top of page

XIIIème Dimanche du temps ordinaire (A)

Du poids au ressort



Christ en croix

Odilon Redon (Bordeaux, 1840 - Paris, 1916)

Pastel et craie sur papier, 488 x 372 mm Signé ODILON REDON en bas à droite, 1897

Collection privée


Évangile de Jésus Christ selon saint Matthieu 10,37-42

En ce temps-là, Jésus disait à ses Apôtres : « Celui qui aime son père ou sa mère plus que moi n’est pas digne de moi ; celui qui aime son fils ou sa fille plus que moi n’est pas digne de moi ; celui qui ne prend pas sa croix et ne me suit pas n’est pas digne de moi. Qui a trouvé sa vie la perdra ; qui a perdu sa vie à cause de moi la gardera. Qui vous accueille m’accueille ; et qui m’accueille accueille Celui qui m’a envoyé. Qui accueille un prophète en sa qualité de prophète recevra une récompense de prophète ; qui accueille un homme juste en sa qualité de juste recevra une récompense de juste. Et celui qui donnera à boire, même un simple verre d’eau fraîche, à l’un de ces petits en sa qualité de disciple, amen, je vous le dis : non, il ne perdra pas sa récompense. »


L’artiste et son œuvre

Les pastels d'Odilon Redon représentent certains de ses plus beaux travaux. Dans une lettre de 1897 à son ami proche Andries Bonger, l'artiste a décrit son utilisation de ce moyen pictural : « Le pastel, en fait, me soutient, matériellement et moralement, il m'a rajeuni. Je travaille avec ça sans me fatiguer. Cela m'a conduit à peindre. En regardant le travail que je viens de faire, je ne suis pas sans espoir de transférer quelques idées un peu plus tard ». Comme l'a noté la spécialiste de Redon, Roseline Bacou : « En quelques années seulement, Redon avait complètement maîtrisé les techniques exigeantes du pastel ... Jusqu'à la fin de sa vie, le pastel serait un moyen d'expression particulièrement spécial pour Redon. »

La figure du Christ était un thème récurrent dans l'œuvre de Redon entre 1895 et vers 1910. Comme le note Bacou: « Les pastels de 1895-1899 sont dominés par la figure du Christ: le Sacré-Cœur avec une flamme colorée au centre de la poitrine ; Le Christ du silence, avec un doigt sur ses lèvres ; Le Christ avec les épines rouges ; Christ sur la Croix ... L'utilisation d'une telle image religieuse, cependant, n'était pas liée à une croyance stricte dans la doctrine religieuse de la part de Redon ... Dans les pastels exécutés pendant cette période, l'intensité des couleurs fait écho à la spiritualité ardente de ses thèmes. »

Le papier actuel est resté peu connu de la plupart des chercheurs, ayant été conservé dans une collection japonaise depuis le début des années 1950. L’œuvre a été publiée pour la première fois par Klaus Berger en 1964, et l'année suivante présentée dans un article décrivant les œuvres de Redon dans les collections japonaises, dans lesquelles il a noté que « Quoique étrange soit la présence du Christ dans la collection d'un non chrétien dans ce pays, le fait confirme encore une fois que l'art de Redon a été accepté par les Japonais comme un lien entre l'Est et l'Ouest, et les japonais, avec leur zèle habituel, souhaitaient connaître tous ses aspects. » Le pastel actuel n'a jamais été exposé à l'extérieur du Japon, où il a été montré pour la dernière fois en 1989. Après plus de cinquante ans dans les collections japonaises, The Crucified Christ a été vendu aux enchères aux enchères à New York en 2002, date à laquelle il est entré dans une collection privée.

Lorsque ce pastel a été exposé en public il y a vingt-cinq ans au Japon, l'auteur du catalogue commentait : « Pour une raison inconnue, ce Christ sur la Croix est placé dans une pièce sans sortie. C'est un pastel de Redon dont nous pouvons être fiers au Japon... L'image du Christ apparaît, émettant de la lumière, derrière un pilier dans une pièce sombre. Cet intérieur dense contient la profonde spiritualité caractéristique des images religieuses de Redon. Grâce à de bonnes conditions, l’œuvre a conservé toute sa fraîcheur et sa richesse de couleurs et, comme telle, représente un exemple consommé de la technique du pastel de Redon. »

Le catalogue raisonné de l'œuvre de Redon d'Alec Wildenstein ne répertorie que quinze représentations du sujet du Christ en croix, y compris deux petites peintures, cinq pastels et huit dessins à la craie, au crayon ou au charbon.

Parmi la poignée de pastels du Christ en croix de Redon, notons le grand tableau montrant la tête et le haut du torse du Christ, au Koninklijk Museum voor Schone Kunsten à Anvers et une Crucifixion dans la collection EG Bührle à Zurich.


Ce que je vois

Notre regard est immédiatement attiré par cette couronne bleue, comme une aurore boréale qui couronnerait le Christ. Puis passant par le Christ en croix, notre regard se pose sur cette branche de feuilles et de fleurs multicolores. Après, c’est la colonne qui nous entraine avant de revenir sur Jésus. Ce parcours est moins neutre qu’il n’y paraît… Trois couleurs dominent l’œuvre : le bleu, le rouge et le gris. On pourrait presque y voir un pastel « français » aux trois couleurs de la Nation.

Mais en premier lieu, le parcours oculaire, quelque peu troublant, laisse une saveur de repos, de calme serein, plus que de tristesse et de douleur. Jésus est présenté sur la croix, présentation accentuée par la colonne et le rideau bleu à droite qui met en scène ce moment de souffrance comme un moment de méditation, de discernement. Malgré le corps gris, moribond, du Christ, la couleur bleue qui le couronne et le collier fleuri au bas de la scène, nous invite à nous plonger dans une joie profonde.

Appel à voir plus loin que le malheur pour y trouver la joie, appel à voir l’aurore de la résurrection descendre sur Jésus, appel à voir la croix autrement… Une ouverture du rideau théâtral sur une scène qui en dit plus que ce qu’elle ne laisse voir… Bienheureux ceux qui savent regarder avec les yeux du cœur…


La croix

« …celui qui ne prend pas sa croix et ne me suit pas n’est pas digne de moi. Qui a trouvé sa vie la perdra ; qui a perdu sa vie à cause de moi la gardera. »

Il est assez surprenant de voir l’évolution de la représentation de la crucifixion en art. La croix, comme signe des chrétiens, ne fut représentée qu’à partir du Vème siècle. La plus ancienne trace se trouve sur la porte de la Basilique Sainte-Sabine à Rome. Le Christ y est hiératique, sans souffrance, tel Moïse, les bras écartés pour gagner contre les Amalécites.

Puis, tout doucement, surtout au moment de la Contre-Réforme, la crucifixion est de plus en plus sanglante, pour ne pas dire sanguinolente ! Les souffrances sont mises en avant : il a souffert pour nos péchés. Et ainsi, nous sommes les bourreaux. Le courant mystique du Jansénisme (XVIIème et XVIIIème siècle) a exploité avec force cet aspect, présentant ce monde comme celui du péché où seule la souffrance pouvait être rédemptrice. Il fallait prendre sa croix, accepter de souffrir, de serrer les dents sans se plaindre. Seuls les courageux et les vertueux pouvaient espérer le repos en Paradis. Déjà, L’imitation de Jésus-Christ avait préparé cette vision d’une spiritualité de la rédemption par l’effort.

Enfin, on peut discerner une nouvelle période qui débute aux alentours de la 2nde guerre mondiale. Les croix se dénudent, le Christ y est retiré et laisse simplement place au bois nu. Comme si l’on voulait oublier les souffrances de Jésus. Elle n’est plus qu’un signe distinctif, un logo des chrétiens. Simultanément, depuis une cinquantaine d’années, on nie la mort, on écarte nos proches pour leurs derniers moments. Nous ne supportons plus ni la mort ni la souffrance. Elles nous révoltent ! Alors, il vaut mieux laisser la croix vide…

Mais depuis une trentaine d’années, on voit fleurir une nouvelle représentation : celle du Christ ressuscité jaillissant, non du tombeau, mais de la croix. Pour faire simple, on fait de l’instrument de torture une porte de la grâce. Ce n’est pas faux, peut-être un peu réducteur… Aspect limitatif qui en pousse certains à exagérer la face contraire. J’en veux pour preuve le retour démesuré du sang dans les films « religieux » : pensez à La Passion du Christ de Scorcèse.

Bref, si je devais user d’une image, je dirais que l’on passe souvent du jeudi soir au samedi soir en oubliant ce vendredi que l’on a du mal à appréhender !


La Semaine Sainte

Car tout est une question de Semaine Sainte ! Trois jours pour la Rédemption, trois jours de salut, trois jours qui sont inséparables, au risque de vider notre foi de sa substantifique moelle.


Le jeudi de la Grâce, celle de l’Eucharistie, de la confiance faite aux disciples par le Christ. Le Jeudi de la Charité et de la Tempérance.


Le vendredi de l’abandon, de la solitude. Christ est en croix et nous invite à la Force et à la Foi. Il continue sur la croix l’offrande de son Corps qu’il avait déjà offert la veille lors de la dernière Cène.


Le samedi du silence et de l’attente. Ce jour où nous espérons contre toute espérance (Rm 4, 18). le jour de la patience.


Et le Dimanche, celui de la Résurrection. Celui où la justice est enfin proclamée.

Comment pourrions-nous baser notre foi sur un seul jour ? Ou sauter celui qui nous gêne ? Comment pourrions-nous atteindre la résurrection du Dimanche sans passer par le vendredi de la croix ? Comment pourrions-nous porter notre croix le vendredi sans trouver la force nécessaire dans la grâce de la Cène du Jeudi ? Notre véritable profil spirituel ne peut se faire que sur les autres jours, sans en manquer un !

Bien sûr, nous aimerions sauter à pieds joints du jeudi soir au samedi soir (qui n’est autre que le Dimanche de la Résurrection) ! Ce serait tellement plus simple d’éviter la croix et ses souffrances… Mais avons-nous suffisamment de force spirituelle pour rater une marche ? Je ne crois pas ! Saint Paul avait prévenu (1 Cor 3, 1-3) :

Frères, quand je me suis adressé à vous, je n’ai pas pu vous parler comme à des spirituels, mais comme à des êtres seulement charnels, comme à des petits enfants dans le Christ. C’est du lait que je vous ai donné, et non de la nourriture solide ; vous n’auriez pas pu en manger, et encore maintenant vous ne le pouvez pas, car vous êtes encore des êtres charnels. Puisqu’il y a entre vous des jalousies et des rivalités, n’êtes-vous pas toujours des êtres charnels, et n’avez-vous pas une conduite tout humaine ?

Nous n’en sommes qu’au lait ! Mais profitons de notre « jeunesse » spirituelle pour changer notre regard, pour voir autre autrement. Regardons cette croix, non comme un poids mais comme un ressort, la souffrance non comme une douleur à éviter mais comme un chemin de rédemption.


L’aurore

Je vais tout de suite m’expliquer sur le deuxième point qui peut choquer. Qui a envie de souffrir ? Personne ! Et rendons grâce au milieu médical et à la recherche qui fait tout pour nous éviter de souffrir. Redisons-le clairement, la souffrance n’est jamais rédemptrice ! Nullement question de chercher à souffrir. Nullement question de chercher le martyr (je n’ose pas vous parler du Dialogue des Carmélites de Bernanos…) Mais pourrons-nous toute notre vie éviter les croix et les souffrances ? Je n’en suis pas sûr… Alors, si la souffrance recherchée n’est pas rédemptrice, qu’est-ce qui l’est ? Peut-être la souffrance acceptée, transcendée, offerte ?

Je vous l’ai déjà souvent dit : je crois beaucoup à la « communion des saints ». Cet article de notre foi qui nous rappelle que nous sommes mystiquement liés au ciel, mais aussi les uns aux autres. Si j’accepte d’offrir pour les autres, pour le monde, pour les hommes, pour Dieu, les souffrances que je ne peux déjouer, alors cela devient rédempteur pour moi et ceux qui sont l’objet de mon offrande. Ce n’est plus la souffrance qui sera rédemptrice, mais son acceptation offerte. N’est-ce pas ce que nous répondrons dans quelques instants… Prions ensemble au moment d’offrir le sacrifice de toute l’Église ? C’est-à-dire notre sacrifice, car nous sommes l’Église. Et d’un seul cœur vous répondrez : Pour la gloire de Dieu et le salut du monde. Vous allez vous offrir, et offrir vos souffrance et difficultés acceptées, pour tous les hommes et pour Dieu.

En fait, la souffrance acceptée et offerte et une porte sur une nouvelle aurore. La croix devient une porte sur un nouveau monde : celui du sacrifice héroïque pour sauver ceux que l’on aime. Ne vous leurrez pas, notre foi n’est pas qu’amour de l’autre… Je connais des tas d’athées qui font mieux que nous ! Nous « n’avons pas le monopole du cœur »… Mais nous, nous le faisons pour eux et pour Dieu, ou plus exactement pour eux et par Dieu, au nom de Dieu, voire pour Dieu et par eux.


Épée, béquille… et horloge !

Et même cette porte qu’est la croix peut se voir aussi sous un autre angle : celui de sa forme… En effet, la croix a une forme que l’on retrouve en deux objets : la béquille et l’épée. Car la croix du Christ est notre épée pour combattre le Mal. Le Père Sevin écrivait ainsi dans sa Prière des Chevaliers :

Car nous voulons gagner notre paradis
Non pas en commerçants, mais à la pointe de l’épée,
Laquelle se termine en croix, et ce n’est pas pour rien.

Mais aussi une béquille. La croix peut devenir la béquille qui nous permet, malgré nos difficultés, malgré notre manque de foi en Dieu et en nous-même, de prendre le Chemin, de vivre en Vérité et de trouver la Vie.

Oui, il faut prendre notre croix. Et elle est moins lourde qu’il n’y paraît (Mt 11, 28-30) :

« Venez à moi, vous tous qui peinez sous le poids du fardeau, et moi, je vous procurerai le repos. Prenez sur vous mon joug, devenez mes disciples, car je suis doux et humble de cœur, et vous trouverez le repos pour votre âme. Oui, mon joug est facile à porter, et mon fardeau, léger. »

Car la croix peut-être un poids mais aussi un ressort. Permettez-moi de conclure sur cette petite histoire de la vie de Bernadette de Lourdes. Malade, à la fin de sa vie, la Prieure de son monastère à Nevers lui reprochait d’être un poids pour la communauté. Et Bernadette de répondre :

Mais ma Mère, pour qu’une horloge fonctionne, il faut des ressorts, mais aussi des poids !

Prenez à pleines mains vos poids humains pour devenir des ressorts de Dieu !


Homélie de saint Hilaire de Poitiers (+ 367)

Le Seigneur, ayant commandé à ses Apôtres de quitter ce qu'ils avaient de plus cher dans le monde, ajouta: Celui qui ne prend pas sa croix et ne me suit pas, n'est pas digne de moi (Mt 10,38); car ceux qui appartiennent au Christ ont crucifié leur corps avec ses péchés et ses convoitises (cf. Ga 5,24). Nul n'est digne du Christ s'il ne porte pas sa croix, par laquelle nous partageons la passion, la mort, la sépulture et la résurrection du Seigneur. Nul n'est digne de lui s'il ne suit pas le Seigneur afin de vivre de la nouveauté de l'Esprit dans ce mystère de foi.

Qui veut garder sa vie pour soi la perdra; qui perdra sa vie à cause de moi la gardera (Mt 10,39). Comprenons que, par la puissance du Verbe et le rejet des fautes passées, ce que la vie gagne se transformera en mort, et ce qu'elle perd en salut. Il faut donc assumer la mort dans une vie nouvelle et clouer ses péchés à la croix du Seigneur; il faut sauvegarder la liberté de proclamer glorieusement la foi en répondant aux persécuteurs par le mépris des choses présentes; et il faut refuser tout gain funeste à l'âme. Nous devons savoir que personne n'a de droit sur notre âme, et que le bénéfice de l'immortalité s'acquiert moyennant le préjudice subi dans cette courte vie.

Qui vous accueille, m'accueille; et qui m'accueille, accueille celui qui m'a envoyé (Mt 10,40). Le Christ prodigue à tous les hommes l'amour de la doctrine et son attachement aux commandements. Après avoir signalé le danger que couraient ceux qui n'accueillaient pas les Apôtres, en demandant à ceux-ci de secouer la poussière de leurs pieds en témoignage contre eux, il loue le mérite de ceux qui les accueillent. Leur récompense sera plus grande que pour un service escompté. Puis il nous apprend qu'il a aussi un rôle de médiateur si bien que, lorsque nous recevons le Christ, Dieu se répand en nous par lui, parce qu'il est sorti de Dieu.

Et ainsi, celui qui reçoit les Apôtres, reçoit le Christ. Or, celui qui reçoit le Christ, reçoit Dieu son Père, car dans les Apôtres il ne reçoit rien d'autre que ce qui est dans le Christ, et il n'y a rien d'autre dans le Christ que ce qui est en Dieu. Et en raison de cet enchaînement de grâces, recevoir les Apôtres n'est pas autre chose que recevoir Dieu, puisque le Christ habite en eux et que Dieu habite dans le Christ.


Prière

Seigneur, toi qui es meilleur qu'un père et plus tendre qu'une mère, fais que nous t'aimions par-dessus tout et que, puisant à la source de ton amour, nous sachions désaltérer tous ceux qui cherchent auprès de nous réconfort et soutien. Par Jésus Christ.

2 vues
bottom of page