'il va lui procurer bientôt, ce n'est pas le remède à sa langueur, mais la gloire de sa résurrection.


Bref, quand il apprit que Lazare était malade, il demeura deux jours au même endroit. Vous voyez comment il laisse le champ libre à la mort, il donne ses chances au tombeau, il permet à la décomposition de s'exercer, il n'empêche ni la pourriture ni l'odeur infecte. Il accepte que le séjour des morts se saisisse de Lazare, l'engloutisse, le garde prisonnier. Il agit pour que tout espoir humain soit perdu, et que toute la violence de la désespérance terrestre se déchaîne, afin qu'on voie bien que ce qui va se passer est l'oeuvre de Dieu, non de l'homme.


Il reste au même endroit à attendre la mort de Lazare jusqu'à ce qu'il puisse l'annoncer lui-même et déclarer qu'il ira vers lui. En effet, dit-il, Lazare est mort et je m'en réjouis. C'est donc cela aimer ? Le Christ se réjouissait parce que la tristesse de la mort allait bientôt se transformer en la joie de la résurrection. Et je m'en réjouis à cause de vous. Pourquoi à cause de vous ? Parce que, dans la mort et la résurrection de Lazare, se peignait toute la figure de la mort et de la résurrection du Seigneur, et ce qui allait bientôt suivre chez le maître était déjà réalisé chez le serviteur. Elle était donc nécessaire, cette mort de Lazare, pour que la foi des disciples, ensevelie avec Lazare, ressuscite avec lui.


Prière

Que ta grâce nous obtienne, Seigneur, d'imiter avec joie la charité du Christ qui a donné sa vie par amour pour le monde. Lui qui règne.

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