La roue de la Fortune

La roue de la fortune,
Herrade de Landsberg (Alsace, 1130 - Hohenbourg, 1195),
Hortus Deliciarum du Mont Saint-Odile,
Enluminure originale du XIIe siècle, Copie du XIXe siècle,
Bibliothèque du Grand Séminaire, Strasbourg (France)
Évangile de Jésus Christ selon saint Matthieu (Mt 23, 1-12)
En ce temps-là, Jésus s’adressa aux foules et à ses disciples, et il déclara : « Les scribes et les pharisiens enseignent dans la chaire de Moïse. Donc, tout ce qu’ils peuvent vous dire, faites-le et observez-le. Mais n’agissez pas d’après leurs actes, car ils disent et ne font pas. Ils attachent de pesants fardeaux, difficiles à porter, et ils en chargent les épaules des gens ; mais eux-mêmes ne veulent pas les remuer du doigt. Toutes leurs actions, ils les font pour être remarqués des gens : ils élargissent leurs phylactères et rallongent leurs franges ; ils aiment les places d’honneur dans les dîners, les sièges d’honneur dans les synagogues et les salutations sur les places publiques ; ils aiment recevoir des gens le titre de Rabbi. Pour vous, ne vous faites pas donner le titre de Rabbi, car vous n’avez qu’un seul maître pour vous enseigner, et vous êtes tous frères. Ne donnez à personne sur terre le nom de père, car vous n’avez qu’un seul Père, celui qui est aux cieux. Ne vous faites pas non plus donner le titre de maîtres, car vous n’avez qu’un seul maître, le Christ. Le plus grand parmi vous sera votre serviteur. Qui s’élèvera sera abaissé, qui s’abaissera sera élevé. »
L’œuvre
Ce manuscrit, l’Hortus Deliciarum, c’est-à-dire Le jardin des délices, a été conçu à la fin du XIIe siècle (entre 1159 et 1175) par Herrade de Landsberg, abbesse du couvent du mont Sainte-Odile en Alsace, pour la catéchèse de ses religieuses. C'est la première encyclopédie connue qui ait été réalisée par une femme. Cet ouvrage en latin résume les connaissances théologiques et profanes de l'époque. Le manuscrit original, qui avait été transféré à la bibliothèque de Strasbourg lors de la Révolution française, a été détruit lors de l'incendie de la bibliothèque en 1870, au cours de la guerre franco-prussienne. Les miniatures nous sont connues par des copies partielles effectuées par Christian Moritz Engelhardt et par le comte Auguste de Bastard d'Estang. Dans la plupart des cas, les légendes originales ont été ignorées lors de la copie de la miniature.
Ce que je vois
La roue de la fortune (rien à voir avec l’abrutissant jeu télévisé) fait partie des symboles courants au Moyen-âge. Elle combat l’orgueil de l’homme qui se croyant au fait du pouvoir, peut du jour au lendemain en chuter. Comme la pauvresse qui peut en un instant devenir princesse ! Ce qui est plus surprenant est d’en trouver une illustration dans cette encyclopédie de moniales. Mais, est-elle si loin de l’évangile ? À ce à un tel point que l’on pourrait retrouver ce thème dans plusieurs rosaces de nos cathédrales, particulièrement en Italie.
À gauche, la Fortune est assise sur un trône, et de sa manivelle, fait tourner cette immense roue. Couronnée, elle siège sur un trône curieux, constitué de trois pics symbolisant la terre. Richement vêtue, le front décidé et le regard déterminé, voire quelque peu amusé, elle tourne cette roue, comme pour montrer le hasard de nos destinées. Mais en fait, nulle question de hasard. Simplement, comme le signifie la phrase latine, la nécessité de comprendre que toute vie est instable et que rien n’est jamais acquis sur cette terre. Hormis le Christ…
Les six personnages représentés ne sont que le même homme. On le voit s’élever peu à peu. Le sourire apparaît sur ses lèvres. Enfin, au faite, il trône d’un air satisfait. Il atteint à la place qu’il désirait. Il est surprenant de le voir sous les traits d’un jeune prince du Saint-Empire, la barbe fournie et les deux orbes en mains. Est-ce Frédéric Barberousse, protecteur de l’Abbaye ? Frédéric est le prince qui a refondé Hohenburg et tout le Mont-Sainte-Odile. En 1156, c’est lui qui a nommé Relinde, l’abbesse qui a formé et éduqué Herrade de Landsberg. Herrade a-t-elle voulu rappeler à Frédéric Barberousse la vanité de sa puissance terrestre ? A-t-elle voulu le préserver de tout abus de puissance ? Le prévenir qu’il passerait comme tout autre ? Nous ne saurions dire. Quelques années plus tard, en 1190, Frédéric meurt noyé alors qu’il se rend en croisade à Jérusalem. Pour lui, la Roue de la Fortune ne présentera pas de nouvelle chance.
Mais la roue continue de tourner… La couronne choit de sa tête. Il regarde en arrière, regrettant le « bon temps », mais il est entraîné par son destin et la chute est inexorable. Certains voient en ce prince chutant, non Frédéric Barberousse (il n’en a plus la barbe) mais son fils, Henri VI le cruel. Homme violent, il était exécré par toute la population. Sûrement empoisonné par son épouse, il mourut, représentant alors ici la chute de la famille Hohenstaufen en 1197.
Les phrases latines
À côté de la déesse Fortuna :
Fortune nous montre l’ambition des hommes,
leur vaine gloire et l’illusion que laisse le bonheur. La roue tourne, ainsi varie le monde,
instable dans son cours.
Au pied de la Roue :
Élevé, je me glorifie.
Descendant, je deviens petit.
Arrivé en bas, je suis privé de tout,
puis, je me sens à nouveau entraîné vers le haut.
Qui s’élève…
La conclusion de cet Évangile est peut-être la clé de compréhension. Ce qui veut dire que nous devrions d’abord commencer par ça ! Et de se rendre compte que cette sentence de Jésus a encore plus de force pour un Juif. Car Jésus ne fait que reprendre un des enseignements du judaïsme contemporain :
« Qui est humble finit par faire résider la Shekinah sur Israël… Qui élève son cœur provoque la pollution de la terre et le départ de la Shekinah ; les superbes sont appelés abomination, comme l’idolâtrie. »
Faut-il y voir un simple appel à l’humilité ? Voire le refus de tout titre, toute promotion, tout désir ? Jésus invite l’homme à devenir tellement petit qu’il en serait inexistant ? Ce serait aller à l’encontre de ce que Dieu dit de l’homme dans la Genèse : « Il vit que cela était très bon » (Gn 1, 31) ou dans les Psaumes (Psaume 8) :
Ô Seigneur, notre Dieu, qu'il est grand ton nom par toute la terre ! Jusqu'aux cieux, ta splendeur est chantée par la bouche des enfants, des tout-petits : rempart que tu opposes à l'adversaire, où l'ennemi se brise en sa révolte.
À voir ton ciel, ouvrage de tes doigts, la lune et les étoiles que tu fixas, qu'est-ce que l'homme pour que tu penses à lui, le fils d'un homme, que tu en prennes souci ?
Tu l'as voulu un peu moindre qu'un dieu, le couronnant de gloire et d'honneur ; tu l'établis sur les œuvres de tes mains, tu mets toute chose à ses pieds : les troupeaux de bœufs et de brebis, et même les bêtes sauvages, les oiseaux du ciel et les poissons de la mer, tout ce qui va son chemin dans les eaux.
Alors, ne serait-ce pas plutôt l’invitation à trouver non la place dont je rêve, mais la place qui m’est réservée, qui me correspond, qui fut faite pour moi ? Et s’il faut y voir la vertu d’humilité ce n’est pas pour me mettre à terre, mais pour avoir l’humilité d’accepter d’être ce que je ne croyais pas vouloir être, ce dont je ne rêvais, ce qui ne me semblait pas être à ma gloire… Plus que de vouloir nous inviter à l’humilité en elle-même, le Christ nous invite à l’acceptation de la justesse, de l’ajustement entre ce que nous sommes réellement et ce qu’il nous propose. S’ajuster…
Le principe de Peter avant l’heure…
Jésus a peut-être un peu d’avance sur son temps… Il donne la première définition du principe de Peter. Je vous le rappelle :
Selon ce principe, « dans une hiérarchie, tout employé a tendance à s'élever à son niveau d'incompétence », avec pour corollaire que « avec le temps, tout poste sera occupé par un employé incapable d'en assumer la responsabilité. »
Jésus le traduit en ces termes :
Ne cherchez pas à faire ce que vous n’êtes pas, à être ce pour quoi vous n’êtes pas fait. Cherchez plutôt à être ce que vous êtes, à faire ce que vous devez faire.
Une nouvelle fois, l’ajustement est entre l’être et le faire. Le faire n’est juste que s’il est ajusté à l’être. L’homme ne peut vraiment être que s’il se connaît. Mais plus que le Γνῶθι σεαυτόν (Connais-toi, toi-même) de Socrate, Jésus appelle à ce qu’on le connaisse, présent en nous-même. Lui seul peut nous révéler qui nous sommes pour comprendre ce qu’il attend de nous.
Lui seul…
Lui seul est notre Maître, Lui seul est notre Rabbi, Lui seul est notre véritable enseignant. Lui seul mène au Père. Et Lui seul est le véritable serviteur. Mais surtout, Lui seul donne le vrai sens des choses, Lui seul donne la Vie à la Parole. En Lui, la parole devient Logos, parole vivante. Ainsi, face aux scribes et aux pharisiens, il dénonce le détournement des commandements divins en « traditions purement humaines ». Hilaire de Poitiers l’explique très bien dans son Commentaire sur Matthieu (PL 9, 1049-1050 ; SC 258, p. 170) :
Le Christ condamne la préférence donnée aux observances humaines sur les traditions des prophètes : on respecte des opinions creuses, et l’on transgresse ce qui devrait être respecté. C’est Lui-même qui avait donné la Loi ; et la Loi n’avait pas en elle-même le pouvoir de produire « l’effet » à venir, mais elle était un exercice en vue de cet effet, comme la répétition d’un rôle. Par exemple, les ornements de l’autel et du Temple n’étaient là que pour imiter la beauté des réalités futures. Le Christ réprouve donc que l’or et l’offrande soient honorés plus le Temple et l’autel, c’est-à-dire que le mystère.
En fait, Jésus ne vient pas abolir la Loi mosaïque dans cet Évangile, ni même les traditions particulières qui ont leur importance, car comme le dit Bossuet : « les petites choses sont la couverture et la défense des grandes ». Il veut seulement redonner du sens et remettre les choses en perspectives, afin qu’on ne prenne pas le secondaire pour l’essentiel et « s’imaginer que Dieu se paye de cette écorce et des ces grimaces » (Bossuet).
Remettre les choses en perspectives
C’est peut-être là l’invitation pour aujourd’hui… C’est peut-être aussi, pour nous, le vrai sens de l’humilité qui nous interrogeait au début. J’en tirerai deux conclusions pour nous.
La première est de toujours se demander quel est l’essentiel. L’essentiel de ma vie, ce qui lui donne son essence, son sens. L’essentiel dans ce je suis, ce qui me constitue. L’essentiel dans ma relation à Dieu. Et ainsi, et seulement alors, l’essentiel de ce que je fais. L’être doit toujours précéder le faire ! Et cela évite de faire poser des fardeaux sur les épaules des autres, voire sur mes propres épaules…
La seconde concerne donc le faire. Et pour éviter la condamnation de Jésus, de relire ce petit texte du Père Jacques Sevin sur l’humilité :
Humblement
D’abord. Oui, si inattendu que cela puisse paraître, la première qualité qu’on exigeait du Chevalier, c’était qu’il fût humble. Le Prêtre qui ne bâtirait pas sa vie entière sur l’humilité, que peut-on attendre de lui qu’échec et désastre, et comment se réclamerait-il du Maître doux et humble de cœur ? Il y a, au « oportet sacerdotem praeesse » un sens abusif, que nous n’admettons pas. Tout ce qui est parade nous est étranger, nous repoussons toute autre ambition que celle de servir, nous n’avons pas une carrière à faire, mais une vocation à suivre, et nous nous interdisons d’y convoiter ou d’y rechercher aucun « avancement ». Nous accordons sincèrement aux autres toutes les préséances, toutes les priorités auxquelles ils ont droit, mais chez nous il ne saurait en exister, et l’ancienneté ne confère que le droit de donner meilleur exemple.
Par conséquent, que dans notre apostolat on nous oublie, on nous change de fonctions sans nous consulter, qu’on nous rétrograde même, c’est affaire aux autorités compétentes. Notre affaire à nous, c’est d’essayer de trouver que c’est très bien, et que c’est la preuve que Dieu nous prend au sérieux. Au surplus, nous n’avons pas la naïveté de croire que nous soyons, de par nos ambitions surnaturelles, spécialement désignés ou qualifiés pour les postes de confiance, partage prétendument normal de vertus supposés « supérieures » ! C’est tout le contraire : les plus rudes emplois, les plus pénibles, les plus cachés, voilà ce qui nous revient de droit. Par contre, refuser de monter à un poste auquel nous serions appelés, ou même ne pas s’offrir avec détachement à un travail pour lequel on se sentirait de taille, cela peut être tout ce qu’on voudra : sottise, pusillanimité ou orgueil, ce n’est sûrement pas humilité.
Enfin, si nous unissons nos bonnes volontés, ce n’est pas pour renoncer à l’orgueil individuel au bénéfice d’un orgueil corporatif, plus absurde et moins fondé encore, s’il se peut, mais pour appuyer nos faiblesses sur la force, la prière et les exemples de nos frères. Nous éviterons donc soigneusement tout pharisaïsme, tout séparatisme. Multae divisiones gratiarum : à chacun sa grâce. Nous ne sommes certainement pas meilleurs que les autres, mais nous nous efforçons de devenir meilleurs pour les autres.
Nous ne sommes certainement pas meilleurs que les autres, mais nous nous efforçons de devenir meilleurs pour les autres. C’est sûrement la clé de l’Évangile, une autre façon de s’élever tout en restant humble.
Homélie de saint Paschase Radbert (+ 860), Commentaire sur l'évangile de Matthieu, 10, 23; CCM 56 B, 1112-1113.
Qui s'abaissera sera élevé (Mt 23,12). Non seulement le Christ a dit à ses disciples de ne pas se faire appeler maîtres et de ne pas aimer les premières places dans les repas ni aucun autre honneur. Mais il a donné lui-même, en sa personne, l'exemple et le modèle de l'humilité. Alors que le nom de maître lui est donné non par complaisance mais par droit de nature, car tout subsiste par lui (Col 1,17), il nous a communiqué, par son entrée dans la chair, un enseignement qui nous conduit tous à la vie et, parce qu'il est plus grand que nous, il nous a réconciliés avec Dieu (Rm 5,10). Comme s'il nous disait : N'aimez pas les premiers honneurs, ne désirez pas vous faire appeler maîtres (Mt 23,7), de même que ce n'est pas moi qui recherche ma gloire, il y a quelqu'un qui la recherche (Jn 8,50). Tenez aussi vos regards fixés sur moi, car le Fils de l'homme n'est pas venu pour être servi, mais pour servir et donner sa vie pour la multitude (Mt 20,28).
Assurément, dans ce passage de l'évangile, le Seigneur instruit non seulement ses disciples, mais aussi les chefs des Églises, leur prescrivant à tous de ne pas se laisser entraîner par l'avidité à rechercher les honneurs. Au contraire, que celui qui veut devenir grand soit le premier à se faire comme lui le serviteur de tous (cf. Mt 20,26-27). Si quelqu'un trouve bon de désirer une haute charge (cf. 1 Tm 3,1), qu'il désire l'oeuvre que celle-ci permet de réaliser et non le grand honneur qui lui est attaché; qu'il veuille aider et servir tous les hommes, plutôt qu'être aidé et servi par tous. Car le désir d'être servi procède de l'orgueil pharisaïque, et le désir de servir naît de la sagesse et de l'enseignement du Christ.
En vérité, ceux qui sollicitent les honneurs et les réclament pour eux-mêmes sont ceux qui s'élèvent. Et ceux qui se réjouissent d'apporter leur aide et de servir sont ceux qui s'abaissent pour que le Seigneur les élève.
Il faut encore remarquer que le Christ n'a pas parlé de celui que le Seigneur élève, mais qu'il a dit : Celui qui s'élève sera abaissé, de toute évidence par le Seigneur. Il n'a pas parlé non plus de celui que le Seigneur abaisse, mais il a dit : Celui qui s'abaisse volontairement sera élevé (Mt 23,12), en retour, par le Seigneur. <>
Ainsi, à peine le Christ s'est-il réservé tout particulièrement le titre de maître qu'il invoque la règle de sagesse en vertu de laquelle celui qui veut devenir grand doit être le serviteur (Mt 20,26) de tous. <> Cette règle, il l'avait exprimée en termes différents : Apprenez de moi que je suis doux et humble de coeur (Mt 11,29).
Dès lors, quiconque veut être son disciple ne doit pas tarder à apprendre la sagesse dont le Christ affirme qu'il fait lui-même profession, car tout disciple accompli sera comme son maître (Lc 6,40). Au contraire, celui qui aura refusé d'apprendre la sagesse enseignée par le Maître, loin de devenir un maître, ne sera même pas un disciple.
Prière
Père des cieux, tu es le seul à mériter vraiment le nom de Père et ton Fils est le seul vrai Maître. Quels que soient notre rang ou notre charge, fais-nous fuir l'ostentation, enlève de notre coeur toute autre ambition que celle de servir. Par Jésus Christ.