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XIe Dimanche du Temps Ordinaire (C)

Eucharistie miséricordieuse…



Le repas chez Simon

Philippe LEJEUNE (Montrouge 1924 – Étampes 2014)

Huile sur toile - Dimensions : 195 cm sur 115 cm, 1950

Musée Landowski, Boulogne-Billancourt (France)


Évangile de Jésus-Christ selon Saint Luc (Lc 7,36-50.8,1-3)

En ce temps-là, un pharisien avait invité Jésus à manger avec lui. Jésus entra chez lui et prit place à table. Survint une femme de la ville, une pécheresse. Ayant appris que Jésus était attablé dans la maison du pharisien, elle avait apporté un flacon d’albâtre contenant un parfum. Tout en pleurs, elle se tenait derrière lui, près de ses pieds, et elle se mit à mouiller de ses larmes les pieds de Jésus. Elle les essuyait avec ses cheveux, les couvrait de baisers et répandait sur eux le parfum. En voyant cela, le pharisien qui avait invité Jésus se dit en lui-même : « Si cet homme était prophète, il saurait qui est cette femme qui le touche, et ce qu’elle est : une pécheresse. » Jésus, prenant la parole, lui dit : « Simon, j’ai quelque chose à te dire. – Parle, Maître. » Jésus reprit : « Un créancier avait deux débiteurs ; le premier lui devait cinq cents pièces d’argent, l’autre cinquante. Comme ni l’un ni l’autre ne pouvait les lui rembourser, il en fit grâce à tous deux. Lequel des deux l’aimera davantage ? » Simon répondit : « Je suppose que c’est celui à qui on a fait grâce de la plus grande dette. – Tu as raison », lui dit Jésus. Il se tourna vers la femme et dit à Simon : « Tu vois cette femme ? Je suis entré dans ta maison, et tu ne m’as pas versé de l’eau sur les pieds ; elle, elle les a mouillés de ses larmes et essuyés avec ses cheveux. Tu ne m’as pas embrassé ; elle, depuis qu’elle est entrée, n’a pas cessé d’embrasser mes pieds. Tu n’as pas fait d’onction sur ma tête ; elle, elle a répandu du parfum sur mes pieds. Voilà pourquoi je te le dis : ses péchés, ses nombreux péchés, sont pardonnés, puisqu’elle a montré beaucoup d’amour. Mais celui à qui on pardonne peu montre peu d’amour. » Il dit alors à la femme : « Tes péchés sont pardonnés. » Les convives se mirent à dire en eux-mêmes : « Qui est cet homme, qui va jusqu’à pardonner les péchés ? » Jésus dit alors à la femme : « Ta foi t’a sauvée. Va en paix ! » Ensuite, il arriva que Jésus, passant à travers villes et villages, proclamait et annonçait la Bonne Nouvelle du règne de Dieu. Les Douze l’accompagnaient, ainsi que des femmes qui avaient été guéries de maladies et d’esprits mauvais : Marie, appelée Madeleine, de laquelle étaient sortis sept démons, Jeanne, femme de Kouza, intendant d’Hérode, Suzanne, et beaucoup d’autres, qui les servaient en prenant sur leurs ressources.


Le peintre

Voilà, malheureusement, un peintre bien peu connu. Et pourtant, son œuvre picturale est d’une grande richesse. Philippe Lejeune, époux de l’écrivain et journaliste Geneviève Dormann, frère du généticien Jérôme Lejeune, est né en 1924.


En 1941, à 17 ans, il rencontre Maurice Denis et fréquente les « Ateliers d’Art Sacré » que ce dernier avait fondé avant-guerre. Il y rencontre Georges Desvallières (qui a enfin droit à une rétrospective à Paris en ce moment) et devient l’élève de Jean Souverbie, autre peintre trop méconnu. Peintre, mais aussi créateur de vitraux, il fondera une école d’art à Étampes.


Sa peinture s’inspire de nombreux sujets bibliques qu’il traite dans un cadre contemporain, de manière très symbolique, très proche de ce que l’on découvre dans les œuvres de ses maîtres. Il meurt en 2014, à 89 ans, laissant derrière lui une œuvre riche tant en termes de qualité picturale qu’en portée religieuse.

« Ce n'est pas ce que nous regardons qui compte, mais le lieu, en nous-même, d'où nous regardons » dira-t-il.

Ce que je vois

Au premier regard, l’œuvre surprend par sa sobriété. Pourtant, elle est une illustration précise de la première partie de l’évangile de ce Dimanche. La scène se passe dans un intérieur aux murs roses, une simple porte noire ouverte vient en rompre la monotonie, et au sol un pauvre ciment gris. Au centre de la pièce une modeste table est protégée par une nappe blanche que l’on vient de déplier (on en voit encore les plis) qui ne recouvre pas toute la surface. Dessus, une assiette de porcelaine blanche, une cuillère, et un verre. Au pied de la table, un flacon de parfum rectangulaire est ouvert, le bouchon reposant à côté. Enfin, deux modestes chaises en paille.


Quatre personnages animent la scène. Dans le fond, une servante blonde, vêtue d’une sobre robe noire et d’un tablier blanc, paraît apporter l’assiette du deuxième commensal. Elle est pieds nus.


Au premier plan, allongée sur le sol et portant une robe d’un noir profond, une jeune femme blonde (la pécheresse) enserre et tient de ses bras un pied du jeune homme de gauche. Elle a presque l’attitude du chien roulé en boule aux pieds de son maître.


Ce jeune homme à gauche, Jésus, au visage poupin voire innocent, a tout de l’allure de l’adolescent des années 50… Vêtu d’un pantalon court bleu marine, il porte une chemisette au col ouvert sous un pull bleu aux manches relevées. Sa coiffure évoque immédiatement la mode des enfants bien sages de cette époque ! Son regard semble se porter dans le vide, alors que ces deux mains désignent les deux autres protagonistes présents dans la salle.


À droite, assis en travers de sa chaise, un autre jeune homme, Simon. Il est le seul à porter des chaussettes. On devine un court short que la chaise nous masque. Vêtu d’un polo beige à manche longue, il désigne d’un air condescendant la femme allongée au sol. Lui aussi est coiffé à la mode des années 50, cheveux châtains en brosse. On est surpris aussi par son long nez aquilin et la moue qui se dessine sur ses lèvres.


La scène évangélique

Dans un dépouillement caractéristique du symbolisme que l’on retrouve chez Maurice Denis, Philippe Lejeune épure la scène évangélique pour n’y laisser que l’essentiel et nous rend le message christique actuel en transposant le récit dans un cadre contemporain. Cette simplification, allégeant la scène (tant écrite que visuelle) de ses fioritures, met en avant l’essentialité, pour ne pas dire l’essence même, du message de Jésus. Kandinsky, apôtre de l’abstraction, l’explique avec grâces dans son célèbre ouvrage : Du spirituel dans l’art, et dans la peinture en particulier.

Le peintre ne garde du récit évangélique que les quatre personnages et traduit délicatement les dialogues dans les attitudes des personnages, en situant la scène dans un contexte contemporain afin d’en rendre encore plus actuelle l’interpellation pour chacun d’entre nous. Son art du portrait vient encore renforcer, ne serait-ce que sur les traits des visages, le sens de la scène. Et ce, à un tel point, que si l’on relit le texte biblique en regardant le tableau, on sent que l’artiste a extrait et transcrit la substantifique moelle du message évangélique dans son œuvre. Impossible sans une fréquentation assidue des Écritures, et sans le silence de la méditation…

Attitudes et visages


La pécheresse

En la regardant, cette belle jeune fille fait penser à un chat, lové et ronronnant (plus qu’à un chien…) Elle nous regarde, nous invitant à venir partager ce bonheur d’être aux pieds du Maître. Elle paraît avoir encore le visage bouffi de ses larmes, pleurant de la miséricorde offerte par Jésus, souriant de la tendresse de son amour. Elle est comme la préfiguration de la Madeleine que Jésus ressuscité rencontrera au jardin des oliviers : « Noli me tangere » (Ne me retiens pas !) lui dira-t-il.


Le personnage de Marie-Madeleine a été composé à partir de quatre femmes différentes mentionnées dans les Évangiles : Marie « de Magdala » (Luc 8, 2 – Marc 16, 9 – Jean 20, 1-18), Marie « dont on parlera toujours » (Matthieu 26, 6 – Marc 14, 3), Marie « sœur de Marthe et de Lazare » (Jean 12, 1-18) et « la pécheresse anonyme », la nôtre (Luc 7, 3-50). C’est le Pape Grégoire 1er au VIème siècle qui ne fera de ses quatre femmes, dans la tradition catholique, qu’une seule sous le patronyme de Marie-Madeleine, alors que l’Église orthodoxe a toujours conservé la distinction entre ses quatre personnages.


Elle, elle aimerait saisir Jésus, le tenir, le garder. Folie de l’amour qui parfois peut devenir étouffant… Mais elle sait tout ce qu’elle doit à Jésus de douceur et de pardon. Comment lâcher un tel cadeau ! Même le parfum — le flacon rappelle ceux fabriqués à l’époque par la Maison Lancôme — précieux dont elle a baigné les pieds du Christ reste ouvert, comme abandonné.


Jésus

On lui donnerait à peine dix-huit ans. Il a presque l’allure d’un jeune homme qui vient de passer le baccalauréat et qui s’apprête à partir en vacances, ayant déjà revêtu la tenue d’été. Son beau visage adolescent ne trahit aucun sentiment ni de jugement, ni de dégoût. Cette neutralité est accentuée par un regard vers le lointain qui évite de froisser Simon à qui il adresse ses reproches. Comme s’il méditait autant sur la miséricorde dont a bénéficié cette femme, que sur la capacité de métanoïa de Simon. Seules ses mains parlent… Et on ne peut les dissocier l’une de l’autre. La main droite désigne la femme d’un geste qui se rapproche de la bénédiction. Quant à la main gauche, l’index levé montre Simon. Est-ce un doigt accusateur ? Ou un doigt qui se veut créateur de conversion. En effet, cette main se rapproche étrangement de celle peinte par Michel-Ange sur les fresques de la Création de la Sixtine. Le Christ vient-il créer un nouvel homme en ce pharisien ?


Simon

Lui aussi est représenté sous les traits d’un bel adolescent des mêmes années d’après-guerre. Seul ce nez aquilin, par une interprétation morpho-psychologique un peu hâtive et simple, trahit un sentiment négatif, méfiant, voire retors. On ne ferait pas naturellement confiance en ce jeune homme… Un peu trop « musaraigne » pour être honnête ! Ce sentiment diffus s’accentue par son attitude désinvolte. Il n’est même pas capable de bien se tenir sur sa chaise, reproche que l’on fait souvent aux enfants mal-élevés ou trop turbulents ! et ce regard porté sur la femme… Quelle supériorité dans ses yeux, quel mépris ! Et puis, pourquoi a-t-il gardé ses chaussettes, à la différence des trois autres ? Aurait-il peur de se montrer tel qu’il est ? De se mettre à nu ? A-t-il quelque chose à cacher ? Pourtant il a les jambes découvertes. Est-ce sa façon de montrer qu’il ne veut pas qu’on lui baigne les pieds de ce parfum qu’il fixe du regard ? Préfèrerait-il posséder ce parfum de grand prix plutôt que de le gâcher sur une des parties les moins nobles du corps humain ? Mais son regard reste froid, sans émotion. Non pas détaché, neutre, mais insensible. Ce garçon, ce pharisien, cet homme d’aujourd’hui, n’est-ce pas l’un de nous ? N’est-ce pas chacun d’entre nous ? Ne sommes-nous pas invités à nous reconnaître en cet adolescent, soucieux de son paraître mais à l’être profond souvent impassible, peu enclin à l’amour ? Comment nous sauverons-nous de cette dureté de pierre ? Qui transformera notre cœur de pierre en un cœur de chair ? Qui nous rendra notre humanité ? Qui me permettra de reprendre une bonne assise dans ma vie, de me remettre droit ? Qui me retirera mes chaussettes pour me permettre d’avoir les pieds baignés de parfum et de larmes, pour me les laisser laver par le Maître ? Enfin, il y a cette main… ce doigt accusateur, cet index dressé. On ne sait pas bien ce qu’il désigne. Mais il se rapproche aussi de celui d’Adam dans la fresque évoquée ci-dessus, cette main des origines qui déjà se sépare de son Créateur, ce doigt qui se replie pour se séparer de son Dieu. Ce qui est évident c’est cette triangulation des mains entre Simon, Jésus et la femme. Avec un obstacle… la table !


La servante

On aurait presque tendance à l’oublier. Elle est pourtant une clé de la scène. Absente du récit évangélique, le peintre l’a ajoutée. Elle vient ajouter l’assiette manquante à la table, celle de Simon. Elle est là, dans l’encadrement, la porte entrebâillée. Elle est là, le regard tourné vers nous, en attente, prête à dresser la table ou à retourner en arrière. Elle attend un signe, elle nous laisse libre. Elle n’est là que pour servir… Elle est prête, à moins qu’elle ne soit prêtre !


Se rejoindre

Lorsqu’on prend le temps de regarder ce tableau, d’entrer dans l’œuvre, on se laisse doucement happer par ce qui se déroule sous nos yeux. On comprend doucement qu’il y plus qu’une simple représentation figurative d’une scène évangélique. On discerne insensiblement un appel, un appel à nous laisser prendre par la scène, par les personnages, par l’Évangile. On a autant envie de rejoindre la scène qu’elle ne nous rejoint elle-même aux tréfonds de nos cœurs, de nos âmes.


Car tout nous invite à nous rejoindre, à se rejoindre. Les mains qui se désignent et se croisent. Les mains qui enserrent. Les yeux qui se fixent et interpellent. Et cet appel évangélique à la reconnaissance de nos péchés, cet appel à la conversion, cet appel à la miséricorde, à nous laisser recréer… Se rejoindre, s’unifier, ne plus faire qu’un avec Lui, avec les autres, avec nous-même…

« Montre-moi ton chemin, Seigneur, que je marche suivant ta vérité ; unifie mon cœur pour qu'il craigne ton nom. » (Psaume 85, 11)

Une scène ou une cène ?

Car tout fait penser à un repas christique : des murs comparables à ceux d’une église, un simple autel avec sa nappe dépliée, une patène, un calice, et même un diacre (ou une diaconesse, c’est à la mode !) prêt à servir à la porte. Et nous y sommes invités. Invités à la table, non de Simon, mais de Jésus. Invités à combattre notre insensibilité, à nous dépouiller de notre pharisianisme. Seule la rencontre du Christ à cette table peut nous convertir. Seule la prosternation à ses pieds peut nous guérir et nous offrir la tendresse et l’amour dont nous avons soif. Cela me rappelle cette lettre de Guy de Larigaudie, retrouvée sur son corps en 1940 :

« Voulez-vous, lorsque vous apprendrez ma mort, écrire à maman pour la consoler. Vous lui direz qu’il ne faut pas qu’elle pleure. Je serai tellement heureux là-haut. Qu’elle pense que je suis parti pour une terre lointaine bien plus belle encore que les îles de corail, où je possèderai toute la lumière, toute la beauté, tout l’amour dont j’avais tellement, tellement soif. Il n’est plus maintenant que de courir joyeusement ma dernière aventure. »

Soif ?

Comme un cerf altéré cherche l'eau vive, ainsi mon âme te cherche toi, mon Dieu.
Mon âme a soif de Dieu, le Dieu vivant ; quand pourrai-je m'avancer, paraître face à Dieu ?
Je n'ai d'autre pain que mes larmes, le jour, la nuit, moi qui chaque jour entends dire : « Où est-il ton Dieu ? »
Je me souviens, et mon âme déborde : en ce temps-là, je franchissais les portails ! Je conduisais vers la maison de mon Dieu la multitude en fête, parmi les cris de joie et les actions de grâce.
Pourquoi te désoler, ô mon âme, et gémir sur moi ? Espère en Dieu ! De nouveau je rendrai grâce : il est mon sauveur et mon Dieu !
Si mon âme se désole, je me souviens de toi, depuis les terres du Jourdain et de l'Hermon, depuis mon humble montagne.
L'abîme appelant l'abîme à la voix de tes cataractes, la masse de tes flots et de tes vagues a passé sur moi.
Au long du jour, le Seigneur m'envoie son amour ; et la nuit, son chant est avec moi, prière au Dieu de ma vie.
Je dirai à Dieu, mon rocher : « Pourquoi m'oublies-tu ? Pourquoi vais-je assombri, pressé par l'ennemi ? »
Outragé par mes adversaires, je suis meurtri jusqu'aux os, moi qui chaque jour entends dire : « Où est-il ton Dieu ? »
Pourquoi te désoler, ô mon âme, et gémir sur moi ? Espère en Dieu ! De nouveau je rendrai grâce : il est mon sauveur et mon Dieu !

Ce psaume 41 pourrait être mis sur les lèvres de la pécheresse. Car, comme elle, comme Guy de Larigaudie, nous avons soif de Dieu, soif du Tout-Amour, soif d’Absolu. Simon a-t-il encore soif ? Une part de nous-même a soif de Dieu. Un autre part semble s’en passer… Comment redonner à tout notre être, à tout notre être unifié cette soif inextinguible ? En participant pleinement au repas, en nous asseyant véritablement à la Table de l’Amour, en partageant totalement la Parole de Miséricorde.


S’asseoir à la table, se coucher à ses pieds

Simon y est à la table, mais de manière tellement désinvolte. Presque à califourchon sur sa chaise, il ne semble pas conscient du miracle qui se déroule devant ses yeux. Le Verbe, la Parole est devant lui. Devant lui, le sang est prêt à couler dans le calice, le Corps est prêt à être offert sur la patène. Devant lui, la Parole veut le recréer. Et il détourne son regard. Il n’a pas pris acte du moment sacré, de l’instant liturgique, de l’œuvre publique de Dieu. En fait, il ne sait pas aimer, parce qu’il ne sait pas pardonner. Il ne sait pas se laisser aimer car il ne se laisse pas pardonner. Pourtant la servante-diacre est prête à lui apporter son assiette pour participer à ce repas de noces. Pourtant cette femme lui montre l’attitude sacrée à avoir : se jeter aux pieds du Seigneur, se prosterner devant Lui. Peut-être ne lui a-t-on pas appris ? Peut-être a-t-il oublié ce qu’était le sacré, naviguant trop souvent dans le profane — Profane veut dire : ce qui est devant le sacré ? Peut-être ne comprend-il plus tous ces gestes…


De l’Ars Sacra à l’Ars Liturgica

Dernièrement, je lisais dans la revue Famille Chrétienne une interview du Cardinal Sarah sur la liturgie. Il invitait particulièrement les chrétiens à retrouver le sens du sacré dans l’acte liturgique. Et ce par un certain nombre de gestes que nous qualifions trop vite de « tradi », comme la messe dos au peuple ou se mettre à genoux. Cependant, il me semble que, comme sur ce tableau, ils expriment profondément le sens du sacré. N’aurions-nous pas perdu quelque peu le sens du sacré dans nos liturgies ? En annexe, vous trouverez un article que j’ai écrit, voici quelques années, pour une revue sur ce thème.


Si nous voulons passer de notre pharisaïsme profane au sacré de la Miséricorde, il nous faut tourner notre regard vers la Table de l’Eucharistie, nous laisser bouleverser par le Verbe de Dieu. « Laissez-vous réconcilier avec le Christ » (2 Corinthiens 5, 17-21) disait saint Paul. Versons nos larmes sur ses pieds. Baignons de nos cheveux (pour ceux qui en ont encore…) son Corps sacré. Offrons-lui le parfum. Qu’est ce parfum ? Nous-même !

  • Vivez dans l’amour, comme le Christ nous a aimés et s’est livré lui-même pour nous, s’offrant en sacrifice à Dieu, comme un parfum d’agréable odeur. (Éphésiens 5, 2)

  • Je vous exhorte donc, frères, par la tendresse de Dieu, à lui présenter votre corps – votre personne tout entière –, en sacrifice vivant, saint, capable de plaire à Dieu : c’est là, pour vous, la juste manière de lui rendre un culte. (Romains 12, 1)

  • Car nous sommes pour Dieu la bonne odeur du Christ, parmi ceux qui accueillent le salut comme parmi ceux qui vont à leur perte ; pour les uns, c’est un parfum de mort qui conduit à la mort ; pour les autres, un parfum de vie qui conduit à la vie. Et qui donc est capable de cela ? (2 Corinthiens 2, 15-16)

Il est bon que notre corps s’offre aussi au Seigneur, qu’il se prosterne devant Lui. Il est heureux que nous osions nous mettre à genoux, malgré le « qu’en dira-t-on ». Peut-être serait-il bon un Dimanche que je célèbre la messe dos au peuple (comme c’est le cas aux messes de semaine), pour montrer que je ne suis que la servante qui veut vous guider vers le Seigneur. Alors, et alors seulement, les mains distendues sur la toile se rejoindront, les corps s’uniront, le Paradis sera là, ne serait-ce que dans l’acte liturgique de la messe. Et nous pourrons entendre le Christ dire à chacun d’entre nous, à notre part de femme pécheresse comme à celle de Simon :

« Voilà pourquoi je te le dis : ses péchés, ses nombreux péchés, sont pardonnés, puisqu’elle a montré beaucoup d’amour. Mais celui à qui on pardonne peu montre peu d’amour. Ta foi t’a sauvée. Va en paix ! »


Homélie d'un auteur syriaque anonyme (6e siècle), Homélies anonymes sur la pécheresse, 1, 4.5.19 26.28; d'après la traduction du syriaque par F. Graffin, dans L'Orient syrien, 7, 1962, 179.181 189.193.195.

L'amour de Dieu, sorti à la recherche des pécheurs, nous est proclamé par une femme pécheresse. Car en appelant celle-ci, c'est notre race tout entière que le Christ invitait à l'amour ; et en sa personne, ce sont tous les pécheurs qu'il attirait à son pardon. Il parlait à elle seule ; mais il conviait à sa grâce la création tout entière. Personne d'autre ne l'a persuadé de lui donner la main pour qu'elle vienne au pardon. Seul son amour pour celle qu'il a modelée l'a persuadé, et sa grâce l'a prié pour l'oeuvre de ses mains.


Qui ne serait touché par la miséricorde du Christ, lui qui, pour sauver une pécheresse, accepta l'invitation d'un pharisien ? A cause de celle qui est affamée de pardon, il veut lui-même avoir faim de la table de Simon le pharisien, alors que, sous l'apparence d'une table de pain, il avait préparé à la pécheresse une table de repentance.


Le pasteur est descendu du ciel vers la brebis perdue, pour reprendre, dans la maison de Simon, celle qu'avait enlevée le loup rusé. Chez Simon le pharisien, il a trouvé celle qu'il cherchait. <>


Quand elle voyait les pieds de Jésus, la pécheresse les regardait comme le symbole de son incarnation, et quand elle les saisissait, elle croyait saisir son Dieu pour ainsi dire au niveau de sa nature corporelle. Par ses paroles, elle le priait comme son Créateur. Car il est clair que ses paroles, quoique non écrites, se laissent deviner par ses gestes. Celle qui, de ses larmes, baigne les pieds de Jésus, les essuie avec ses cheveux, verse sur eux un parfum de grand prix, ne peut que dire des paroles correspondant à ses actes. C'est une prière qu'elle présente au Dieu fait chair: en lui apportant son humilité, elle témoigne de sa confiance en lui. Et par le dialogue qu'ils ont entre eux, elle apporte la preuve qu'il est réellement homme. <>


Telles furent donc les paroles adressées à Jésus par la pécheresse, quand elle se tenait à ses pieds. Lui, dans sa patience, les écoutait, et il proclamait par son silence la constance d e la femme. Par sa patience, il proclamait l'endurance de cette femme, et par sa bienveillance il approuvait son audace. Il montrait que c'était justice qu'elle obtienne de lui le pardon devant tous les invités. Il ne parla pas aussitôt, et, quand il parla, il ne dit qu'une parole. Mais, par cette parole, il détruisit les péchés, supprima les fautes, chassa l'iniquité, accorda le pardon, extirpa le péché, fit germer la justice. Son pardon apparut soudainement au-dedans de son âme et en chassa les ténèbres du péché: elle fut guérie, elle reprit sens et, avec la santé, recouvra la force. Car c'est ainsi que Jésus a coutume d'accorder ses dons : en plénitude. Il le fait aisément puisqu'il est le Dieu de l'univers. <>


Afin qu'il en soit ainsi pour toi, prends conscience que ton péché est grand, mais que désespérer de ton pardon, parce que ton péché te semble trop grand, c'est blasphémer contre Dieu et te faire du tort à toi-même. Car s'il a promis de pardonner tes péchés quel que soit leur nombre, vas-tu lui dire que tu ne peux pas le croire et lui déclarer : "Mon péché est trop grand pour que tu le pardonnes. Tu ne peux pas me guérir de mes maladies" ? Là, arrête-toi et crie avec le prophète: J'ai péché contre toi, Seigneur (2S 12,13). Aussitôt il te répondra : "Moi, j'ai passé par-dessus ta faute ; tu ne mourras pas." À lui, la gloire par nous tous, dans les siècles. Amen.


Prière

Dieu très bon, dans le parfum et les larmes de la pécheresse, ton Fils a reconnu le signe d'un grand amour. Révèle-nous la profondeur de ton pardon. Émerveillés de ta miséricorde, nous serons capables de porter le poids de nos péchés, grâce au soutien de celui qui nous a aimés, Jésus Christ, ton Fils, notre Seigneur. Lui qui règne.


Art sacré… qu’est-ce à dire ?

Voilà deux mots qui résonnent immédiatement avec une consonance chrétienne… Et pourtant, ils concernent bien d’autres religions que la nôtre, même si le christianisme l’a certainement porté à son apogée. Pour d’autres, ils vont rappeler une célèbre revue du début du XXème siècle, fondée par le Père COUTURIER, dominicain, qui fut un des chantres du renouveau de l’art sacré en invitant de nouveaux artistes, chrétiens ou non, à participer de leurs œuvres.


Cependant, pour éviter toute erreur, il semble d’abord intéressant de se pencher quelque peu sur les mots… Bien sûr, les précisions que je vais apporter n’engagent que moi !


Définir l’art, voilà bien une œuvre difficile, tant les angles d’attaque peuvent être nombreux : esthétique, philosophie, théologie, etc. Bornons-nous à deux petites maximes :

  • « Une œuvre peut être qualifiée d’artistique si elle rend visible une part de l’invisible »

  • Et « L’œuvre d’art crée en moi un émoi » (première étape de cette école philosophique nommée la phénoménologie.

Quant à la notion de « sacré », là aussi, les propositions ne manquent pas ! Parlons, pour l’instant, simplement du sacré comme :

  • Ce qui s’oppose au profane (profane veut étymologiquement dire « ce qui est devant le sacré » comme l’espace public qui se trouvait devant les temples grecs consacrés aux divinités).

  • Pensons aussi à cette présentation courante lors de la renaissance entre l’amour sacré et l’amour profane.

Nous pourrions donc facilement imaginer qu’il n’existe d’art que sacré, puisque l’invisible semble être du domaine du divin. C’est vrai, mais quelque peu limité. Ainsi, l’amour fait bien partie de l’invisible (nous ne pouvons que l’expérimenter, et non le démontrer) mais il n’est pas automatiquement de l’ordre du divin, même s’il y prend sa source. De plus, peut-on dire que tout œuvre d’art qui ne soit pas un sujet religieux, et donc ne rende pas visible l’invisible, n’est donc pas artistiquement valable car non sacrée ?


On le voit bien, les notions sont parfois bien ardues à manier… Peut-être serait-il plus juste d’aborder ces deux termes dans une vision hiérarchique, c’est-à-dire qui met dans un ordre sacré ? Ainsi, l’art fait partie des médiations qui me permettent tant d’exprimer mes sentiments, mes émois, mes idées, que de m’approcher du divin en les contemplant. L’homme n’est-il pas fait « à l’image de Dieu », à sa ressemblance (Gn 1, 26) ? Ainsi, l’art retrouve son sens étymologique (ce qui est fabriqué) et peut à la fois être profane (ce qui rend présent des émois ou des idées humaines) autant qu’orienté vers le divin. Les deux notions s’accordent sans s’opposer, mais sans être exclusives, non plus, l’une de l’autre.


Malgré tout, l’association de ces deux termes peut une nouvelle fois sembler restrictive. Il faudrait introduire une échelle dans les arts. On pourrait ainsi parler de :

  1. L’art profane – ce qui exprime mes idées, sentiments et émois humains sur moi-même, ce que je vis et ce qui m’entoure ;

  2. L’art religieux – ce qui exprime la dimension communautaire des croyants (religieux vient de religiere, ce qui relie) ou de ce qu’il croit ;

  3. L’art sacré – ce qui exprime un aspect de Dieu, une notion du divin, une représentation de Dieu, de ses œuvres, de notre histoire croyante ;

  4. L’art liturgique – ce qui rend véritablement présent Dieu.

Ainsi, il ne me semble exister qu’un unique art « divin », celui qu’exprime la liturgie (ce qui traduit le terme grec d’œuvre publique) qui rend présent le Seigneur.


Le tout sera donc de penser « l’art sacré » prioritairement dans sa dimension liturgique. La liturgie étant en effet cette mise en présence de Dieu, cette révélation de l’invisible, cette poïétique de la foi. Ce mot « poïétique » vient d’un verbe grec que l’on pourrait traduire par « rendre présent, fabriquer ». Il nous a donné le mot poésie, ce qui rend présent des sentiments. Toute liturgie, tout art, se doit d’être poïétique.

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