Dieu seul est humain !

Création d’Adam,
Maître de Vendôme, enlumineur du milieu du XIIe siècle,
Œuvres d’Hugues de Saint-Victor, codex, parchemin, 37,7 x 25,6 cm,
ms. 729, fol. 45v, Vers 1140-1150,
Bibliothèque Mazarine, Paris (France)
Lecture du livre de la Sagesse (Sg 12, 13.16-19)
Il n’y a pas d’autre dieu que toi, qui prenne soin de toute chose : tu montres ainsi que tes jugements ne sont pas injustes. Ta force est à l’origine de ta justice, et ta domination sur toute chose te permet d’épargner toute chose. Tu montres ta force si l’on ne croit pas à la plénitude de ta puissance, et ceux qui la bravent sciemment, tu les réprimes. Mais toi qui disposes de la force, tu juges avec indulgence, tu nous gouvernes avec beaucoup de ménagement, car tu n’as qu’à vouloir pour exercer ta puissance. Par ton exemple tu as enseigné à ton peuple que le juste doit être humain ; à tes fils tu as donné une belle espérance : après la faute tu accordes la conversion.
Psaume 85 (86), 5-6, 9ab.10, 15-16ab)
Toi qui es bon et qui pardonnes, plein d’amour pour tous ceux qui t’appellent, écoute ma prière, Seigneur, entends ma voix qui te supplie.
Toutes les nations, que tu as faites, viendront se prosterner devant toi, car tu es grand et tu fais des merveilles, toi, Dieu, le seul.
Toi, Seigneur, Dieu de tendresse et de pitié, lent à la colère, plein d’amour et de vérité ! Regarde vers moi, prends pitié de moi.
Lecture de la lettre de saint Paul Apôtre aux Romains (Rm 8, 26-27)
Frères, l’Esprit Saint vient au secours de notre faiblesse, car nous ne savons pas prier comme il faut. L’Esprit lui-même intercède pour nous par des gémissements inexprimables. Et Dieu, qui scrute les cœurs, connaît les intentions de l’Esprit puisque c’est selon Dieu que l’Esprit intercède pour les fidèles.
Évangile de Jésus Christ selon saint Matthieu 13, 24-43
En ce temps-là, Jésus proposa cette parabole à la foule : « Le royaume des Cieux est comparable à un homme qui a semé du bon grain dans son champ. Or, pendant que les gens dormaient, son ennemi survint ; il sema de l’ivraie au milieu du blé et s’en alla. Quand la tige poussa et produisit l’épi, alors l’ivraie apparut aussi. Les serviteurs du maître vinrent lui dire : “Seigneur, n’est-ce pas du bon grain que tu as semé dans ton champ ? D’où vient donc qu’il y a de l’ivraie ?” Il leur dit : “C’est un ennemi qui a fait cela.” Les serviteurs lui disent : “Veux-tu donc que nous allions l’enlever ?” Il répond : “Non, en enlevant l’ivraie, vous risquez d’arracher le blé en même temps. Laissez-les pousser ensemble jusqu’à la moisson ; et, au temps de la moisson, je dirai aux moissonneurs : Enlevez d’abord l’ivraie, liez-la en bottes pour la brûler ; quant au blé, ramassez-le pour le rentrer dans mon grenier.” » Il leur proposa une autre parabole : « Le royaume des Cieux est comparable à une graine de moutarde qu’un homme a prise et qu’il a semée dans son champ. C’est la plus petite de toutes les semences, mais, quand elle a poussé, elle dépasse les autres plantes potagères et devient un arbre, si bien que les oiseaux du ciel viennent et font leurs nids dans ses branches. » Il leur dit une autre parabole : « Le royaume des Cieux est comparable au levain qu’une femme a pris et qu’elle a enfoui dans trois mesures de farine, jusqu’à ce que toute la pâte ait levé. » Tout cela, Jésus le dit aux foules en paraboles, et il ne leur disait rien sans parabole, accomplissant ainsi la parole du prophète : ‘J’ouvrirai la bouche pour des paraboles, je publierai ce qui fut caché depuis la fondation du monde.’ Alors, laissant les foules, il vint à la maison. Ses disciples s’approchèrent et lui dirent : « Explique-nous clairement la parabole de l’ivraie dans le champ. » Il leur répondit : « Celui qui sème le bon grain, c’est le Fils de l’homme ; le champ, c’est le monde ; le bon grain, ce sont les fils du Royaume ; l’ivraie, ce sont les fils du Mauvais. L’ennemi qui l’a semée, c’est le diable ; la moisson, c’est la fin du monde ; les moissonneurs, ce sont les anges. De même que l’on enlève l’ivraie pour la jeter au feu, ainsi en sera-t-il à la fin du monde. Le Fils de l’homme enverra ses anges, et ils enlèveront de son Royaume toutes les causes de chute et ceux qui font le mal ; ils les jetteront dans la fournaise : là, il y aura des pleurs et des grincements de dents. Alors les justes resplendiront comme le soleil dans le royaume de leur Père. Celui qui a des oreilles, qu’il entende ! »
Le manuscrit
Cette lettrine d’un manuscrit contenant des œuvres de Hugues de Saint-Victor compte parmi les enluminures historiées que comprend cet ouvrage réalisé entre 1140 et 1150 par le maître de Vendôme, probablement à la destination d’un monastère d’Île-de-France. Elle représente la création d’Adam : Dieu, sous la forme du Christ, fait émerger du sol le corps du premier homme.
L’image
Cette lettrine historiée reprend la composition classique de ce type de scène où Dieu se penche sur le corps d'Adam pour lui insuffler la vie ou plutôt, comme ici, achever de le modeler à partir de la matrice primaire d'où émerge le corps. Ici, et comme dans beaucoup de représentations de Dieu au début du Moyen Âge, il est représenté sous les traits du Christ, Verbe créateur incarné.
La matrice d'où émerge le corps d'Adam est représentée par une forme ondulante, bleue et brune : c'est le mélange de l'eau et de la terre, formant la glaise du texte biblique (de limo terrae — Gn 2, 7). Cette couleur est aussi sur le manteau du Christ qui est donc fait de cette même matière, tout en étant Dieu, ce qui est évoqué par le rouge de la tunique. La divinité est recouverte par la chair : c'est l'Incarnation.
Il y a dans cette image un effet de boucle qui relie la matière primordiale aux corps incarnés d'Adam et du Christ. Ces deux personnages ont par ailleurs une apparence identique qui renforce cette circularité de la signification : le Christ est le prototype du premier homme qui a été façonné selon son modèle, mais il est également son renouvellement. Avec son Incarnation, il est le Nouvel Adam qui vient restaurer une ressemblance entre l'homme et Dieu, qui a été perdue avec le Péché Originel.
L'image témoigne alors de la sanctification de la chair par l'Incarnation, qui rétablit le lien brisé par le péché et redonne sa pleine valeur et importance au corps et à ce qui le constitue : la chair d'Adam est celle de tout homme, mais aussi celle du Christ qui est Dieu incarné.
À l’image et à la ressemblance
Pour compléter le texte ci-dessus, j’insisterai sur l’aspect du renouvellement de la chair de l’homme par l’entremise des mains de Dieu, qui prend ici le visage du Christ, lui-même co-créateur. Si nous repensons le verset du livre de la Genèse évoquant la création de l’homme (Gn 1, 27) : « Dieu créa l’homme à son image, à l’image de Dieu (à sa ressemblance) il le créa, il les créa homme et femme », nous devrions choisir une traduction plus juste qui évoque l’image et la ressemblance. L’image est le signe d’une certaine similitude physique, comme celle que renvoie l’image de notre corps. Ainsi, sans attribuer à Dieu une morphologie, une forme humaine, nous pouvons malgré tout affirmer que notre corps physique renferme un aspect du corps divin. N’êtes-vous pas émerveillés lorsque vous découvrez les capacités insoupçonnées de notre corps physique : son adaptation, le mouvement de nos mains, les expressions de notre visage, sa capacité de se soigner lui-même (dans une certaine mesure), et tant d’autres choses qui n’ont pas fini de nous épater ! Et puis, Dieu a pris forme humaine en Jésus-Christ. Le dominicain Henri de Suso (1296-1366) dira même que le corps du Christ était la perfection physique de l’homme, au point que 33 ans devenait l’âge parfait. Si notre corps a été créé à l’image de Dieu, Dieu le Père a donné naissance à la chair de son Fils engendré de tout temps, en lui donnant l’image de notre corps.
Mais nous sommes aussi faits à la ressemblance de Dieu. La ressemblance n’est pas ici de l’ordre du physique, mais de notre âme. C’est ce qui nous distingue des autres animaux. Chacun être vivant porte en lui ce principe de vie, l’âme. Mais l’homme, lui, a conscience de cette vie et de sa propre mort. L’homme se sait vivre et se voit vivre. Son âme devient réflexive, comme le miroir réfléchit une image. L’animal, lui, même s’il a une âme et qu’inconsciemment il aspire aussi à la glorification de la création (Rm 8, 22 : « Nous le savons bien, la création tout entière gémit, elle passe par les douleurs d’un enfantement qui dure encore » — tout le chapitre 8 mérite d’être lu et médité), il n’a aucunement conscience de cette vie à venir à laquelle nous aspirons. Ainsi, lorsque nous parlons de ressemblance, c’est dans sa dimension spirituelle : notre âme est à la ressemblance de celle de Dieu, elle est appelée à partager cette glorification divine. Malheureusement, comme le chante Didier Rimaud : « Éclaire aussi l'envers du cœur où le péché revêt d'un masque de laideur ta ressemblance. » Ce péché est ce voile qui nous empêche à la fois de voir la face de Dieu, mais aussi qui cache à nos propres yeux notre ressemblance divine.
C’est pourquoi l’homme attend, espère cette restauration, ce salut. Car qu’est d’autre le salut que la disparition de ce « masque de laideur » ? Le salut n’est-il pas en marche lorsque le Vivant proclame dans l’Apocalypse (Ap 21, 5) : « Alors celui qui siégeait sur le Trône déclara : Voici que je fais toutes choses nouvelles », actualisant la promesse lue dans le livre d’Isaïe (Is 43, 18-21) :
Ne faites plus mémoire des événements passés, ne songez plus aux choses d’autrefois. Voici que je fais une chose nouvelle : elle germe déjà, ne la voyez-vous pas ? Oui, je vais faire passer un chemin dans le désert, des fleuves dans les lieux arides. Les bêtes sauvages me rendront gloire – les chacals et les autruches – parce que j’aurai fait couler de l’eau dans le désert, des fleuves dans les lieux arides, pour désaltérer mon peuple, celui que j’ai choisi. Ce peuple que je me suis façonné redira ma louange.
L’humanité abîmée
En fait, comme le laisse discrètement voir cette image, Dieu (christomorphe) veut nous façonner de nouveau, nous renouveler, pour nous rendre notre état primitif, celui d’avant le péché des origines. Car Dieu croit au salut de l’homme, plus que l’homme ne croit en son propre salut. Et même, en ressentons-nous encore le besoin ? Nous faire retrouver la plénitude, le terme de notre humanité déchue, voilà son projet. Et pour cela, encore aujourd’hui, il continue de nous façonner. Non plus pour corriger notre image physique (et encore, quand on voit les progrès de la médecine, on peut se poser la question), mais surtout pour nous rendre notre ressemblance.
Dans une autre méditation, commentant l’image du potier de Jérémie (Jr 18, 1-6), j’avais écrit :
De nouveau, il est question de main. Pas d’une main de bronze, mais une main de potier, une main qui façonne. Pour le potier, deux problèmes se posent, comme pour le sculpteur : sa capacité à réaliser son œuvre, sa technicité et son sens artistique, en premier. Et en second, la qualité de la matière dont il dispose. Même Michel-Ange avec un mauvais marbre ne pouvait faire des prouesses. Eh bien, voilà le problème de Dieu : faire des prouesses, de la sainteté avec l’humus, le terreau, les « Adam » que nous sommes ! Car, à la différence de l’argile, nous ne sommes pas si malléables que ça...
Pourtant, cela me rappelle une citation que j’avais inscrite sur mon faire-part d’ordination : « Ce qui est beau chez l’homme qui devient prêtre, ce n’est pas le bois dont il est fait, mais la trace du sculpteur ». Surtout quand ce bois est le plus dur, noueux et tortueux qui soit : l’olivier !
Dieu nous sculpte, nous façonne par sa Parole, par les autres, par les frottements et évènements de la vie. Ne résistons pas ! Laissons-nous tourner et retourner (ce qui est le sens de la conversion), même si nous avons parfois le vertige. Laissons-nous briser pour être de nouveau façonnés. Laissons les coups de serpe nous entailler. La seule chose à se dire, dont il faut être convaincu, c’est que Dieu veut réaliser une œuvre merveilleuse, les « être étonnants que nous sommes » comme dit David... « Je reconnais devant toi le prodige, l'être étonnant que je suis : étonnantes sont tes oeuvres toute mon âme le sait. » (Ps 138, 14).
Oui, toute notre vie est dans sa main, comme l’argile dans la main du potier. Les deux seules choses qu’il nous demande est de croire que tout ce qu’il est fait est pour notre bien. Et donc, de ne pas être trop rétif pour qu’il puisse nous sculpter et nous façonner en toute confiance. Notre drame est que nous n’avons pas le projet sous les yeux : que veut-il faire de moi ? Pourquoi me fait-il passer par ce chemin ? C’est donc là que la foi, la confiance et la fidélité en Dieu interviennent !
Ainsi, la vraie question du salut ne tient pas en premier lieu aux efforts que nous allons faire — ce serait du pélagianisme — ni à attendre sans rien faire — ce serait du quiétisme — mais à nous laisser façonner, sculpter. Et cette liberté intérieure vis-à-vis de Dieu demande de sacrés efforts d’abnégation ! Car un coup de serpe dans notre orgueil peut être douloureux, et nous aurions tendance à fuir. Rester calmement, prêts à être « malaxés » par les mains de Dieu n’est pas de tout repos et demande un vrai courage : le courage de soumettre notre liberté à la volonté de Dieu.
L’humanité renouvelée
Car Dieu n’a qu’un désir : mener notre humanité à la perfection de sa création. Rendre à l’homme la première place qu’il a abandonnée, trop soumis à son orgueil. Et la perfection de l’humanité que Dieu désire pour l’homme est de tout temps (Gn 1, 27) : « Dieu créa l’homme à son image, à sa ressemblance, il le créa, il les créa homme et femme ». Alors, est-il humain plus parfait que celui que Dieu veut créer ? Est-il homme plus achevé que notre Dieu qui prit chair en Jésus-Christ ? C’est bien pour cela que nous pouvons dire avec force : seul Dieu est humain !
Et c’est bien dans cet esprit que le livre de la Sagesse proclame :
Il n’y a pas d’autre Dieu que toi, qui prenne soin de toute chose : tu montres ainsi que tes jugements ne sont pas injustes. Ta force est à l’origine de ta justice, et ta domination sur toute chose te permet d’épargner toute chose. Tu montres ta force si l’on ne croit pas à la plénitude de ta puissance, et ceux qui la bravent sciemment, tu les réprimes. Mais toi qui disposes de la force, tu juges avec indulgence, tu nous gouvernes avec beaucoup de ménagement, car tu n’as qu’à vouloir pour exercer ta puissance. Par ton exemple tu as enseigné à ton peuple que le juste doit être humain ; à tes fils tu as donné une belle espérance : après la faute tu accordes la conversion.
Mt 19, 16 : « Maître, que dois-je faire de bon pour avoir la vie éternelle ? »
Voilà la vraie question, pour ne pas dire l’unique question : que dois-je faire pour retrouver cette plénitude de mon humanité ?
Tout d’abord, le désirer. Et le désirer avec cœur (Lc 22, 15-16) : « J’ai désiré d’un grand désir manger cette Pâque avec vous avant de souffrir ! Car je vous le déclare : jamais plus je ne la mangerai jusqu’à ce qu’elle soit pleinement accomplie dans le royaume de Dieu. » En fait, faire du désir de Dieu notre désir. Abandonner notre propre désir à celui de Dieu. Nous dépouiller de nos fausses attentes, comme le rappelle L’imitation de Jésus-Christ (III, 37) :
« Je te l’ai répété bien des fois et je te le répète encore : renonce à toi-même et tu bénéficieras d’une grande paix intérieure. Donne tout sans retenue, ne reprends rien, demeure fermement attaché à moi seul et je resterai à tes côtés. Ton cœur sera libre et les ténèbres n’auront aucune prise sur toi. Que tes efforts, tes prières, tes désirs n’aient qu’un seul objet : être dépouillé de tout intérêt propre pour suivre Jésus-Christ dans le plus parfait dénuement et mourir à toi-même afin de vivre pour moi éternellement. Alors, s’évanouiront toutes les pensées vaines, les inquiétudes inutiles, les soucis superflus, la peur et les passions excessives. »
Cette démarche primordiale est certainement la plus ardue, mais l’unique clef. Rien ne se fera par Dieu si l’homme ne s’abandonne librement à lui, car Dieu nous veut libres.
Et puis n’avoir qu’un seul rêve, un seul désir : la sainteté qui nous fait communier à la Gloire de Dieu. J’aime ce qu’écrivait le Père Sevin dans sa Prière des Chevaliers :
Nous avons fait de beaux rêves pour Votre amour ;
Dans l’obscurité des journées banales,
Préparez-nous aux grandes choses par la fidélité aux petites,
Et enseignez-nous que la plus fière épopée
Est de conquérir notre âme et de devenir des saints.
Après, laissons faire Dieu qui saura bien nous guider par les événements de notre vie. Il pourra nous mener jusqu’à lui, le seul vrai homme en plénitude du Christ et de l’Esprit. Car, si « Dieu seul est humain », tout humain est invité à devenir Dieu comme le disait Irénée de Lyon (v. 140-v. 202) : « Dieu s’est fait homme pour que l’homme devienne Dieu » ! Il est aussi l’auteur de cette remarquable phrase, si souvent citée : « La vie en l’homme est la gloire de Dieu, la vie de l’homme est la vision de Dieu » qui pourrait être traduite ainsi : « La gloire de Dieu c’est l’homme vivant ; la vie de l’homme, c’est de contempler Dieu. » (C.H., livre 4, 20:7).
Olivier Clément, « Orthodoxie : le mystère de la personne »
« (En tant que croyant), je crois à la résurrection de la chair. C’est le credo des apôtres. Qu’est-ce qu’une personne, sinon un visage donné à la matière du monde ? Je pense que viendra un moment où l’Esprit soufflera si fort que toutes les haines, les bêtises, les séparations, les cruautés seront balayées et le monde apparaîtra transfiguré. Chacun de nous s’inscrira dans cette matière du monde transfiguré, et ce sera la résurrection de la chair — chaque personne, dans ce qu’elle a d’unique, assumant le monde transfiguré. Nous avons un pressentiment de cela dans ce que disent les Évangiles, d’une manière balbutiante, sur la condition du Christ entre sa résurrection et son ascension. Quand il échappe aux modalités du temps et de l’espace déchus, qui séparent et isolent. Il est, par exemple, présent dans plusieurs endroits à la fois. Le corps de gloire et le corps de résurrection sont une seule et même chose. La “personne” puise dans le monde glorifié un corps de gloire. Et c’est le monde glorifié qui sera son corps de gloire. L’âme, le corps, l’esprit sont tous les trois appelés à l’éternité par la médiation de la personne en Dieu et à travers le cosmos transfiguré. Tout sera transfiguré, notre corps et notre intelligence. Évidemment, on ne peut exprimer cela qu’au travers de petits récits ayant l’air naïf, sinon idiot.
Je pense par exemple à un très beau passage de Mereskovski dans un de ses livres. Il parle d’un vieil homme qui dit : “Pour moi, le royaume de Dieu, c’est très simple. J’aimais beaucoup ma femme, alors je pense qu’elle sera là et tout sera comme c’était dans les moments les plus beaux. Et il n’y aura pas de mort, pas de séparation. Voilà”. C’est ce que nous pressentons tous dans certains moments de joie et de plénitude. Mais ils s’effacent et finalement vient la mort. Imaginez que ces instants ne s’effacent pas, qu’il n’y ait plus de mort ! »
Épître aux Romains, chapitre 8
01 Ainsi, pour ceux qui sont dans le Christ Jésus, il n’y a plus de condamnation.
02 Car la loi de l’Esprit qui donne la vie dans le Christ Jésus t’a libéré de la loi du péché et de la mort.
03 En effet, quand Dieu a envoyé son propre Fils dans une condition charnelle semblable à celle des pécheurs pour vaincre le péché, il a fait ce que la loi de Moïse ne pouvait pas faire à cause de la faiblesse humaine : il a condamné le péché dans l’homme charnel.
04 Il voulait ainsi que l’exigence de la Loi s’accomplisse en nous, dont la conduite n’est pas selon la chair mais selon l’Esprit.
05 En effet, ceux qui se conforment à la chair tendent vers ce qui est charnel ; ceux qui se conforment à l’Esprit tendent vers ce qui est spirituel ;
06 et la chair tend vers la mort, mais l’Esprit tend vers la vie et la paix.
07 Car la tendance de la chair est ennemie de Dieu, elle ne se soumet pas à la loi de Dieu, elle n’en est même pas capable.
08 Ceux qui sont sous l’emprise de la chair ne peuvent pas plaire à Dieu.
09 Or, vous, vous n’êtes pas sous l’emprise de la chair, mais sous celle de l’Esprit, puisque l’Esprit de Dieu habite en vous. Celui qui n’a pas l’Esprit du Christ ne lui appartient pas.
10 Mais si le Christ est en vous, le corps, il est vrai, reste marqué par la mort à cause du péché, mais l’Esprit vous fait vivre, puisque vous êtes devenus des justes.
11 Et si l’Esprit de celui qui a ressuscité Jésus d’entre les morts habite en vous, celui qui a ressuscité Jésus, le Christ, d’entre les morts donnera aussi la vie à vos corps mortels par son Esprit qui habite en vous.
12 Ainsi donc, frères, nous avons une dette, mais elle n’est pas envers la chair pour devoir vivre selon la chair.
13 Car si vous vivez selon la chair, vous allez mourir ; mais si, par l’Esprit, vous tuez les agissements de l’homme pécheur, vous vivrez.
14 En effet, tous ceux qui se laissent conduire par l’Esprit de Dieu, ceux-là sont fils de Dieu.
15 Vous n’avez pas reçu un esprit qui fait de vous des esclaves et vous ramène à la peur ; mais vous avez reçu un Esprit qui fait de vous des fils ; et c’est en lui que nous crions « Abba ! », c’est-à-dire : Père !
16 C’est donc l’Esprit Saint lui-même qui atteste à notre esprit que nous sommes enfants de Dieu.
17 Puisque nous sommes ses enfants, nous sommes aussi ses héritiers : héritiers de Dieu, héritiers avec le Christ, si du moins nous souffrons avec lui pour être avec lui dans la gloire.
18 J’estime, en effet, qu’il n’y a pas de commune mesure entre les souffrances du temps présent et la gloire qui va être révélée pour nous.
19 En effet, la création attend avec impatience la révélation des fils de Dieu.
20 Car la création a été soumise au pouvoir du néant, non pas de son plein gré, mais à cause de celui qui l’a livrée à ce pouvoir. Pourtant, elle a gardé l’espérance
21 d’être, elle aussi, libérée de l’esclavage de la dégradation, pour connaître la liberté de la gloire donnée aux enfants de Dieu.
22 Nous le savons bien, la création tout entière gémit, elle passe par les douleurs d’un enfantement qui dure encore.
23 Et elle n’est pas seule. Nous aussi, en nous-mêmes, nous gémissons ; nous avons commencé à recevoir l’Esprit Saint, mais nous attendons notre adoption et la rédemption de notre corps.
24 Car nous avons été sauvés, mais c’est en espérance ; voir ce qu’on espère, ce n’est plus espérer : ce que l’on voit, comment peut-on l’espérer encore ?
25 Mais nous, qui espérons ce que nous ne voyons pas, nous l’attendons avec persévérance.
26 Bien plus, l’Esprit Saint vient au secours de notre faiblesse, car nous ne savons pas prier comme il faut. L’Esprit lui-même intercède pour nous par des gémissements inexprimables.
27 Et Dieu, qui scrute les cœurs, connaît les intentions de l’Esprit puisque c’est selon Dieu que l’Esprit intercède pour les fidèles.
28 Nous le savons, quand les hommes aiment Dieu, lui-même fait tout contribuer à leur bien, puisqu'ils sont appelés selon le dessein de son amour.
29 Ceux que, d’avance, il connaissait, il les a aussi destinés d’avance à être configurés à l’image de son Fils, pour que ce Fils soit le premier-né d’une multitude de frères.
30 Ceux qu’il avait destinés d’avance, il les a aussi appelés ; ceux qu’il a appelés, il en a fait des justes ; et ceux qu’il a rendus justes, il leur a donné sa gloire.
31 Que dire de plus ? Si Dieu est pour nous, qui sera contre nous ?
32 Il n’a pas épargné son propre Fils, mais il l’a livré pour nous tous : comment pourrait-il, avec lui, ne pas nous donner tout ?
33 Qui accusera ceux que Dieu a choisis ? Dieu est celui qui rend juste :
34 alors, qui pourra condamner ? Le Christ Jésus est mort ; bien plus, il est ressuscité, il est à la droite de Dieu, il intercède pour nous :
35 alors, qui pourra nous séparer de l’amour du Christ ? la détresse ? l’angoisse ? la persécution ? la faim ? le dénuement ? le danger ? le glaive ?
36 En effet, il est écrit : C’est pour toi qu’on nous massacre sans arrêt, qu’on nous traite en brebis d’abattoir.
37 Mais, en tout cela nous sommes les grands vainqueurs grâce à celui qui nous a aimés.
38 J’en ai la certitude : ni la mort ni la vie, ni les anges ni les Principautés célestes, ni le présent ni l’avenir, ni les Puissances,
39 ni les hauteurs, ni les abîmes, ni aucune autre créature, rien ne pourra nous séparer de l’amour de Dieu qui est dans le Christ Jésus notre Seigneur.
Maître Eckhart, De la perfection de l’âme
La personne la plus importante est toujours celle qui est à l'instant en face de moi. Maître Eckhart
Quant à la façon dont l'âme s'y prend pour arriver à sa plus haute perfection et splendeur, voici : Un maître dit : Dieu est par la grâce porté et planté dans l'âme ; de là jaillit en elle une divine fontaine d'amour qui ramène l'âme en Dieu. - Il en va bizarrement avec ces choses. Un saint dit : Tout ce qu'on peut dire de Dieu, Dieu ne l'est pas. Un autre dit : Tout ce qu'on ne peut dire que de Dieu, Dieu l'est aussi. Sur quoi un grand maître décide qu'ils ont tous deux raison ! Dans le même sens que ces trois saints je dis ce qui suit : Quand l'âme s'est, avec sa raison, approprié le divin, celui-ci est à son tour repassé à la volonté. Celle-ci s'en imprègne tellement qu'elle devient une avec ce qu'elle a pris en elle. Alors seulement elle le porte plus loin et le plante aussi dans la mémoire. C'est ainsi que Dieu est porté dans l'âme et planté en elle.
Et voici que la divine fontaine d'amour commence à déborder dans l'âme, en sorte que les puissances supérieures se déversent dans les inférieures, et les inférieures dans l'homme extérieur et le soulèvent au-dessus de tout ce qui est inférieur, si bien que toute son action est spiritualisée. Car comme l'esprit agit par impulsion divine, de même il faut que l'homme extérieur agisse par l'impulsion de l'esprit. O merveille des merveilles, quand je pense à l'union avec Dieu qui échoit à l'âme en partage ! Il fait déborder l'âme de joie et de ravissement. Car rien de ce qui a un nom ne lui suffit plus. Or, étant elle -même une nature nommée, elle-même non plus ne se suffit plus : la divine fontaine d'amour ruisselle sur elle, l'arrache à elle-même et l'introduit dans l'essence sans nom, dans sa source, en Dieu. - Car encore que la créature luit donné un nom, il est pourtant en lui-même une essence sans nom. - C'est ainsi que l'âme arrive au sommet de sa perfection.
Maintenant allons plus loin, chers amis, et parlons de la noble structure de l'âme. Saint Augustin dit : Tout comme Dieu est constitué, l'âme l'est aussi. Si donc Dieu ne l'avait pas formée d'après son propre modèle afin qu'elle devienne Dieu au moyen de la grâce, elle ne pourrait jamais non plus devenir Dieu au-dessus de toute grâce. Mais combien exactement elle est constituée d'après l'image de la sainte Trinité, vous pouvez vous en rendre compte en considérant Dieu :
Dieu est triple - sous le rapport des personnes, et en même temps un - sous le rapport de sa simple nature. Dieu est en tous lieux et entièrement dans chacun ; ceci signifie que pour Dieu tous les lieux n'en sont qu'un seul. Dieu possède en outre une vision anticipée de toutes choses et arrange tout d'avance dans sa providence. Tout cela, il l'a par nature. Mais c'est justement ainsi que l'âme est aussi constituée, elle aussi est triple - sous le rapport des puissances, et en même temps simple - sous le rapport de sa pure nature. Elle aussi est entièrement dans tous ses membres et dans chacun d'eux ; c'est pourquoi tous ces membres ne sont pour l'âme qu'un seul lien. Elle aussi a une providence et arrange les choses qui lui sont possibles. Tout ce qu'on peut dire de Dieu, on en trouve dans l'âme une image en quelque chose. C'est pourquoi Augustin dit avec raison : Comme Dieu est constitué, l'âme l'est aussi. Dieu a donc conféré à l'âme la similitude avec lui-même ; et si l'âme ne la possédait pas elle ne serait absolument pas capable de devenir Dieu, ni par la grâce nu-dessus de toute grâce. Pourtant l'âme doit être encore davantage une image de l'amour divin et de l'action divine. Voilà pour la façon dont l'âme devient Dieu par la grâce.
L'âme qui demeure dans cette similitude avec Dieu et dans cette noble nature que Dieu lui a conférée et en outre progresse vers des niveaux de plus en plus élevés : pourvu qu'elle laisse toujours la matérialité derrière elle, au même instant la vie éternelle lui est ouverte. Et en même temps elle est déjà environnée de lumière divine et, dans cette lumière, affinée en Dieu et surnaturellement refaçonnée en lui. Alors chacune des puissances de l'âme devient l'image d'une des personnes divines : la volonté l'image du Saint-Esprit, le pourvoir de connaître celle du Fils, la mémoire celle du Père. Et sa nature devient l'image de la nature divine. Et pourtant l'âme indivisée reste une. - C'est là en cette matière la dernière affirmation dont me rend capable ma connaissance de moi-même.
Ecoutez maintenant, en troisième lieu, dans quelle mesure l'âme devient Dieu aussi au-dessus de toute grâce ! Ce que Dieu, en effet, lui a ainsi conféré, cela ne doit pas se transformer à nouveau, car elle a par là atteint un état plus élevé où elle n'a plus besoin de la grâce. Dans cet état elle s'est perdue elle-même et coule en plein courant dans l'unité de la nature divine.
Bon ! maintenant on va demander comment il en va de l'âme qui s'est perdue : si elle se retrouve finalement, ou pas ? A cela je vais répondre, comme il me semble : à savoir qu'elle se retrouve, et au point où chaque être doué de raison est conscient de lui-même. Car elle a beau couler et s'engloutir dans l'unité de l'essence divine, elle ne peut pourtant jamais arriver au fond. C'est pourquoi Dieu lui a laissé un petit point vers lequel elle se retourne, dans son moi, et se retrouve et se reconnaît - en tant que créature. Ceci justement est essentiel à l'âme, qu'elle n'est pas capable de scruter à fond son créateur. - Maintenant je ne veux pas parler davantage de l'âme, car là, dans l'unité de l'essence divine, elle a perdu son nom. C'est pourquoi là elle ne s'appelle plus âme, son nom est : l'essence incommensurable.
De la connaissance de Dieu.
Je vais maintenant parler d'une pure connaissance de Dieu. C'est vers vous que je me tourne, frères et sœurs, qui êtes les chers amis de Dieu et êtes chez vous auprès de lui. Suivez donc un exposé difficile et conforme aux règles de l'art !
Un mot d'abord sur les dénominations de la sainte Trinité ! Quand on parle du Père, du Fils ou du Saint-Esprit on a en vue les Personnes divines, quand on parle de la Divinité, la nature divine. Dans la Divinité sont les trois Personnes en vertu de l'unité de leur nature. Elles s'écoulent en tant que personnes séparées comme en tant qu'essence dans l'essence divine, où elles sont la divinité. Non pas que la divinité soit quelque chose de différent d'elles : elles sont elles-mêmes la divinité, en tant que leur nature et essence n'est qu'une. Elles s'écoulent dans l'essence : car l'essence n'est saisie que parce qu'elle est elle-même ; elle demeure dans une paix inviolée, et son action est seulement de se connaître elle-même par lui-même.
Débouchant dans la divinité, les trois Personnes sont devenues une unité indivisible. Là le Père s'écoule dans le Fils et le Fils à son tour dans le Père. (Comme le dit Notre-Seigneur Jésus-Christ : Celui qui me voit, voit mon Père, mon Père est en moi et moi en lui. ) Et tous deux s'écoulent dans le Saint-Esprit et le Saint-Esprit à son tour en eux. (Comme le dit Notre-Seigneur Jésus-Christ : Moi et mon Père avons un seul esprit. ) Mais c'est justement dans cet écoulement, dans cette pénétration réciproque que le Père dit la Parole, ou le Fils, et s'exprime dans le Fils pour toutes les créatures. Et en tant qu'il se retourne vers lui-même, il s'exprime pour lui-même. Ainsi le fleuve s'est écoulé en lui-même - comme dit saint Denys.
Ainsi cet écoulement réciproque dans la divinité est en même temps un parler sans mot ni son, un entendre sans oreilles, un voir sans yeux : chacune des Personnes parle sans mot et s'exprime pour chacune des autres - un écoulement dans lequel il n'y a rien d'écoulé ! Elle présente, plus qu'autre chose, une image de cette pénétration réciproque : tandis que ses puissances supérieures et sa nature simple sont en elles-mêmes déterminées d'une même manière, chaque puissance s'écoule dans les autres, et s'exprime pourtant en même temps à elle-même sans mot ni son. - bienheureuse l'âme qui en arrive là pour contempler la lumière éternelle !
Bon ! maintenant on pourrait demander comment il en va du pouvoir créateur des Personnes : s'il leur revient en propre en tant que Personne ou en vertu de leur appartenance à l'essence. A cela il faut répondre : Les trois [Personnes] ne sont là qu'un Dieu. Non pas que l'une d'elles soit là antérieurement à l'autre : bien plutôt sont-elles comme d'une nature et essence comme n'étant tout simplement qu'un principe premier. - En tout cas, l'action elle-même n'appartient qu'à la Trinité et non à l'unité essentielle [des Personnes]. - Ceci a besoin d'explication ; saisissez-le donc tout à fait exactement !
Tout discours se reprend dans le non-discours : de cette manière les Personnes sont une incarnation de l'essence. - Comment peut-on appeler cela un se reprendre ? Parce qu'il n'y a ici ni un quelque chose de nouveau qui soit survenu, ni un quelque chose ayant été présent ! Au moyen de ce retour dans l'unité essentielle, la Trinité possède en chaque Personne le même pouvoir créateur et a accompli toutes ses œuvres sans être elle-même mise en mouvement, ou ne serait-ce que touchée, par les choses.
Encore un mot sur la proposition : Les trois Personnes sont une incorporation de l'essence ! Elle exprime deux choses. Elles sont. Par là chaque Personne est posée expressément comme une essence propre, mais : une incarnation de l'essence par où s'exprime que les trois Personnes et la nature unique ne font aussi ensemble qu'une essence propre. Voyez ! c'est en cela que les trois Personnes incarnent l'être unique que chaque forme particulière ou Personne possède le même pouvoir créateur ; ce pouvoir n'appartient qu'à la Trinité parce que sa nature et son essence est l'unité. - Mais en voilà sans doute assez là-dessus !
Deux choses ont été distinguées en Dieu : Essence et nature. J'entendrais volontiers là-dessus, Seigneur, une instruction. - Essence est par rapport à soi-même. nature par contre désigne ce qui est commun pour les Personnes ; et pourtant tous deux ne sont qu'un. - Excellent ami, pour l'amour de Dieu, dis-m'en davantage sur cette distinction ! - Comprenez-moi là-dessus avec un sens éclairé et un esprit élevé ! Voyez ! Dieu, tel qu'il est en soi, a 'essence ; et l'être habile dans une paix inviolée ; c'est pourquoi il est immuable : il ne s'exprime pas, il n'aime pas, il ne produit pas. Et pourtant il met en mouvement ce qui se meut.
Cette distinction entre repos immuable et être en mouvement ne coïncide pas avec la distinction entre les Personnes divines et la nature divine. - Personne et nature ne représentent qu'un être particulier - c'est bien plutôt la différence entre essence et nature.
Quant à ce qu'est la nature divine, jamais une goutte n'en est tombée dans une intelligence créée ! Un maître dit : La nature de Dieu est beauté. Et j'ajoute : le Beau, donc, suscite l'éclat et son reflet : là les Personnes resplendissent ; chacune éclairant l'autre comme aussi elle-même. Ce n'est que dans cet échange lumineux que se parfait la beauté ! bien alors ! Je me déclare satisfait.
Mais qu'en est-il du Verbe éternel que le Père profère : est-il valable pour lui en tant qu'il reste dans l'essence ? - Non ! - Cela est-il valable pour lui en tant que Personne ? - Non ! - Cela est-il valable pour la pure nature du Père ? - Saint Augustin apporte sur ce sujet cinq comparaisons qui sont comme sorties de la bouche de Notre-Seigneur Jésus-Christ : Je suis venu comme un mot venant du cœur ; je suis venu comme l'éclat du soleil, je suis venu comme la chaleur du feu ; je suis venu comme une odeur de fleur ; je suis venu comme un ruisseau de sa source éternelle. C'est donc ainsi que le Verbe éternel est exprimé dans la Personne du Fils et est pourtant en même temps, en tant que Dieu, demeuré avec sa nature dans l'unique nature divine !
Eh bien ! Les saints docteurs disent que Dieu est en toutes choses ; Dieu est-il avec sa nature en toutes choses ? - Non ! - Comment est-il donc en toutes choses ? - Voyez ! En tant que les Personnes persévèrent dans l'unité de la nature divine, Personnes et nature ne portent qu'une détermination en soi, elles sont exclusivement : essence divine. En tant que tel, Dieu est en tous lieux et entièrement dans chacun ! Or, Dieu étant indivisiblement un, toutes choses et tous lieux sont un unique lieu de Dieu. Ainsi toutes choses sont pleines de Dieu - pleines de son essence divine, sans interruption.
Il y a trois choses à remarquer sur l'essence divine. Elle doit être tout d'abord tout simplement un Principe premier qui maintient toutes choses. Or Dieu est avec son essence divine en toutes choses et les maintient. - Mais il est dans l'âme avec son essence et avec sa nature. Notre-Seigneur Jésus-Christ en est un témoignage vivant : il était Dieu et homme. Il nous a donné son corps adorable ; qui le reçoit dignement reçoit en même temps que la Personne divine, le Fils, la nature divine, et reçoit donc d'un coup la nature humaine et divine. C'est pourquoi Dieu est certainement là où il est reçu dignement. Ceci explique aussi que Dieu s'aime lui-même dans l'âme. On demandera : Comment Dieu peut-il s'aimer lui-même ? - Dieu, en étant dans tout être, reste pourtant en lui. En étant en lui il est pour lui. C'est pourquoi, en étant dans tous les êtres, il est justement par là pour lui-même. C'est pourquoi il s'aime lui-même, au moyen de lui-même, dans tous les êtres !
Deuxièmement Dieu est un ; Unique-Un. Celui-ci n'est, en tant que tel, que par soi-même, et non par un autre. S'il l'était par un autre, il faudrait qu'à cet un il rendit manifeste encore cet autre. Mais ce n'est pas le cas : bien plutôt est-il en soi-même dans une telle profondeur et dans une telle paix qu'il ne peut absolument rien manifester de soi-même.
Or donc voyez ! encore que Dieu soit tout-puissant, on peut pourtant s'apercevoir ici combien son impuissance est précisément sa plus grande puissance : l'essence simple de la nature de Dieu est l'unité. L'un pur et simple est de lui-même incapable de se révéler. Là réside son impuissance, et cette impuissance est l'unité elle-même ; mais l'unité est justement la plus grande puissance de Dieu ! - Comme, donc, celle-ci n'était pas elle-même en état de manifester son essence, les trois Personnes s'en sont chargées, elles qui pour cela, dans l'unité de leur nature et de leur essence, ont toutes le même pouvoir. Et à personne elles ne l'ont plus manifesté qu'à elles-mêmes, puisque cette unité d'essence est en même temps leur essence.
Troisièmement l'essence unifie et enferme tout en soi. Dans cette étreinte générale Dieu le Père a perdu son nom - sans pour cela cesser en tant que Personne d'être le Père ; mais ceci est déjà une détermination. La même chose est vraie des deux autres Personnes. Dans cette étreinte générale Tout se résout en Tout, car, là, Tout tient Tout enfermé en soi. Mais en soi-même cela reste quelque chose de non fermé pour soi.
Alors se pose la question de savoir comment le Premier Principe tient donc tout enfermé en soi ? Je réponds ceci : Toutes choses sont - en forme finie - apparues dans le fleuve du temps, et sont pourtant - en forme infinie - demeurées dans l’Éternité. Là elles sont Dieu en Dieu. Prenez, de cela, une figure ! Imaginons un maître qui aurait en soi tous les talents. Si, de chacun de ses talents, il produisait une œuvre , il conserverait néanmoins tous ses talents à l'intérieur de lui-même : pris dans le maître tous ses talents sont aussi : le maître. C'est ainsi que ce Principe tient enfermé en lui les archétypes de toutes choses. C'est cela qui signifie que les choses sont Dieu en Dieu.
Mais de quelle manière les choses retournent-elles dans leur source ? - Cela se produit ainsi. Prises dans la nature humaine toutes les créatures changent leur nom et sont ennoblies, car elles perdent en elle leur nature particulière et reviennent à leur origine. Cela arrive de deux manières. D'une part la nature humaine a le pouvoir de réaliser cet ennoblissement par l’œuvre de l'esprit, car dans celle-ci l'esprit retourne dans sa source. Et secondement : ce que l'homme absorbe comme nourriture et boisson, cela devient de quelque manière chair et sang en lui. Or c'est la croyance du chrétien que ce corps qui est sien doit ressusciter au dernier jour. Alors ressuscitent aussi toutes choses, non en elles-mêmes, mais bien en celui qui les a transformées en lui. Là elles sont aussi spiritualisées, et il n'y a là qu'un esprit, et elles retournent avec l'esprit dans la source. On voit par là comment dans la nature humaine chaque créature reçoit un caractère d'éternité. Par là on voit aussi la fidélité, la bonté, et tout l'amour de Dieu qui ne veut rien savoir exclu de ce qui appartient à son fidèle serviteur : il veut le prendre tout entier en lui ! C'est pourquoi il a enfermé chacun dans chacun. Là tout est un, une seule chose : Tout en tout.
On demande encore : Comment faut-il entendre que la seconde Personne, le Fils, ait été envoyé dans le pur corps de Maie et ait pris la nature humaine, et par là pourtant ne cessa jamais d'être contenu dans le sein du Père ? - A cela il faut répondre ce qui suit :
C'est sans interruption que le Père a engendré, engendre et engendrera le Fils, cette naissance a été éternellement en lui. C'est pourquoi quand le Fils prit sur lui la nature humaine, à ce moment aussi le Père l'engendrait. Ceci est une réponse.
Comprenez-le maintenant en un autre sens ? Le Fils est la compréhension du Père par lui-même et est - dans le Père - l'ouvrier créateur de toutes choses. C'est pourquoi, si cet ouvrier n'a pas été actif de toute éternité il aurait été impossible au Père d'arriver à œuvrer quelque chose dans cet instant déterminé : Pendant que le Fils de Dieu prit sur lui la nature humaine dans le corps de Marie, il était en même temps dans le Père l'ouvrier de toutes choses. Voilà pour la seconde réponse.
Eh bien, prenez-le une troisième fois encore dans un autre sens ! Le Fils n'a pas moins de part à l'essence que le Père et le Saint-Esprit, il l'a en commun avec eux. C'est pourquoi le Fils est aussi, en raison de cette nature et de cette essence unitaire qui leur est commune, quelque chose de fermé : L'unité est ce qui enferme, les Personnes ce qui est enfermé par elle. Encore que les Personnes, en tant que séparées, s'affirment, chacune comme personnalité particulière manifestée, il ne leur appartient pourtant, dans cet enlacement et dans cette étreinte, qu'une qualité, celle de l'unique nature divine ! Et comme le Fils a cette qualité en commun avec le Père et le Saint-Esprit, il ne fait aussi, en tant que ce quelque chose de fermé, qu'un être particulier en commun avec eux. De cette façon le Fils n'a jamais été une heure séparé du Père. Je termine par là cette triple explication de la question.
Que Dieu, dans son pur éclat divin, n'ait jamais éprouvé d'accroissement ni de diminution apparaît en toute clarté de cette explication. - Voilà pour la connaissance de Dieu comme aussi pour la noble constitution de l'âme.