Les clés d’Éliakim et de Pierre…

L’arbre de Jessé,
Anonyme (vers 1175),
Bible des Capucins (provient du couvent des capucins de la rue Saint-Honoré à Paris),
Parchemin, 175 f., 45,5 x 33 cm, Manuscrits, latin 16746, f. 7 v°-8, dernier quart du XIIe siècle,
Bibliothèque Nationale de France, Paris (France)
Lecture du livre du prophète Isaïe (Is 22, 19-23)
Parole du Seigneur adressé à Shebna le gouverneur : « Je vais te chasser de ton poste, t’expulser de ta place. Et, ce jour-là, j’appellerai mon serviteur, Éliakim, fils d’Helcias. Je le revêtirai de ta tunique, je le ceindrai de ton écharpe, je lui remettrai tes pouvoirs : il sera un père pour les habitants de Jérusalem et pour la maison de Juda. Je mettrai sur son épaule la clef de la maison de David : s’il ouvre, personne ne fermera ; s’il ferme, personne n’ouvrira. Je le planterai comme une cheville dans un endroit solide ; il sera un trône de gloire pour la maison de son père. »
Psaume 137 (138), 1-2a, 2bc-3, 6.8bc
De tout mon cœur, Seigneur, je te rends grâce : tu as entendu les paroles de ma bouche. Je te chante en présence des anges, vers ton temple sacré, je me prosterne.
Je rends grâce à ton nom pour ton amour et ta vérité, car tu élèves, au-dessus de tout, ton nom et ta parole. Le jour où tu répondis à mon appel, tu fis grandir en mon âme la force.
Si haut que soit le Seigneur, il voit le plus humble ; de loin, il reconnaît l’orgueilleux. Seigneur, éternel est ton amour : n’arrête pas l’œuvre de tes mains.
Lecture de la lettre de saint Paul Apôtre aux Romains (Rm 11, 33-36)
Quelle profondeur dans la richesse, la sagesse et la connaissance de Dieu ! Ses décisions sont insondables, ses chemins sont impénétrables ! Qui a connu la pensée du Seigneur ? Qui a été son conseiller ? Qui lui a donné en premier, et mériterait de recevoir en retour ? Car tout est de lui, et par lui, et pour lui. À lui la gloire pour l’éternité ! Amen.
Évangile de Jésus Christ selon saint Matthieu 16, 13-20
En ce temps-là, Jésus, arrivé dans la région de Césarée-de-Philippe, demandait à ses disciples : « Au dire des gens, qui est le Fils de l’homme ? » Ils répondirent : « Pour les uns, Jean le Baptiste ; pour d’autres, Élie ; pour d’autres encore, Jérémie ou l’un des prophètes. » Jésus leur demanda : « Et vous, que dites-vous ? Pour vous, qui suis-je ? » Alors Simon-Pierre prit la parole et dit : « Tu es le Christ, le Fils du Dieu vivant ! » Prenant la parole à son tour, Jésus lui dit : « Heureux es-tu, Simon fils de Yonas : ce n’est pas la chair et le sang qui t’ont révélé cela, mais mon Père qui est aux cieux. Et moi, je te le déclare : Tu es Pierre, et sur cette pierre je bâtirai mon Église ; et la puissance de la Mort ne l’emportera pas sur elle. Je te donnerai les clés du royaume des Cieux : tout ce que tu auras lié sur la terre sera lié dans les cieux, et tout ce que tu auras délié sur la terre sera délié dans les cieux. » Alors, il ordonna aux disciples de ne dire à personne que c’était lui le Christ.
Le manuscrit
Réalisée dans la région de Troyes, cette Bible monumentale doit son nom au couvent des capucins où elle a été conservée dès le XVIIe siècle. L’un des peintres qui l’ont illustrée avait auparavant travaillé en Angleterre, son style et ses choix iconographiques en gardent la trace. L’Évangile de Matthieu témoigne, entre le judaïsme et le christianisme, d’une lointaine filiation : son texte s’ouvre en effet sur la généalogie du Christ située par Joseph dans la descendance du roi David. Elle est illustrée ici par le chef-d’œuvre de l’artiste, un magnifique arbre de Jessé, thème iconographique né au XIIe siècle qui s’inspire de la prophétie d’Isaïe : « Un rejeton sortira de la souche de Jessé. » (Isaïe, XI, 1.) Du flanc de Jessé endormi surgissent les rois d’Israël emblématisés par Melchisédech et David, puis Marie et le Christ entouré de sept colombes, symboles des sept dons de l’Esprit. Dans les médaillons situés de part et d’autre sont représentés les prophètes qui ont annoncé la venue du Messie. L’image ne met pas en scène les quarante-deux protagonistes contenus dans la généalogie de Matthieu, elle opère des choix stratégiques à l’intérieur desquels la place de la Vierge, qui n’est pas évoquée dans le texte évangélique, est devenue prépondérante : c’est elle ici qui permet de relier le Christ à la royauté de David et donc à l’Ancien Testament. Elle s’appuie sur la lumière du rêve pour exprimer le caractère merveilleux de la naissance du Christ.
Ce que je vois
Toute l’image se situe dans cette énorme initiale « L » du Liber generationis. Sur fond d’or se déploie l’arbre de Jessé : l’image occupe les deux-tiers de la page. De fait, l’évangile de Matthieu commence par la généalogie du Christ, et cette initiale est comme la charnière qui relie l’Ancien et le Nouveau Testament. C’est bien pourquoi l’artiste utilise le texte d’isaïe comme jonction dans la généalogie du Christ.
En la lisant de bas en haut, nous commençons par la figure de Jessé endormi. À ses pieds, un ange tient un phylactère évoquant cet engendrement charnel du (L)iber (en bas) generationis (en haut). Du ventre de Jessé jaillit cet arbre généalogique, ancêtre de ceux que nous ferions aujourd’hui pour notre propre famille.
Parmi les descendants mentionnés par l’évangile de Matthieu, apparaissent deux rois qui ne sont pas « étiquetés » sur l’enluminure. Est-ce Melchisedek, ou David ? En tous les cas, ils sont tous les deux témoins de la promesse inscrite sur le phylactère : « Le Seigneur l’a juré : ‘tu es prêtre pour l’éternité à la manière de Melchisedek’ » (Ps 109, 4) et « l’amandier (dont la floraison avant le printemps annonce le temps du renouveau) fleurira, la sauterelle s’alourdira, le fuit du câprier éclatera. » (Qo 12, 5)
Au-dessus des deux rois, Marie. Elle est dans l’attitude typique d’acceptation du message de l’ange : « Fiat ». Son phylactère reprend un des versets du Magnificat : « Toutes les générations me diront bienheureuse. » (Lc 1, 48).
Tout en haut, Jésus apparaît comme la fleur sommitale, le lis de l’arbre. Notez que tous les regards et gestes des autres personnages représentés sur l’enluminure le désignent. Il est l’Emmanuel (représentation sous forme d’un adolescent), nimbé des colombes des sept dons de l’Esprit. Lui aussi tient un phylactère sur lequel est écrit un verset du Cantique des Cantiques (Ct 2, 1) : « Je suis le narcisse du Sarone, le lis des vallées » qui lui est appliqué. Ces deux fleurs sont des symboles de pureté mais aussi les fleurs printanières du renouveau.
Autour du tronc central sont disposés plusieurs médaillons. Ils sont témoins de cette lignée charnelle en tant que prophètes. Chacun porte un phylactère annonçant prophétiquement la venue du Messie. Ils en sont la lignée spirituelle. Leur nom est inscrit au-dessus de leur tête.
Les deux derniers médaillons en haut sont différents. Ils ne correspondent plus à une lignée, qu’elle soit charnelle ou spirituelle, mais à notre acceptation ou notre refus de l’incarnation du Messie. Ainsi, à la droite de l’Emmanuel du médaillon central, on distingue, aux côtés de saint Pierre, l’Église des baptisés, couronnée et tenant le calice, portant un phylactère : « Qui croira et sera baptisé sera sauvé » (Mac 16, 16). De l’autre côté, la Synagogue des circoncis, malgré la présence de Moïse, se détourne du Christ, annonçant sur son phylactère : « Qui ne sera pas circoncis sera exclu de son peuple » (Gn 17, 14). C’est l’Ancienne Loi face à la Nouvelle Loi.
Pourquoi ?
Pourquoi avoir choisi cette image, me direz-vous, alors qu’elle ne décrit pas la première lecture ? Tout simplement parce qu’elle nous montre cette opposition des deux lois, mais surtout de deux figures complémentaires : Éliakim et Pierre. Mais précisons le contexte de la première lecture.
Dans la première lecture du prophète Isaïe, celui-ci parle de la clef de la maison de David. Posséder sa clef, c’est être maître d’une maison. Shebna le gouverneur du palais venait d’être renvoyé, sans doute à cause de ses exactions. Il est très dépensier, très dur envers la population. Il a été « viré » par le Seigneur. Le prophète Isaïe décrit l’investiture d’Eliakim. Le nouveau maître du palais porte des insignes distinctifs de sa charge : la tunique, la ceinture (son écharpe), la clef de la maison de David. Eliakim reçoit la clef pour qu’il ouvre les portes du palais aux nombreux fonctionnaires attachés au gouvernement royal. Chargé de toute l’administration du royaume, Eliakim doit se montrer un père pour un peuple. Il a la responsabilité de veiller au bien être de tout le monde. Il est le serviteur du peuple de Dieu. Il a donc les clés du Royaume de David, d’autant plus qu’il est cité dans la généalogie de Matthieu. Serait-il une préfigure de Pierre ?
Éliakim face à saint Pierre
Beaucoup d’exégètes, appliquant ce que l’on appelle « l’argument d’Éliakim » le voit ainsi. Ils affirment que, lorsque Jésus a donné « les clés du royaume des cieux » à Pierre, il faisait allusion au prophète et accomplissait la prophétie d’Isaïe (22, 20-24), que les biblistes considèrent comme une préfiguration typologique du rôle de Pierre dans l'Église ; Éliakim, recevant, lui, « la clé de la maison de David ». L'argument relie également la déclaration prophétique : « Ce qu'il ouvre, personne ne peut le fermer, et ce qu'il ferme, personne ne peut l'ouvrir », avec la promesse du Seigneur à Pierre : « Tout ce que tu lieras sur la terre sera lié dans les cieux, et tout ce que tu délieras sur la terre sera délié dans le ciel. »
Le problème avec cette démonstration typologique est qu'Éliakim préfigure le Christ, et non Pierre. Éliakim reçoit « la clé de la maison de David » ce qui fait écho à la description que le Sauveur fait de lui-même lors du message à l’Église de Philadelphie dans l’Apocalypse (Ap 3, 7) : « Ainsi parle le Saint, le Vrai, celui qui détient la clé de David, celui qui ouvre – et nul ne fermera –, celui qui ferme – et nul ne peut ouvrir. ».
Ainsi, la véritable autorité appartient toujours au Christ, tête de l’Église. Pierre, à l’image d’Éliakim, est l’intendant de cette Église, le promoteur de la vérité christique. Il détient les clés, mais la porte restera toujours le Christ ! Éliakim annonce Jésus, le Fils de Dieu qui s’est fait le Serviteur de Dieu et des hommes. Tout ce que le Sauveur a fait et dit dans l’Evangile se résume dans cette parole de l’Apocalypse : « Je fus mort, et me voici vivant pour les siècles des siècles, détenant la clef de la mort et de l’Hadès. » (Apocalypse 1, 18)
Prison
Qui dit clé dit serrure ! Et qui dit serrure dit enfermement. De fait, depuis le péché originel, l’homme n’est plus totalement libre. Il est tenu dans les serres du péché. Il s’enferme même parfois dans un orgueil démesuré. L’homme se retrouve emmuré dans une chambre noire, isolé dans « les ténèbres et l’ombre de la mort » (Lc 1, 79). Les portes du Paradis se sont fermées sur Adam et Ève, barrées par un ange portant une épée de feu. Mais hors de ce Paradis, nous ne sommes pas libres, contrairement à ce que nous pourrions croire ; nous sommes enchaînés à notre nature pécheresse et éphémère. Jusqu’au jour où nous serons enchaînés derrière les portes de la mort.
Mais le Sauveur, par sa mort et sa résurrection est venu nous délivrer de cette condamnation implacable. Nous le croyons lorsque nous confessons qu’il « est descendu aux enfers », là où il va briser les portes de l’Hadès pour délivrer l’homme pécheur. Beaucoup d’icônes orthodoxes nous le montrent, mais aussi quelques représentations occidentales comme une des fresques de la crypte de Tavant :

La descente aux enfers
Anonyme
Fresque, première moitié du XIIe siècle
Crypte de l’Église Saint-Nicolas, Tavant (France)
Au sol, les deux portes sont abattues et il reste même quelques éléments des ferrures et de la serrure. La clé des portes de la mort : c’est le Christ ! Ce n’est donc pas cette clé qu’il confie à Pierre.
Les clés de saint Pierre

Traditionnellement, comme dans les armoiries des papes, deux clés sont entrecroisées :
La première : celle de l’annonce de la Bonne Nouvelle du Salut : « Par votre péché, vous faisiez mourir le prince de la vie. Dieu l’a ressuscité d’entre les morts : nous en sommes les témoins. Et par la foi en son nom, vous pouvez être sauvés. Convertissez vous afin que vos péchés soient effacés. » (Actes 3, 15 -17)
La seconde : celle des sacrements et tout particulièrement ceux du baptême et de la pénitence où le fardeau qui pesait sur l’homme pécheur est délié pour être effacé…
Ce sont donc les clés, non des portes de la mort, mais des portes de la vie éternelle. Pierre en est le gardien fidèle, non pour les conserver pour lui, mais pour nous montrer le chemin. Les clés que Jésus a confiées à son Eglise n’ont qu’une seule raison d’être : nous conduire à la personne vivante de Jésus, le Serviteur, qui porte sur son épaule la seule et unique clé du salut.
Les deux serrures
Ces deux clés peuvent ouvrir deux serrures : celles qui ferment parfois notre cœur chrétien. Car, ni le Christ, ni Pierre ne peuvent user des clés si nous n’acceptons pas de dévoiler nos serrures.
La serrure de l’identification. La « clé de la Bonne Nouvelle du Salut » nous permettra de découvrir tout au long de notre vie qui nous sommes vraiment : créés à l’image de Dieu, aimés de Dieu, appelés fils de Dieu parce que nous le sommes vraiment. Puisse notre identité chrétienne être intérieure et non pas un maquillage extérieur…
La serrure d’authentification. La « clé des sacrements » nous permettra de nous épanouir dans le bonheur que Dieu veut pour nous. Puissions-nous apprendre à discerner dans le monde contemporain tout ce qu’il nous propose de frelaté pour l’éviter, et nous attacher à ce qui donner la joie et la paix authentiques, profondes et durables, fruit de l’Esprit Saint.
De curieuses clés
Notez que ces clés ont une forme particulière : elles sont ciselées par la Croix du Christ. Il faut y voir une double signification :

La clé de l’évangile du Salut passe par la Croix. Impossible de rejoindre le Christ si l’on omet cette partie de l’évangile. Combien de saints ont médité longuement sur la Passion de Jésus ! Car c’est en elle que le vrai visage du Christ se révèle, ce visage si beau du Serviteur souffrant qui apparaît sur le Suaire de Turin.
La clé des sacrements passe aussi par La Croix : passion du repentir que connût saint Pierre, passion de la vie de baptisé (et d’ordonné !), chemin de croix de la vie spirituelle, passion chrétienne vécue jusqu’au dernier souffle : « il remit l’Esprit » (Jn 19, 30).
Mais, quelque soit la difficulté du chemin, acceptons que nos vies soient marquées de la croix de Jésus et correspondent ainsi chaque jour davantage à ce que Dieu veut pour nous… non pas pour nous complaire dans la souffrance mais pour que nous puissions vraiment accueillir Jésus comme notre Sauveur personnel, le Seigneur de notre vie… en d’autres termes, prions et agissons pour que nos clés correspondent à la clef de David : que notre vie, nos pensées, nos paroles et nos actions soient celles de Jésus, dans une parfaite imitation et correspondance.
Méditation : la vocation de Pierre, entre Jésus, le Père et l’Église
Un petit groupe s’est formé à Césarée de Philippe, un peu en retrait des foules qui viennent fréquenter le temple de Pan ; ces hommes de Galilée discutent entre eux, semblent suivre un Maître, se disputent autour de l’Écriture. Le Christ a voulu venir incognito dans ce lieu cosmopolite pour confronter ses disciples à la multitude des croyances et superstitions du paganisme. Un moment plus solennel nous est raconté par l’évangile du jour (Mt 16), lorsque Jésus pose la question fondamentale à ses amis, « Qui suis-je ? »
Simon, pêcheur de profession et originaire de Capharnaüm, se détache du groupe et déclare courageusement : « Tu es le Christ, le Fils du Dieu vivant ! » Depuis sa première rencontre avec le Maître au bord du lac (Mt 4), les péripéties n’ont pas manqué : il a assisté aux miracles et entendu les discours du Maître, il a vécu l’étrange scène au milieu de la tempête nocturne (Mt 14), son cœur s’est peu à peu transformé pour s’ouvrir à l’imprévu de l’Esprit. Jésus recueille ce fruit désormais mûr, la foi de son apôtre qui sera le socle de son Église.
On imagine l’enthousiasme du Christ, que laisse entrevoir une promesse si solennelle : « Je te donnerai les clés du royaume des Cieux… » Ce Royaume des âmes qu’Il est venu instaurer, ce Royaume qui appartient à son Père et qui est le sens de toute son existence terrestre, il le dépose totalement entre les mains tremblantes de son disciple. Un successeur de saint Pierre, le pape François, nous montre dans cette scène la profondeur du lien qui unit Pierre à Jésus (Pape François, méditation matinale, 22 mai 2015) :
« Aujourd’hui, dans la prière revenait dans mon cœur le regard de Jésus sur Pierre. Et dans l’Évangile, j’ai trouvé trois regards différents de Jésus sur Pierre. Le premier regard, se trouve au début de l’évangile de Jean, quand André va trouver son frère Pierre et lui dit : “Nous avons trouvé le Messie”. Et il le conduit à Jésus, qui fixe son regard sur lui et dit : “Tu es Simon, fils de Jonas. Tu seras appelé Pierre”. C’est le premier regard, le regard de la mission qui plus tard, à Césarée de Philippe, explique la mission : “Tu es Pierre et sur cette pierre j’édifierai mon Église” : cela sera ta mission. Entre temps, Pierre s’était enthousiasmé pour Jésus : il suivait Jésus. […] Donc il y a le premier regard : la vocation et une première annonce de la mission. Et que ressent l’âme de Pierre lors de ce premier regard ? De l’enthousiasme…»
Viendront ensuite d’autres regards du Christ : celui de la compassion, devant la faiblesse de Pierre lors de la Passion ; celui de la miséricorde, qui guérira ses blessures et le confirmera dans la charge pastorale, après la Résurrection. L’Évangile nous présente ainsi le mystère de Pierre, dans l’alternance de misères et de grandeurs. Son cœur passe des hauteurs où l’emmène le Christ – la Transfiguration va bientôt avoir lieu (Mt 17) – aux profondeurs du péché : peu après, Jésus lui dira sans ménagement : « Passe derrière moi, Satan ! ».
Toute sa vie est une illustration de cette sentence du Christ : « Quiconque s’élèvera sera abaissé, et quiconque s’abaissera sera élevé » (Mt 23,12) ; c’est ainsi qu’un grand prédicateur du XVIIe siècle, le Père Louis Bourdaloue s.j, explique l’élévation exceptionnelle de Pierre dans l’évangile du jour (Bourdaloue, Premier sermon pour la fête de Saint Pierre, Œuvres complètes, volume III, Cattier 1864, p. 426) :
« Il n’était pas possible que Jésus-Christ, qui avait admiré l’humilité du centenier et celle de la femme cananéenne, ne fût touché de l’humilité de son apôtre. Il exauça ses vœux ; et pour lui marquer combien il se tenait sur de son amour, il le mit à la tête de tous les apôtres, il l’éleva au-dessus d’eux, il le distingua : tant il est vrai, Chrétiens, que comme celui qui s’exalte lui-même sera abaissé, celui, au contraire, qui s’abaisse, sera exalté. Quand saint Pierre présuma de lui-même, et qu’il se crut assez fort pour résister à la tentation, Dieu permit qu’il succombât, afin de lui faire connaître sa faiblesse ; mais quand il s’humilia, et que dans une sainte défiance de ses propres sentiments, il n’osa faire fond sur son cœur, c’est alors que Dieu le plaça dans le plus haut rang, et que Jésus-Christ, par la plus éclatante distinction et sans nulle réserve, le fit dépositaire de ses droits et de sa puissance. »
Mais l’évangile nous présente plus qu’une simple pédagogie divine vis-à-vis de Pierre : le Christ découvre en lui l’œuvre du Père, et c’est ce qui déclenche en lui un tel enthousiasme. Ces paroles sont un cri d’exultation du cœur de Jésus : « Heureux es-tu, Simon, fils de Yonas : ce n’est pas la chair et le sang qui t’ont révélé cela, mais mon Père qui est aux cieux. » (Mt 16,17)
Simon, sous l’inspiration discrète de l’Esprit, vient de professer la foi en la divinité de Jésus : une perspective trinitaire s’ouvre alors, et nous découvrons que Pierre fait l’objet d’un amour spécial du Père, qui passe par le Cœur de Jésus. Et Simon, qui reçoit les clés du Royaume, représente aussi tous ces hommes qui, au long des siècles, recevront la charge de l’Église : les prêtres. Leur vocation sacerdotale naît de l’amour trinitaire pour les âmes. Une mystique moderne, la vénérable Conchita de Cabrera, nous donne une explication théologique de ce mystère (Conchita Cabrera de Armida, À ceux que j’aime plus que tout : Confidences de Jésus aux prêtres, Téqui 2008, p. 36) :
« Le Père reflète en lui-même toutes ses perfections et attributs et, tel un miroir en face d’un autre, le Fils reflète, à son tour, toutes ses perfections, ses attributs et ses volontés. Et la lumière qui éclaire ces perfections éternelles est l’Esprit Saint en personne, qui est lui-même lumière, du fait qu’il est l’amour et que l’amour est lumière. Et dans ce miroir, éclairé par ce reflet et cette divine lumière de l’Esprit Saint qui procède du Père et du Verbe, le Père sourit en contemplant ses prêtres que leur sainteté transforme en ce que lui, le Père, aime le plus, son Verbe, par lequel il aime toute chose. Et comme en Dieu, tout est présent, le Père voit, de toute éternité, le Verbe se refléter en son Église. Il voit aussi chacun des membres de la hiérarchie ecclésiastique, dont le fondement sur terre est le sacerdoce, et dont le principe divin est la Trinité. »
Sacerdoce et hiérarchie : nous trouvons dans l’évangile de ce jour un éclairage puissant pour comprendre leur origine et leur valeur. Au-delà des conséquences juridiques des « clés du Royaume » que reçoit saint Pierre, nous voyons que Jésus veut explicitement fonder son Église sur une structure visible et organisée. Il a choisi les Douze et s’est dédié à leur formation. Il met saint Pierre à leur tête et déclare solennellement son rôle de « lier et délier ».
Bien des scènes de l’Évangile confirment cette volonté de Jésus : comme chrétiens du troisième millénaire, nous recevons donc de son Cœur une Église très incarnée, structurée autour des Douze et de Pierre, dont les évêques et le pape sont les successeurs pour aujourd’hui. Un grand théologien du siècle passé, le père Henri de Lubac, qui fut aussi un grand spirituel et un homme d’Église exemplaire (vir ecclesiasticus), nous l’explique (Henri de Lubac, Méditation sur l’Église, Cerf 2006, p. 228-9) :
« L’Église est une communauté, mais pour être cette communauté, elle est tout d’abord une hiérarchie. Ce n’est pas une Église idéale et irréelle, c’est une Église hiérarchique elle-même, et non pas telle que nous pouvons la rêver, mais telle qu’elle existe en fait, aujourd’hui même, que nous appelons notre mère. Aussi l’obéissance que nous lui vouons dans la personne de ceux qui la régissent ne peut-elle être qu’une obéissance filiale. Elle ne nous a pas enfantés pour nous abandonner ensuite et nous laisser courir seuls notre chance: elle nous conserve et nous tient rassemblés dans son sein maternel. Nous ne cessons de vivre de son esprit, comme les enfants enclos dans le sein de leur mère vivent de la substance de leur mère. Tout vrai catholique nourrit donc envers elle un sentiment de tendre piété. Il aime à l’appeler de ce nom de ‘mère’, jailli du cœur de ses premiers enfants, comme les textes de l’antiquité chrétienne en offrent tant de témoignages. Tout vrai catholique proclame, avec saint Cyprien et saint Augustin : “Il ne peut avoir Dieu pour père, celui qui n’a pas l’Église pour mère”. »
Mais le mystère qui vient de s’ouvrir autour de Pierre, comme un abîme d’amour de la Trinité pour l’Église, ne pourrait être complet sans son couronnement qu’est la Croix. L’évangile de la semaine prochaine nous montrera comment Jésus essaie d’y introduire ses disciples, sans succès ; mais les deux scènes de la confession de Pierre et de sa réprobation par Jésus, que nous séparons par commodité liturgique, doivent être considérées ensemble, comme le fait le pape François (Pape François, Angélus du 13 septembre 2015) :
« Jésus est frappé par la foi de Pierre, il reconnaît qu’elle est le fruit d’une grâce, d’une grâce spéciale de Dieu le Père. Et il révèle alors ouvertement aux disciples que ce qui l’attend à Jérusalem, c’est-à-dire que “le Fils de l’homme doit beaucoup souffrir… être tué et, après trois jours, ressusciter” (v. 31). »
Ainsi l’Église, dans sa réalité humaine, est issue de la volonté explicite du Christ ; l’Église est née mystiquement du cœur transpercé du Sauveur, d’où jaillissent le sang et l’eau. Lorsque nous parlons, ou laissons parler de l’Église, avons-nous conscience que dans son aspect institutionnel elle n’est pas une simple construction humaine ? Sommes-nous convaincus qu’elle est, par ailleurs, une réalité mystique unissant tous les hommes re-nés du baptême et sauvés par La Croix ?
Au pied du mont Hermon, dans cette ville déroutante qu’est Césarée, les disciples sont ainsi plongés dans les profondeurs du mystère de Jésus et de sa mission. Cette scène qui pourrait sembler anodine nous présente en réalité tous les grands mystères de la foi : la Trinité d’amour, à l’œuvre dans l’âme de Pierre et qui s’exprime par le Cœur du Christ ; l’Église du Verbe incarné qui se structure dans sa hiérarchie; la Croix comme lieu de la Rédemption et de naissance de l’Église, réalité mystique… Pierre, par sa profession de foi, s’est trouvé soudain à l’intersection de ces rayons de lumière divine et il reçut l’Église comme mission personnelle. C’est ce qui arrive à tout prêtre, dont le sacerdoce concentre tous ces mystères. Jésus l’a expliqué ainsi à Conchita (Conchita Cabrera de Armida, À ceux que j’aime plus que tout : Confidences de Jésus aux prêtres, Téqui 2008, p. 59) :
« Pour me donner l’Église comme épouse, le Père a d’abord dû me crucifier. C’est sur la Croix qu’ont eu lieu nos noces et celles de tous mes futurs prêtres avec l’Église. Les prêtres sont nés de mon côté transpercé, comme Ève est née du côté d’Adam. C’est là que les prêtres ont reçu l’Église comme épouse très pure, la grâce de fidélité envers elle et leur rédemption par les mérites de mon Sang versé et de ma vie livrée au Calvaire. C’est aussi sur la Croix que les prêtres se sont unis à moi, eux qui ne devaient plus faire qu’un avec moi dans l’unité de la Trinité. Tout cela implique pour les prêtres le devoir de servir l’Église, de la consoler, de lui donner des fils spirituels et saints, d’étendre son royaume, de respecter sa hiérarchie, de travailler dès cette terre à l’unité de son corps qui est le reflet de l’unité trinitaire, féconde et très pure. Tout ce qui brise cette unité est diabolique, tout ce qui n’y contribue pas est illusion et est, de ce fait, condamné par mon Église. »
Prière
Nous vivons, Seigneur, dans un monde fermé à double tour, verrouillé par des milliers et des millions de clés. Chacun a les siennes : celles de la maison et celles de la voiture, celles du bureau et celles de son coffre. Et comme si ce n’était rien que tout cet attirail, nous cherchons sans cesse une autre clé : clé de la réussite ou clé du bonheur, clé du pouvoir ou clé des songes…
Toi, Seigneur, qui as ouvert les yeux des aveugles et les oreilles des sourds, donne-nous aujourd’hui la seule clé qui nous manque : celle qui ne verrouille pas, mais libère ; celle qui ne renferme pas nos trésors périssables, mais livre passage à ton amour ; celle que tu as confiée aux mains fragiles de ton Église pour ouvrir à tous les hommes les portes du Royaume.