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« La vérité vous rendra libres » (Jn 8, 32)




Armoiries du Cardinal Andrzej Maria Deskur (1924-2011),

Archevêque polonais, Président du Conseil pontifical pour les communications sociales,

« Veritas vos liberabit » (Jn 8, 32)

« La vérité vous rendra libres »





Un nouveau drame vient de frapper l’Église : un prêtre de 47 ans, 9 ans d’ordination, vient tragiquement de mettre fin à ses jours, ne supportant plus le poids de l’accusation qui pesait sur ses épaules. Bien sûr, la première réaction légitime est de condamner tout méfait et de faire justice. Cependant, ne serait-il pas bon de dépasser cette question, sans pour autant l’éluder, mais d’essayer de voir plus loin ?


Je dois bien avouer que cette situation me scandalise à plus d’un titre. Peut-être le ton vous paraîtra quelque peu incisif, excessif, voire dérangeant. Il est vrai que deux maîtres en littérature me guident : Georges Bernanos et Léon Bloy (j’aurais aussi pu citer Dostoyevski, mais restons catholiques). On a pu leur reprocher leur ton agressif, condamnateur, mais il faut bien reconnaître que c’est la liberté et la vérité évangélique qui ont guidé leur plume. On les a accusé l’un et l’autre d’être des pamphlétaires anticléricaux. À mon avis, c’est une erreur. Ils n’étaient pas anticléricaux, car ils aimaient les prêtres. Ils n’étaient pas non plus anti-ecclésiaux, car c’est l’amour de l’Église, Corps du Christ qui les animait. Peut-être étaient-ils plutôt anti-épiscopaux… Du moins, non sur la fonction en elle-même, successeurs des apôtres et garants de la foi évangélique, mais sur les dérives, les compromissions, les peurs et les démissions dont ce corps a souvent été la proie. Je dois bien reconnaître une semblable colère…


Ainsi, je voudrais aborder le sujet dans un contexte plus large que celui de l’actualité, regarder derrière le voile de l’émotion. Je le dis haut et fort : les prêtres sont en danger ! Nulle question de condamner ou prononcer tel ou tel oukase. Simplement oser dire ce qu’il en est. L’objet n’est pas non plus de jeter l’opprobre sur l’Église (je n’embrasse que l’hexagone) : je ne partage pas les jugements publics et médiatiques des réseaux sociaux. Mais au sein de notre institution, vénérable de deux mille ans, osons regarder le malaise qui frappe le clergé, pour ne pas dire, reprenant les mots de Bernanos : la tentation du désespoir.


À ce marasme, je distingue des causes structurelles, sociétales et spirituelles.


Des causes structurelles

Le décret sur le ministère et la vie des prêtres de 1965, Presbyterorum Ordinis, ainsi que le décret sur la charge pastorale des évêques de la même année, Christus Dominus, insiste sur la paternité que l’évêque doit avoir vis-à-vis de ses prêtres. Le mot a du sens : être un père pour ses prêtres. Afin d’éviter toute fausse interprétation, regardons le sens de ce mot : père. Un père chrétien est, dans l’idéal :

  • Le géniteur de ses enfants, celui qui participe à leur vie avec la mère (en l’occurrence ici, l’Église).

  • Celui qui les éduque, parfois fermement, mais toujours dans l’optique de les élever, dans tous les sens du terme.

  • Celui qui s’inquiète pour l’avenir de ses enfants (la mère, elle, aura plutôt le désir de leur procurer le bonheur).

  • Celui qui sait prendre soin, corriger, mais aussi consoler, guider, surveiller dans le sens de veiller sur et non de soumettre.

  • Même si son enfant fait de grosses bêtises, il reste son enfant, sa chair de sa chair. Il ne l’abandonne pas à son sort mais fait tout pour le remettre dans le bon chemin.

  • Il est prêt à donner sa vie pour son enfant.

  • Il lui donne les armes pour se défendre.

  • Mais il l’invite à appréhender la vie avec joie, et à donner un sens à ce qu’il vit, une spiritualité.

  • Il connaît son enfant, ses forces et ses faiblesses, ses qualités et ses défauts, et essaiera de l’orienter pour sa vie future avec ce bagage, tenant compte en même temps de la liberté de sa progéniture.

  • Bref, il aime ses enfants pour ce qu’ils sont et non pour ce qu’il voudrait qu’ils soient !

Je m’en tiens là. Bien sûr, c’est un père idéal. Mais si nous n’avons plus d’idéaux, nous contentant simplement d’un état de fait, comment pourrons-nous avancer ? Cette démission de l’idéal a doucement gangréné notre société, et aujourd’hui notre Église. Le « on fait avec ce qu’on a » a remplacé le « on va oser ». Quand on a plus d’idéaux, on se racornit et on s’auto-justifie. J’en veux pour preuve le combat sournois qui s’infiltre dans notre institution devant la montée d’un courant dit traditionaliste. Je suis pantois quand je lis sous la plume de responsables ecclésiaux que ce phénomène est inexplicable pour les évêques. Peut-être que tous ces jeunes qui vont à Chartres ont besoin de repères que l’on ne leur donne plus, d’une foi qui respire le sacré, d’un dogme expliqué et non continuellement remis en cause, bref d’un idéal. Le discours d’Henri, ce jeune homme courageux à Annecy, en est le témoignage. Et nous, Église « de toujours », avant d’accueillir ces demandes, cette soif d’idéal, nous la condamnons comme étant rétrograde, monarchiste ou d’extrême-droite.


Alors, si nos jeunes sont tant à la recherche d’un idéal, et de prêtres, de pères pour les y emmener, qu’en est-il des prêtres eux-mêmes ? L’idéal habite-t-il encore les prêtres ?

Car, soyez-en sûrs, personne ne devient prêtre en France dans l’optique de faire carrière (bien que pour quelques rares, je doute…), et encore moins d’obtenir une reconnaissance sociale. On devient prêtre par idéalisme, dans le sens noble du mot. On est habité par la foi, on désire partager notre joie de connaître le Christ, on rêve d’une Église d’amour, de paix, de partage de la foi. On espère des églises pleines, des groupes de jeunes épanouis, des malades réconfortés, des familles en deuil consolées, des confrères avec qui l’on peut échanger, etc. Bref, de vrais idéalistes, tels des chevaliers pour un monde nouveau, qu’on se l’imagine dans une paroisse, dans des groupes de jeunes, près du monde ouvrier ou de l’immigration. Les prêtres aiment Dieu, et parce qu’ils aiment les hommes, ils veulent transmettre leur foi et leur espérance dans la charité. Certains rêvent de le faire en communauté sacerdotale, d’autres auprès des jeunes, d’autres en enseignant, d’autres comme curé, celui qui prend soin. Il y a autant de ministères possibles qu’il n’y a de prêtres. Mais quand notre hiérarchie comprendra-t-elle que « uniformité » n’est pas unité… (Il suffit de penser aux décisions pontificales sur les différences liturgiques). Pourquoi tout prêtre devrait-il se retrouver systématiquement curé ?


Mais, vite, viennent les désillusions… La première nomination nous envoie là où l’on ne veut pas aller. Alors, évidemment, l’évêque nous rappelle ce que Jésus avait dit à Pierre (mais Jésus précise que c’est parce que Pierre est maintenant vieux, et donc aguerri - Jn 21) et qu’il a beaucoup prié pour ça, l’argument qui tue ! Et puis, on se retrouve seul, personne avec qui partager vos difficultés, votre première lettre incendiaire parce que vous avez changé l’horaire de la messe, le premier groupe de laïcs qui vous agresse parce que vous avez demandé de modifier la place des fleurs, ou la rébellion parce que vous avez chanté le sanctus en latin. J’en passe et des meilleures ! En aparté, lorsque j’entends ce discours véhément sur le cléricalisme, je me demande si certains laïcs « engagés » ne sont pas plus cléricaux que les clercs eux-mêmes ! Bien sûr, vous avez quelques petits bonheurs : ce pèlerinage, cette messe d’enfants, ou ce groupe de chrétiens engagés. Bien sûr, vous avez quelques soutiens auprès de familles de qui vous êtes proches. Mais le soir, quand vous rentrez enfin chez vous, vous voilà seul et exténué. Alors, on cherche un peu de réconfort, devant la télévision, ou au fond de la bouteille… Pourtant, cet idéal est toujours en vous. Mais plus vraiment le temps de prier, on « expédie » le bréviaire, trop de réunions souvent inutiles et gorgées de blablas sirupeux et saupoudrés d’un jargon qui cache la misère. Encore moins de temps pour vous cultiver, voir une exposition ou lire un livre de théologie. Même la Bible prend doucement la poussière… Le sentiment d’abandon vous prend aux tripes… Alors, comme disait un ami, on cherche toujours à compenser.


Bien sûr, me direz-vous, c’est parce que nous manquons de prêtres. Ce à quoi je réponds, iconoclaste que je suis, « combien en avez-vous donné ? » Et… « Il y a tant de chrétiens que cela ? » J’ai bien peur que le rapport proportionnel entre le nombre des prêtres et de chrétiens soit resté le même les cent dernières années. La question n’est peut-être pas là. J’y reviendrai.


Alors, le prêtre cherche à compenser, à rendre du souffle à son idéal. Comme pour les enfants, on a tendance à se tourner vers son père… Et nous, vers quels pères pouvons-nous nous tourner ? Nos évêques, me répondrez-vous. Mais, sincèrement, je me pose la question : nos évêques sont-ils encore des pères pour leurs prêtres ? Et si je relis les charges paternelles évoquées plus haut :

  • Même s’il me donne naissance à mon ordination, après qu’en est-il ? Au séminaire, on nous « juge » sur notre capacité à vivre en communauté. Et une fois que vous êtes ordonné, vous vous retrouvez tout seul, avec parfois aucun confrère à moins de 25 kilomètres…

  • L’évêque cherche-t-il à me grandir, à m’élever, ou une fois que je suis ordonné je deviens un pion que l’on place sur le grand échiquier diocésain. Et ce qu’importe ma formation, mes origines, mes qualités ou mes défauts. Nous devenons tous interchangeables, des robots ecclésiaux chargés de mettre en œuvre des directives souvent bien absconses…

  • L’évêque s’inquiète-t-il de moi ? Est-il assez proche pour entendre mes joies et mes souffrances, mes difficultés et mes rêves ? Si je lui confie mes difficultés, il se réfugie derrière son interdiction d’aborder le for interne, ou alors me renvoie à quelques paroles vaguement encourageantes, et réconfortantes : « ça va aller, vous avez toute ma confiance… » et quand vous sortez de son bureau, vous êtes dans le même état. Car lui, jamais il ne viendra vous voir gratuitement chez vous, et tout aussi rarement les vicaires épiscopaux. Sauf pour vous faire des reproches. Jamais pour vous encourager ou vous féliciter. On est avare de ce genre de propos dans l’Église… Le péché de jalousie y est pour beaucoup. Je suis sûr que vous pensez que j’exagère ou que je suis injuste. Peut-être. Mais vous devez aussi prendre en considération ce que la personne ressent avant de rejeter en bloc ses propos.

  • Et alors, comme l’enfant, si vous faites une bêtise, alors là, vous tombez de Charybde en Scylla ! On vous a gavé de discours, de textes épiscopaux et d’homélies sur la miséricorde, l’accueil du pécheur, que l’on devait condamner le péché et aimer le pécheur, que l’homme était plus grand que ce qu’il faisait, que nous étions tous frères, que l’Église est une grande famille de pécheurs, etc. Et d’un coup d’un seul, tout cela disparaît. Le discours change, comme les actes. Vous vous retrouvez seul. Heureusement qu’il y a des amis, certains prêtres courageux qui ne vous vouent pas aux gémonies, quelques familles proches qui vous soutiennent. Et même financièrement, car si vous devez prendre un avocat, ce n’est pas votre employeur qui va le régler ! Du jour au lendemain, on vous parle moins, on se désolidarise (alors qu’on use de ce mot à toutes le sauces quand on discours sur les pauvres et les migrants). Mais surtout, plus un seul regard de compassion ni de soutien de votre « père ». La plupart du temps, il renvoie le dossier a l’un des ses adjoints parce que lui ne veut pas être mis en danger. Son image, vous comprenez ! Il faut qu’il se (et qu’on le) protège. Comme si le Christ avait refilé la Passion à l’un des ses apôtres, et qu’il s’était protégé d’une légion d’anges quand il se trouvait devant le sanhédrin ou Pilate… Quand à donner sa vie pour vous, ne fondez pas de faux espoirs… On vous abandonne à votre sort, voire comme au temps de l’inquisition, au bras séculier. Et ne vous leurrez pas, vous êtes devenu un paria à vie : le père renie son enfant. J’en parle d’autant plus librement que j’en ai fait l’expérience. Et je comprends que devant un tel mur, certains choisissent de mettre fin à leurs jours, sans force et sans soutien pour rebondir. N’espérez ni consolation, ni aide. Un processus de déshumanisation est lancé !

  • Sans en arriver à ces extrémités, mon père a-t-il veillé sur moi ? M’a-t-il aidé à trouver le bon et juste chemin. Ou ai-je plutôt le sentiment qu’il ne veille pas sur moi, mais qu’il me surveille ? Il paraît que c’est le sens du mot « épiscope »… Le croire c’est manquer de connaissance étymologique : l’épiscopal, c’est celui qui regarde d’au-dessus, pas celui qui regarde en-dessous !

  • Et enfin, sûrement le point essentiel, le père enseigne son enfant, lui donne une véritable spiritualité. Il me faut bien reconnaître que le bât blesse aussi sur ce point. Voilà bientôt quarante ans que je lis les éditoriaux de la quinzaine diocésaine. Jamais je n’y ai senti un souffle spirituel, jamais cela ne m’a rendu l’enthousiasme de ma foi. Si mon évêque, mon père dans la foi, lui a qui a (dixit le Concile Vatican II) la plénitude de l’Esprit, ne me donne la force de la foi, l’espérance, l’enthousiasme a poursuivre ma mission, mais qu’il se contente de dispenser quelques poncifs ou des extraits de lettres reçues, qui le fera ?

Car c’est ici le point névralgique : les causes spirituelles.

Exultation

Mais avant, permettez-moi un petit aparté. Je demandais à un ami prêtre s’il était heureux. Sa réponse ? « Je ne suis pas malheureux »… J’y repensais en écrivant une homélie sur l’exultation. Les prêtres n’exultent plus. Je vous remets ici ma réflexion (https://www.olivierplichon.com/post/xive-dimanche-du-temps-ordinaire-a). Le « pas de vagues » nous empêche de vivre, et même nous tue. Je vais en faire un peu car je préfère la houle d’une mer vivante au calme morbide d’un étang !


Exultation : voici un mot dont l’usage est quelque peu tombé en désuétude, ou réservé à un vocabulaire « érotique ». Cependant, le Dictionnaire nous précise que le mot est emprunté au latin classique ex(s)ultatio (de ex(s)ultare, verbe exulter) « saut, action de bondir », d'où « manifestation de joie, transport ». Bondir, sauter de joie ! Mais quel adulte oserait encore bondir de joie, hormis lors des manifestations sportives où la raison a peu de place ? Le reste du temps, notre raison, notre bienséance, nos manières et notre éducation (pourtant devenue rare) nous empêche toute manifestation trop visible qui paraîtrait déplacée aux yeux de notre entourage. On préfère réserver (et tolérer) ce genre de débordement à l’enfant qui reçoit le cadeau tant espéré, ou à l’adolescent qui vient d’obtenir son examen. Mais quand on devient un homme ou une femme « établi(e) » (j’évite de pratiquer l’écriture inclusive !) ces démonstrations sont intolérables. On préfère un léger rictus à la commissure des lèvres, ou un rire mesuré, voire pour les plus audacieux, un petit « ouais » enjoué. Mais rien de plus, ce serait indécent, pour ne pas dire malséant.


Remarquez, n’en est-il pas de même dans notre vie chrétienne ? Ne sommes-nous pas gênés devant des groupes charismatiques qui pratiquent la glossolalie (cette langue inintelligible, spirituelle, que parlent les mystiques en début d'extase), ou d’autres qui se mettent intempestivement à genoux lors de l’office, ou des jeunes qui aimeraient danser lors de la messe, sans parler de ceux qui se prosternent jusqu’au sol (les orthodoxes pratiquent beaucoup cette proskynèse). Je me rappelle cette lettre incendiaire reçue d’une paroissienne, me taxant d’intégriste et de réactionnaire, lorsque j’ai proposé à ceux qui le voulaient (et le pouvaient) de se mettre à genoux au moment de la mort du Christ le Vendredi saint. Que n’avais-je pas fait !


Ne sommes-nous pas corsetés ? Il est curieux de lire que le corset eut ses heures de gloire entre 1860 et 1920. La morale victorienne britannique avait envahi tous les espaces européens. N’est-ce pas la reine Victoria qui donnait comme règle à la famille royale : « Never explain, never complain » (Ne jamais se justifier, ne jamais se plaindre) ? Elle « corsetait » ainsi les mentalités, les pensées et les attitudes pour que chaque visage devienne marmoréen (de marbre) et immarcescible (qui ne fane pas). En plus de se corseter, le monde se figeait. C’est d’autant plus amusant que le mot « corset » provient de la cotte de mailles du Moyen-âge, cet habit de fer qui protégeait le soldat des coups d’estoc et de taille.


Dans ce contexte, nulle question de sauter et de bondir de joie ! Tout « transport » s’avérait inconvenant, et même licencieux. Faut-il y voir les prémices du « pas de vagues » actuel ? On préfère une mer étale à la houle…


Petit aparté

Je rencontrais un jour aux Émirats Arabes Unis un français qui avait fait fortune en lançant une gamme d’arbres décoratifs. Les émiratis aiment les réceptions pompeuses (ce qui leur donne l’illusion d’une histoire ancestrale comme celle de nos rois de France) précédées d’un immense tapis rouge bordé de petits arbres fruitiers, de charmilles taillées ou d’autres plantes en pot. Malheureusement, le climat n’est pas favorable à ce genre de plantations, et encore moins à leurs continuels déplacements. Mais il a trouvé une technique révolutionnaire que je serais bien incapable de vous décrire. Approximativement, il aspire la sève de la plante pour la remplacer par une sorte de résine de synthèse qui fige l’arbuste, comme s’il était cryogénisé. De loin, çà paraît vivant. Mais vous doutez, quand vous en approchez, et pourtant, au contact des feuilles, vous êtes convaincus que c’est une plante vivante. On croit que ça vit, et en fait c’est mort, comme figé instantanément.


Et c’est ici que vient ma question… Ne sommes-nous comme ces arbustes, figés ? Quand on nous regarde de loin comme chrétiens, on croit que ça vit, mais si on s’approche, et que l’on touche un peu, on se rend compte que c’est figé, sans véritable vie. À force de corseter, de serrer au plus fort la taille, ou de retirer la sève, on ne respire plus, on ne vit plus. Exulter ? Pensez donc, impossible !


Et pourtant, à quoi Dieu nous invite-t-il par la voix de Zacharie ? « Exulte de toutes tes forces, fille de Sion ! Pousse des cris de joie, fille de Jérusalem ! Voici ton roi qui vient à toi… » Comment pousser des cris de joie lorsque l’on n’arrive plus à respirer ? Comment exulter quand on est engoncé dans ce corset ? Peut-être serait-il bon de revenir à l’étymologie, une fois de plus. Exulter : bondir, sauter de joie. Plus haut, j’ai glissé un autre mot de la mystique chrétienne : extase. Extase, c’est-à-dire « sortir de soi » (emprunté au latin chrétien ecstasis, extasis : fait d'être hors de soi ; et celui-ci au grec έξτασις — son antonyme est l’entase : se re(n)fermer sur soi…, bref : se figer, s’isoler, se faner, s’étioler). Il me semble que si nous nous libérions de notre carcan psycho-rigide, si nous osions exulter de joie en Dieu, être enthousiaste, nous aurions accès à l’extase. Faire preuve d’enthousiasme ? N’est-ce pas utile devant une société qui se racornit ? Il n’y a pas plus chrétien que l’enthousiasme, cet état de ferveur, d'émotion religieuse intense qui nous donne l'intuition de vérités religieuses, cette force mystique qui pousse à créer ou à agir avec ardeur et dans la joie. Car nous pourrions traduire plus simplement le mot « enthousiasme » par ce choix d’être habité par Dieu. Le mot vient du grec ενθουσιασμος qui signifie être possédé par Dieu, inspiré par Dieu. Bref, habité de son Esprit.


Comme le disait Georges Bernanos : « Hélas ! c'est la fièvre de la jeunesse qui maintient le reste du monde à la température normale. Quand la jeunesse se refroidit, le reste du monde claque des dents. » (Les Grands Cimetières sous la lune, 1938)


Des causes spirituelles

Au séminaire, on nous rappelle les trois missions du prêtre :

1- Enseigner la Parole de Dieu,

2- Célébrer les sacrements,

3- Guider un peuple.


Mais pour atteindre de tels objectifs, il faut s’en donner les moyens, ou pour être plus juste, il faut qu’on nous en donne les moyens. Rappelons-le, l’Église (comme le prêtre) n’a aucune obligation de résultat, mais de moyens. Ou pour reprendre le célèbre verset des Chroniques (2 Ch 20, 15) : « ce combat n’est pas le vôtre, mais celui de Dieu. » Notre combat, c’est celui des moyens.


Malheureusement, il faut bien avouer que la situation est biaisée. Nous devons enseigner la Parole de Dieu. Mais avons-nous encore le temps de la lire ? J’ai la chance de lire la Bible tous les ans. C’est une opportunité que peu de prêtres ont, et ils en sont malheureux. Nous incite-t-on à nous plonger dans les textes des Pères de l’Église ? Avons-nous le temps de prendre quatre ou cinq heures pour lire, réfléchir, méditer, prier avant de rédiger l’homélie dominicale ? Quant à lire un livre d’exégèse, de théologie ou de spiritualité, n’en parlons pas. Il est même surprenant que l’on ne voit jamais une recension vous invitant à découvrir un ouvrage dans la revue diocésaine. Comment voulez-vous nourrir les autres si vous-même n’êtes pas rassasié ?


Et l’enseignement est bien plus large que la simple dimension de l’homélie. Quelle place est laissée aujourd’hui aux études ? Je n’en donnerai que deux exemples. Le premier, au risque de vous donner du bruxisme, est de constater que plus le temps passe, moins nos évêques sont formés. Ainsi, cet évêque qui un jour, ayant rencontré des évêques italiens, était étonné de leur niveau culturel. Mais pour se consoler, il me disait : « Oui, mais nous les évêques français, nous sommes des pasteurs ! » Comme si l’un empêchait l’autre ! Un autre exemple : les programmes de catéchèse (car maintenant on ne dit plus catéchisme, ça fait ringard ; comme on ne dit plus miracle, il faut dire « signe de Dieu ». À quand les clins d’œil ? Consternant !). De tout temps, au baptême, on ne demandait que deux choses aux catéchumènes : réciter le Notre Père et le Credo. Car c’est bien là la base de notre foi trinitaire. Amusez-vous à prendre le programme de caté de votre enfant, et à cocher les points du Credo qui y sont abordés… Vous allez être surpris ! Qui parle encore du Salut ? Qui ose aujourd’hui aborder la question des anges et du diable ? Qui aborde les fins dernières ? Ou la virginité de Marie ? Sans parler de la théologie trinitaire. On préfère s’arrêter sur les miracles (bien qu’ils ne soient pas explicitement nommés dans le Credo), ou la charité qu’on a transformé en solidarité, ça choque moins.


Et pour enfoncer le clou, je ne prends que mon cas. Qui s’intéresse à la dimension artistique dans l’Église, hormis pour faire appel — comme Narthex de la Conférence des Évêques de France s’en fait des gorges chaudes — à des artistes « dans le vent » ? À quoi servent mes études ? Qui fait la promotion de mes écrits et de mes cours ? Pas mon diocèse en tous les cas. Ça ne les intéresse pas. Dont acte.


Célébrer les sacrements, bien sûr. C’est même au centre de notre mission. Mais cela a-t-il encore du sens quand un curé se voit contraint un samedi de l’été de célébrer une à deux fois le matin des funérailles, trois mariages l’après-midi, et une ou deux messes dominicales le soir ? Sans parler d’éventuels baptêmes qui s’intercalent… Et comment vit-il la célébration d’un mariage où les fiancés ne viennent chercher que le côté majestueux de la robe blanche et la marche nuptiale de Mendelssohn alors qu’ils mâchent leur chewing-gum pendant l’homélie ? Ne devrions-nous pas réfléchir à l’accès trop facile à ce sacrement : nous ne sommes pas un service public… Alors que je le revendiquerais plus au sujet des funérailles (je sais, ce n’est pas un sacrement !). C’est le moment où nous pouvons faire passer un véritable message de foi. Le pédobaptisme est-il encore d’actualité ? Bref, bien des questions devraient être posées. Je sais que le problème est aussi financier… Plus de funérailles ni de mariages, plus de sous !


Et puis, sommes-nous formés à la célébration. Je ne sais pas aujourd’hui dans les quelques séminaires qui restent en France, mais moi, rien. On ne m’a jamais appris à célébrer la messe, ni les baptêmes, et encore moins à confesser. On se forme sur le tas ! Comment s’étonner alors de quelques dérives ou « libertés liturgiques » qui frisent l’anathème ? La mode est même maintenant de célébrer en dehors de l’église-bâtiment, pour aller dans un stade, un champ ou un hangar. La pandémie nous en a offert de flagrants exemples ! Au point même que certains prêtres, se filmant seul en train de célébrer, ont créé une nouvelle catégorie de paroissiens : les cathos virtuels ! Plus besoin de communier, encore moins de quête. Et quand j’entends à France Info (qu’on ne peut pas taxer de soutien catholique) un journaliste s’étonner qu’un évêque, lors de la pandémie, ne parle de la messe que comme un rassemblement convivial sans aborder la question de la communion eucharistique et de la foi, je tombe sur mon séant. Brisons là.


Quant à guider un peuple, je le verrais plus comme une courroie de transmission. Parfois nos évêques sont devenus de super-curés qui viennent présider des tas de choses dans les paroisses, les curés en devenant les vicaires. Et ils sont autorisés à guider, tout en restant bien dans les clous de la pastorale diocésaine édictée. Vos idées, vos rêves, vos tentatives doivent d’abord passer par ce tamis. Et faut-il encore avoir un peu d’énergie et d’enthousiasme… Car la crainte paralyse…


Des causes sociétales

Car comment ne pas avoir peur dans une société où les prêtres sont « présumés coupables » (peut-être même aux yeux de notre hiérarchie qui traine, elle aussi, de jolies casseroles comme les mois derniers nous l’ont démontré) ? Comment encore oser emmener des jeunes camper, accompagner des scouts ou faire le caté à des enfants ?


Comment expliquer qu’il y a deux siècles, l’Église de France était triomphante, qu’il y a cent vingt ans, l’anticléricalisme battait son plein, qu’il y a un siècle la déchristianisation rampante commençait, qu’il y a cinquante la culture chrétienne était quasiment inexistante et qu’on entrait dans une phase d’indifférence, et qu’aujourd’hui on se trouve entre le marteau et l’enclume : une accusation sournoise pour les uns, et un renouveau traditionaliste galopant pour les autres ?


Peut-être parce que nous avons toujours une guerre de retard ! Quand l’anticléricalisme sévissait en France, on cherchait des appuis politiques au lieu de réfléchir à notre mission. Quand la déchristianisation avançait subrepticement, on construisait les églises les plus discrètes (et les plus moches) qui soient. Il fallait être le ferment dans la pâte. À part que la pâte n’a pas levé… Quand l’indifférence s’imposait, on évitait d’aborder les questions de foi qui fâchent et l’on dispensait un catéchisme « plus ouvert, dans le monde ». J’en suis le fruit… à ma profession de foi, je devais effeuiller une marguerite en carton. Dans le cœur était inscrit « Jésus, je t’aime », et sur les pétales « un peu, beaucoup, passionnément, etc. » Pas de chance, je suis tombé sur « pas du tout » ! Et aujourd’hui, on dénigre les jeunes qui se tournent vers les mouvements traditionnels, on aborde le Credo sous forme de « table ronde » (cf. le programme Kerygma de la CEF) et on fait des groupes de partage qui finissent par aboutir à la chienlit que connaît l’Église d’Allemagne.


On croit qu’en étant plus « in », ouvert, dans le vent, on va remplir nos églises. On est convaincu que ce qui est écrit (il suffit de lire les innombrables déclarations de la CEF) va se réaliser. Comme si une parole épiscopale était l’égale d’une parole divine : performative. On pense qu’en évitant d’aborder les sujets qui fâchent (il suffit d’écouter le silence assourdissant des évêques sur l’euthanasie, l’immigration, les émeutes, etc.), ou en créant des badges avec QR-Code pour les prêtres, on va rejoindre la société. Mais en fait, on court derrière elle, et elle ne se retourne même pas ! Et si elle se retourne pas, ce n’est pas qu’elle se moque de nous, mais simplement qu’elle se moque de ce que nous lui proposons. Elle, elle a soif de repères, de sacré, de dogmes et de vérité(s). On ferait mieux de s’intéresser à ces vraies questions plutôt que de se gausser d’évangélisation à toutes les sauces. L’évangélisation c’est d’abord l’Évangile !


Alors, que faire ?

On pourrait se demander à quel titre je me permets d’aborder ces questions et de proposer des réponses. Au simple titre que je suis baptisé et ordonné depuis 32 ans. Au simple titre que j’ai le droit de donner mon avis, même si ça fait grincer des dents. Au simple titre de la vérité, et de l’Évangile. Et surtout qu’on ne me fera pas taire. Car l’Église actuelle a bien du mal au débat : il gêne… Je ne réclame pas la démocratie, mais au moins d’avoir voix au chapitre. Je comprends qu’on ne veuille pas m’écouter, est-ce pour autant qu’il ne faille m’entendre ? Peut-être que je me condamne par mes propos. Et alors ? Je préfère entrer roué de coups dans le Royaume des Cieux que de me couper la langue sur terre pour éviter les ennuis. « Ce n’est pas avec des réformes qu’on change l’Église, mais avec la sainteté » disait Bernanos. Et le Père Sevin de proclamer : « Oser, c’est la sainteté ! ». Alors, j’ose…


Certains diront que l’Église de France est en ruine. Peut-être. En tous les cas, la maison est bien branlante ! Je me rappelle ainsi de ce que m’a raconté un jour le patron d’une grande entreprise. Il était menuisier. Fort de son succès, il a diversifié son activité de portes et fenêtres en commençant à installer des cuisines, puis des salles de bain, et tant d’autres secteurs. Jusqu’au jour où la crise est arrivée. « J’en suis alors revenu à mon cœur de métier, à ce que je sais faire. J’ai arrêté le reste » me disait-il. Nous sommes en crise. Quel est le cœur de notre « métier » ? Enseigner la Parole de Dieu, célébrer les sacrements et guider un peuple ! Laissons tomber le reste.


Enseignons à nouveau notre peuple par de sérieux programme de catéchèse, que ce soit pour les enfants ou pour les adultes. N’ayons pas peur de donner des cours, de faire des conférences. Ré-approprions-nous notre patrimoine intellectuel, spirituel, culturel, artistique. C’est la première clef qui nous ouvrira un avenir !


Évitons de galvauder les sacrements en en faisant un droit pour tous. Les mariages pour les chrétiens pratiquants ; les baptêmes pour les familles engagées. Redonnons sens et pratique aux messes de semaine trop souvent célébrées sans peuple. Donnons du lustre et de l’éclat, sans pompe, avec un vrai sens du sacré aux célébrations dominicales. N’ayons plus peur de l’orgue et du grégorien. Et même, plutôt que de se regarder les yeux dans les yeux, prêtre et fidèles, tournons, comme on le dit dans la préface, tournons nos regards vers le Seigneur et célébrons face à Lui. Seules les célébrations de funérailles devraient garder ce caractère de service public, et du coup, être célébrées dans la mesure du possible par des clercs.


Quant à guider le peuple, donnons-lui certainement voix au chapitre. Mais inutile ni d’embaucher à tour de bras (réduisons la voilure), ni de prendre telle ou telle personne parce qu’elle s’occupe des fleurs depuis quarante ans ! Pourquoi ne pas ouvrir nos portes à des laïcs pour leur compétence ? Un expert-comptable serait, par exemple, plus utile au conseil de gestion qu’un vieux monsieur, certes gentil et généreux, mais déconnecté des réalités financières et immobilières. Guidons-les par nos homélies, et même nos sites internet où ils doivent trouver de quoi se nourrir et non le compte-rendu de la dernière réunion des veuves tricoteuses de moufles pour les inuits ! Apprenons-leur à prier, à échanger sur l’évangile, à échanger sur le comment ils sont chrétiens dans la vie quotidienne. Car si nous devons les guider, c’est bien vers la sainteté et le Royaume des Cieux, pas autre chose…


Et les prêtres ?

Ils se font si rares, et si fragiles, qu’il serait bon d’en prendre soin. Pas comme des orchidées, d’accord, mais au moins comme des plantes vivantes. Pour cela, il faut plus qu’un changement de logiciel, mais un changement de carte-mère ! Nous ne pourrons plus tout couvrir. La technique du Crédit Agricole, un guichet pour mille habitants, n’est plus tenable. Encore moins de redistribuer continuellement le gâteau quand un prêtre décède. Sinon, les batteries se vident, la corde cède…


Par contre :

  • Qu’ils sentent que leur père, l’évêque, les aime, les écoute, les soutient, les accompagne, les protège avant de se protéger lui-même. Et surtout qu’ils ne se sentent pas abandonnés en cas de coup dur. Je sais bien qu’il est difficile à un évêque de faire tous les deux mois le tour gratuit de ses prêtres chez eux (et encore, vu le nombre, est-ce impossible ?) pour les écouter, les comprendre, les connaître. Mais pourquoi ne pas nommer une sorte de DRH qui aiderait, en plus, aux nominations ?

  • Qu’on écoute leurs désirs, leurs demandes, leurs propositions pour vivre éventuellement un autre type de ministère : c’est peut-être un appel de Dieu ?

  • Qu’on leur permette de se regrouper en petits prieurés s’ils le désirent (et avec qui ils le désirent) afin de se soutenir, de travailler ensemble et de prier en communauté.

  • Qu’on écoute leurs attentes profondes et qu’on essaye d’y répondre. Si un prêtre est fait pour enseigner, pourquoi ne pas lui en laisser la possibilité ? Il fera sûrement un bon travail chrétien, certainement mieux que si on le force à être curé ! Il faut faire avec ce que l’on a. Et ce que l’on a n’est peut-être pas un handicap si l’on croit que c’est ceux que Dieu a choisis pour notre Église. Et même, si ça va à l’encontre des « projets diocésains », c’est peut-être parce que ces derniers n’étaient pas adéquats…

  • Mais surtout, qu’ils ressentent qu’ils font partie d’un presbyterium diversifié, certes, mais unis autour du Christ, une assemblée symphonique où ils seront plus encouragés, voire félicités que contrariés, surveillés, rabroués. Bref qu’ils sachent qu’ils sont de véritables collaborateurs et non des courroies de transmission, ou des robots programmés. Le seul souci d’un évêque devrait être la joie de ses prêtres car ce sont eux qui sont au plus près du peuple, eux qui transmettent l’évangile. Un prêtre malheureux ne pourra jamais mener son peuple au Royaume.


Voilà, je dépose tout cela dans votre escarcelle, mais surtout entre les mains du Sauveur.


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