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Vendredi Saint

Un grand silence... Esperlucat -



Chasuble noire "Esperlucat",

Henri Matisse (Le Cateau-Cambrésis, 1869 - Nice, 1954),

Popeline de soie, 1950/52, 129 x 197 cm,

Chapelle dominicaine du Rosaire, Vence (France)


La Passion de notre Seigneur Jésus Christ selon saint Jean 18, 1 - 19, 42

Après le repas, Jésus sortit avec ses disciples et traversa le torrent du Cédron; il y avait là un jardin, dans lequel il entra avec les disciples. Judas, qui le livrait, connaissait l'endroit, lui aussi, car Jésus y avait souvent réuni ses disciples. Judas prit donc avec lui un détachement de soldats, et des gardes envoyés par les chefs des prêtres et les pharisiens. Ils avaient des lanternes, des torches et des armes. Alors Jésus, sachant tout ce qui allait lui arriver, s'avança et leur dit: «Qui cherchez-vous?» Ils lui répondirent: «Jésus le Nazaréen.» Il leur dit: «C'est moi.» Judas, qui le livrait, était au milieu d'eux. Quand Jésus leur répondit: «C'est moi», ils reculèrent, et ils tombèrent par terre. Il leur demanda de nouveau: «Qui cherchez-vous?» Ils dirent: «Jésus le Nazaréen.» Jésus répondit: «Je vous l'ai dit: c'est moi. Si c'est bien moi que vous cherchez, ceux-là, laissez-les partir.» Ainsi s'accomplissait la parole qu'il avait dite: «Je n'ai perdu aucun de ceux que tu m'as donnés.» Alors Simon-Pierre, qui avait une épée, la tira du fourreau; il frappa le serviteur du grand prêtre et lui coupa l'oreille droite. Le nom de ce serviteur était Malcus. Jésus dit à Pierre: «Remets ton épée au fourreau. Est-ce que je vais refuser la coupe que le Père m'a donnée à boire?»


Procès devant les autorités juives

Alors les soldats, le commandant et les gardes juifs se saisissent de Jésus et l'enchaînent. Ils l'emmenèrent d'abord chez Anne, beau-père de Caïphe, le grand prêtre de cette année-là. C'est Caïphe qui avait donné aux Juifs cet avis: «Il vaut mieux qu'un seul homme meure pour tout le peuple.» Simon-Pierre et un autre disciple suivaient Jésus. Comme ce disciple était connu du grand prêtre, il entra avec Jésus dans la cour de la maison du grand prêtre, mais Pierre était resté dehors, près de la porte. Alors l'autre disciple - celui qui était connu du grand prêtre - sortit, dit un mot à la jeune servante qui gardait la porte, et fit entrer Pierre. La servante dit alors à Pierre: «N'es-tu pas, toi aussi, un des disciples de cet homme-là?» Il répondit: «Non, je n'en suis pas!» Les serviteurs et les gardes étaient là; comme il faisait froid, ils avaient allumé un feu pour se réchauffer. Pierre était avec eux, et se chauffait lui aussi. Or, le grand prêtre questionnait Jésus sur ses disciples et sur sa doctrine. Jésus lui répondit: «J'ai parlé au monde ouvertement. J'ai toujours enseigné dans les synagogues et dans le Temple, là où tous les Juifs se réunissaient, et je n'ai jamais parlé en cachette. Pourquoi me questionnes-tu? Ce que j'ai dit, demande-le à ceux qui sont venus m'entendre. Eux savent ce que j'ai dit.» À cette réponse, un des gardes, qui était à côté de Jésus, lui donna une gifle en disant: «C'est ainsi que tu réponds au grand prêtre!» Jésus lui répliqua: «Si j'ai mal parlé, montre ce que j'ai dit de mal; mais si j'ai bien parlé, pourquoi me frappes-tu?» Anne l'envoya, toujours enchaîné, au grand prêtre Caïphe. Simon-Pierre était donc en train de se chauffer; on lui dit: «N'es-tu pas un de ses disciples, toi aussi?» Il répondit: «Non, je n'en suis pas!» Un des serviteurs du grand prêtre, parent de celui à qui Pierre avait coupé l'oreille, insista: «Est-ce que je ne t'ai pas vu moi-même dans le jardin avec lui?» Encore une fois, Pierre nia. À l'instant le coq chanta.


Procès devant les autorités romaines

Alors on emmène Jésus de chez Caïphe au palais du gouverneur. C'était le matin. Les Juifs n'entrèrent pas eux-mêmes dans le palais, car ils voulaient éviter une souillure qui les aurait empêchés de manger l'agneau pascal. Pilate vint au dehors pour leur parler: «Quelle accusation portez-vous contre cet homme?» Ils lui répondirent: «S'il ne s'agissait pas d'un malfaiteur, nous ne te l'aurions pas livré.» Pilate leur dit: «Reprenez-le, et vous le jugerez vous-mêmes suivant votre loi.» Les Juifs lui dirent: «Nous n'avons pas le droit de mettre quelqu'un à mort.» Ainsi s'accomplissait la parole que Jésus avait dite pour signifier de quel genre de mort il allait mourir. Alors Pilate rentra dans son palais, appela Jésus et lui dit: «Es-tu le roi des Juifs?» Jésus lui demanda: «Dis-tu cela de toi-même, ou bien parce que d'autres te l'ont dit?» Pilate répondit: «Est-ce que je suis Juif, moi? Ta nation et les chefs des prêtres t'ont livré à moi: qu'as-tu donc fait?» Jésus déclara: «Ma royauté ne vient pas de ce monde; si ma royauté venait de ce monde, j'aurais des gardes qui se seraient battus pour que je ne sois pas livré aux Juifs. Non, ma royauté ne vient pas d'ici.» Pilate lui dit: «Alors, tu es roi?» Jésus répondit: «C'est toi qui dis que je suis roi. Je suis né, je suis venu dans le monde pour ceci: rendre témoignage à la vérité. Tout homme qui appartient à la vérité écoute ma voix.» Pilate lui dit: «Qu'est-ce que la vérité?» Après cela, il sortit de nouveau pour aller vers les Juifs, et il leur dit: «Moi, je ne trouve en lui aucun motif de condamnation. Mais c'est la coutume chez vous que je relâche quelqu'un pour la Pâque: voulez-vous que je vous relâche le roi des Juifs?» Mais ils se mirent à crier: «Pas lui! Barabbas!» (Ce Barabbas était un bandit.) Alors Pilate ordonna d'emmener Jésus pour le flageller. Les soldats tressèrent une couronne avec des épines, et la lui mirent sur la tête; puis ils le revêtirent d'un manteau de pourpre. Ils s'avançaient vers lui et ils disaient: «Honneur à toi, roi des Juifs!» Et ils le giflaient. Pilate sortit de nouveau pour dire aux Juifs: «Voyez, je vous l'amène dehors pour que vous sachiez que je ne trouve en lui aucun motif de condamnation.» Alors Jésus sortit, portant la couronne d'épines et le manteau de pourpre. Et Pilate leur dit: «Voici l'homme.» Quand ils le virent, les chefs des prêtres et les gardes se mirent à crier: «Crucifie-le! Crucifie-le!» Pilate leur dit: «Reprenez-le, et crucifiez-le vous-mêmes; moi, je ne trouve en lui aucun motif de condamnation.» Les Juifs lui répondirent: «Nous avons une Loi, et suivant la Loi il doit mourir, parce qu'il s'est prétendu Fils de Dieu.» Quand Pilate entendit ces paroles, il redoubla de crainte. Il rentra dans son palais, et dit à Jésus: «D'où es-tu?» Jésus ne lui fit aucune réponse. Pilate lui dit alors: «Tu refuses de me parler, à moi? Ne sais-tu pas que j'ai le pouvoir de te relâcher, et le pouvoir de te crucifier?» Jésus répondit: «Tu n'aurais aucun pouvoir sur moi si tu ne l'avais reçu d'en haut; ainsi, celui qui m'a livré à toi est chargé d'un péché plus grave.» Dès lors, Pilate cherchait à le relâcher; mais les Juifs se mirent à crier: «Si tu le relâches, tu n'es pas ami de l'empereur. Quiconque se fait roi s'oppose à l'empereur.» En entendant ces paroles, Pilate amena Jésus au-dehors; il le fit asseoir sur une estrade à l'endroit qu'on appelle le Dallage (en hébreu: «Gabbatha»). C'était un vendredi, la veille de la Pâque, vers midi. Pilate dit aux Juifs: «Voici votre roi.» Alors ils crièrent: «À mort! À mort! crucifie-le!» Pilate leur dit: «Vais-je crucifier votre roi?» Les chefs des prêtres répondirent: «Nous n'avons pas d'autre roi que l'empereur.» Alors, il leur livra Jésus pour qu'il soit crucifié, et ils se saisirent de lui.


Le chemin de La Croix

Jésus, portant lui-même sa croix, sortit en direction du lieu dit en direction du lieu dit: Le Crâne, ou Calvaire, en hébreu: Golgotha. Là, ils le crucifièrent, et avec lui deux autres, un de chaque côté, et Jésus au milieu. Pilate avait rédigé un écriteau qu'il fit placer sur la croix, avec cette inscription: «Jésus le Nazaréen, roi des Juifs.» Comme on avait crucifié Jésus dans un endroit proche de la ville, beaucoup de Juifs lurent cet écriteau, qui était libellé en hébreu, en latin et en grec. Alors les prêtres des Juifs dirent à Pilate: «Il ne fallait pas écrire: "Roi des Juifs", il fallait écrire: Cet homme a dit: "Je suis le roi des Juifs".» Pilate répondit: «Ce que j'ai écrit, je l'ai écrit.» Quand les soldats eurent crucifié Jésus, ils prirent ses habits, ils en firent quatre parts, une pour chacun. Restait la tunique; c'était une tunique sans couture, tissée tout d'une pièce de haut en bas. Alors ils se dirent entre eux: «Ne la déchirons pas, tirons au sort celui qui l'aura.» Ainsi s'accomplissait la parole de l'Écriture: Ils se sont partagé mes habits; ils ont tiré au sort mon vêtement. C'est bien ce que firent les soldats. Or, près de la croix de Jésus se tenait sa mère, avec la sœur de sa mère, Marie femme de Cléophas, et Marie Madeleine. Jésus, voyant sa mère, et près d'elle le disciple qu'il aimait, dit à sa mère: «Femme, voici ton fils.» Puis il dit au disciple: «Voici ta mère.» Et à partir de cette heure-là, le disciple la prit chez lui.


La mort et la sépulture

Après cela, sachant que désormais toutes choses étaient accomplies, et pour que l'Écriture s'accomplisse jusqu'au bout, Jésus dit: «J'ai soif.» Il y avait là un récipient plein d'une boisson vinaigrée. On fixa donc une éponge remplie de ce vinaigre à une branche d'hysope, et on l'approcha de sa bouche. Quand il eut pris le vinaigre, Jésus dit: «Tout est accompli.» Puis, inclinant la tête, il remit l'esprit. Comme c'était le vendredi, il ne fallait pas laisser des corps en croix durant le sabbat (d'autant plus que ce sabbat était le grand jour de la Pâque). Aussi les Juifs demandèrent à Pilate qu'on enlève les corps après leur avoir brisé les jambes. Des soldats allèrent donc briser les jambes du premier, puis du deuxième des condamnés que l'on avait crucifiés avec Jésus. Quand ils arrivèrent à celui-ci, voyant qu'il était déjà mort, ils ne lui brisèrent pas les jambes, mais un des soldats avec sa lance lui perça le côté; et aussitôt, il en sortit du sang et de l'eau. Celui qui a vu rend témoignage, afin que vous croyiez vous aussi. (Son témoignage est véridique et le Seigneur sait qu'il dit vrai.) Tout cela est arrivé afin que cette parole de l'Écriture s'accomplisse: Aucun de ses os ne sera brisé. Et un autre passage dit encore: Ils lèveront les yeux vers celui qu'ils ont transpercé. Après cela, Joseph d'Arimathie, qui était disciple de Jésus, mais en secret par peur des Juifs, demanda à Pilate de pouvoir enlever le corps de Jésus. Et Pilate le permit. Joseph vint donc enlever le corps de Jésus. Nicodème (celui qui la première fois était venu trouver Jésus pendant la nuit) vint lui aussi: il apportait un mélange de myrrhe et d'aloès pesant environ cent livres. Ils prirent le corps de Jésus, et ils l'enveloppèrent d'un linceul, en employant les aromates selon la manière juive d'ensevelir les morts. Près du lieu où Jésus avait été crucifié, il y avait un jardin, et dans ce jardin, un tombeau neuf dans lequel on n'avait encore mis personne. Comme le sabbat des Juifs allait commencer, et que ce tombeau était proche, c'est là qu'ils déposèrent Jésus.


La chasuble

En 1950, après avoir achevé la Chapelle, Matisse conçoit les chasubles et exécute avec la technique des papiers découpés 22 maquettes dont 12 servirent à la réalisation recto-verso de 6 chasubles en soie.


Leur forme ample et semi-circulaire fut introduite par le Père Alain Couturier, l'un des grands promoteurs de l'art sacré contemporain.


Matisse crée sa propre interprétation des symboles liturgiques traditionnels en utilisant pour les chasubles noires des découpes blanches sur fond noir.


Chaque ornement liturgique est composé d’un ensemble de vêtements et d’accessoires de même couleur, comprenant une chasuble, une étole et un manipule, portés par le prêtre, un voile de calice et une bourse, déposés sur l’autel. Les maquettes ont été réalisées par Matisse en papiers gouachés découpés.


Les six couleurs traditionnelles employées pour les ornements des prêtres changent selon les différents temps liturgiques de l’année :

  • La couleur blanche est utilisée pour les grandes fêtes de Noël, de Pâques à l’Ascension et des fêtes de la Vierge,

  • La couleur verte est utilisée pour les célébrations du temps ordinaire,

  • La couleur violette est utilisée pendant les temps de l’Avent et du Carême,

  • La couleur rouge est utilisée pour les Rameaux, le Vendredi Saint, la Pentecôte et les fêtes des martyrs,

  • La couleur Rose est utilisée deux fois dans l’année pour les fêtes de Gaudete (mi-Avent) et de Laetare (mi-Carême)

  • La couleur noire est utilisée pour les funérailles et la fête des défunts le 2 novembre.

« Il faut que je sois si pénétré, si imprégné de mon sujet que je puisse le dessiner les yeux fermés. […]. Ça sort tout naturellement de moi, et alors le signe lui-même est noble. […] Mon travail consiste à m’imbiber des choses. […] A partir d’un certain moment ce n’est plus moi, c’est une révélation : je n’ai qu’à me donner. » H. Matisse, 1948-1951

Texte de Dominique SZYMUSIAK, Conservatrice du Musée Départemental Matisse du Cateau-Cambrésis


LES CHASUBLES DE MATISSE

"En 1952 quand j'ai vu Matisse pour la dernière fois dans son atelier de Nice, témoigne Alfred H. BARR, Directeur du Museum of Modern Art de New York, il y avait une vingtaine de maquettes de chasubles étalées sur le mur comme des papillons géants. Je comprends facilement l’enthousiasme de PICASSO. Elles me parurent compter parmi les œuvres les plus pures et les plus rayonnantes crées par Matisse" (Isabelle MONOD-FONTAINE : Catalogue des collection Matisse du MNAM p.393).


MATISSE ne commence les chasubles qu’à la fin de 1950 après avoir terminé la conception de la chapelle à laquelle elles sont destinées. Il vient de consacrer quatre ans de sa vie à faire un espace de recueillement et de prière pour les Dominicaines de Vence, un édifice religieux dont il conçoit l’architecture, les vitraux, les céramiques, le décor et les accessoires liturgiques. Il a réalisé avec des papiers gouachés et découpés dans trois couleurs les vitraux des murs sud et ouest - un bleu outremer, un vert bouteille et un jaune citron - aux formes simples et régulières. Le rouge absent de l’harmonie colorée naîtra de la lumière à certaines heures du jour. Face au vitrail, il a dessiné de grandes compositions sur des carreaux de céramique blancs avec de l'émail liquide devenu noir à la cuisson. Le Chemin de Croix occupe le fond de l'église, la Vierge et l'Enfant accompagnés d’un décor floral couvrent le mur de la nef et Saint Dominique, monumental, domine le mur derrière l'autel. En 1951 pour le numéro de Noël d’une revue à grand tirage, Matisse présente ainsi sa chapelle : « Ces panneaux de céramique sont constitués de grands carreaux de terre cuite émaillée en blanc et portent des dessins noirs filiformes qui les décorent tout en les laissant très clairs. Il en résulte un ensemble noir sur blanc, dans lequel le blanc domine, d'une densité formant un équilibre avec la surface du mur opposé, constituée par des vitraux qui vont du sol jusqu'au plafond et qui expriment, dans des formes voisines, une idée de feuillage toujours de même origine venant d'un arbre caractéristique de la région : le cactus à palettes garnies d'épines, fleurissant jaune et rouge. »(France-Illustration, Noël 1951, H Matisse : Ecrits et propos sur l’art, p.259).


En octobre 1950, la chapelle a reçu une première couche de chaux et les vitraux sont faits mais pas encore posés. Les chasubles, les dernières œuvres créées, vont la parachever. MATISSE les commence à son retour à Nice après avoir passé l'été à Paris. Pour la troisième fois, il est confronté à la conception de costumes dans un décor qu'il a réalisé. Cependant, s’il s’agissait précédemment de décors de ballet, cette fois il est dans un espace sacré.


En 1919 pour DIAGHILEV, il avait exécuté le décor et les costumes du ballet, Le Chant du rossignol, un conte chinois, sur une musique de STRAVINSKI et une chorégraphie de MASSINE joué au Covent Garden de Londres et à l'Opéra de Paris. Il avait réalisé des manteaux aux formes de chape des mandarins, du chambellan et de l'Empereur de Chine, mis des incrustations de fleurs en or, inventé des évocations de nuages selon l'iconographie traditionnelle chinoise et appliqué des formes géométriques noires et blanches pour des costumes de deuil. Matisse fit allusion à cette création dans des propos qu’il tint le 15 novembre 1948, au Frère RAYSSIGUIER, un jeune dominicain chargé de l’aider pour la chapelle (Henri Matisse, M.A. Couturier, L.B. Rayssiguier, La Chapelle de Vence, journal d’une création, p.101). « Je ne fais pas cela (la chapelle), pour faire une église, lui dit-il, je le fais comme un décor de théâtre. Pour le Rossignol qui se passe en cour de Chine, j'ai fait quelque chose d'emprunt : il y est entré beaucoup de souvenirs d'église ; les gothiques étaient de fameux metteurs en scène. » (Pierre SCHNEIDER, Matisse, p.523)


En 1938, il s’était consacré à nouveau à la conception du décor et des costumes d’un ballet, L'étrange farandole (appelé ensuite Rouge et Noir), une autre chorégraphie de MASSINE. MATISSE reprend pour le décor les grands aplats géométriques de la Danse de BARNES et habille les danseurs de maillots moulants mats faits d'une couleur par groupe de danseurs sur lesquels sont appliquées des sortes d'algue, ton sur ton, taillées dans une matière brillante. « J’avais un fond divisé en quatre couleurs, bleu, rouge, noir et jaune avec des arceaux blancs. J'habillais mes danseurs des couleurs du décor avec des maillots bleus, rouges, jaunes et blancs. »


Pour la chapelle de Vence, les costumes sont des chasubles, vêtements de la liturgie catholique qui ont pour rôle de revêtir avec dignité et magnificence le célébrant pendant les offices religieux. MATISSE va les transformer en féerie de couleurs qui vont jouer un rôle essentiel dans la mise en scène des pièces très codifiées que sont les cérémonies du culte.


Le Père COUTURIER, à l'origine d'un important renouveau de l'art sacré dans les années 40, avait envoyé à MATISSE le patron du dos et du devant des chasubles. Il avait modernisé cet habit sacerdotal en reprenant une forme, surtout utilisée à la fin du Moyen-Age, ample et taillée dans deux demi-cercles, avec un dos un peu plus long que le devant, qui s'opposait aux chasubles traditionnelles en forme étroite d’« étui à violon ». Issues du manteau de voyage des Romains, la paenula, ces nouvelles chasubles enveloppent le corps et donnent un drapé qui accompagne les gestes du prêtre selon qu'il étend ou replie les bras pour prier ou bénir. Les dimensions de ce modèle sont imposantes puisque le dos comme le devant mesure environ 2m de large et 1m30 de haut et couvre complètement le célébrant d'une sorte de grand manteau théâtral.


MATISSE dispose d'une forme imposée mais aussi de couleurs obligatoires. La tradition catholique a assigné aux chasubles six couleurs correspondant à des moments particuliers de l'année liturgique avec des fonctions symboliques précises. Le 4 novembre 1950, le Père COUTURIER écrit à MATISSE sur sa demande que "les couleurs pour les différentes chasubles sont : blanc, vert, rouge, violet, noir. De plus, si l'on veut, pour les très grandes fêtes, un tissu or" (La chapelle de Vence, journal d’une création, p.375.) C'est par ce tissu or, devenu blanc à motif or que MATISSE commence. Il ajoutera à la série, la chasuble rose, rarement portée.


La maquette de chaque chasuble est constituée de deux parties, un dos et un devant, assemblées par la couture des épaules dans la réalisation finale en tissu. Dans son atelier entièrement peint en blanc, MATISSE va concevoir les six chasubles blanche, rose, verte, violette, rouge et noire en faisant vingt études en gouache découpée et ne retenir que les douze nécessaires à leur fabrication. Le décor de la chapelle, que ce soit les couleurs des vitraux ou les dessins noirs sur les murs, n'interfère pas visuellement dans la conception des vêtements puisqu’ils sont créés dans le cadre blanc de l’atelier. « Les chasubles ont été faites les unes après les autres dans un laps de temps assez court avec beaucoup de gaieté », témoigne son aide d'atelier Paule MARTIN (Entretiens du 16-01-07). En recopiant le patron donné par le Père COUTURIER, l'aide taillait les modèles de base dans du papier qui était ensuite gouaché. Des grandes feuilles de papier Canson couvertes de gouache, - un bleu, deux verts, un vermillon, un noir, un blanc, deux violets, un aubergine, un jaune orangé, un jaune citron... - formaient des tas de couleur autour du lit de MATISSE qui demandait qu'on lui donne telle ou telle couleur dans laquelle il taillait au ciseau avec allégresse. Il révélait les formes que l'aide d'atelier épinglait là où il lui disait de les mettre. Les découpes pouvaient être déplacées jusqu'au moment où l'équilibre était trouvé. La maquette restait quelque temps au mur puis était remplacée par une autre couleur.


La Chasuble rouge

La chasuble rouge, couleur du feu, de l’Amour divin, se porte durant le temps de la Passion, les fêtes de l’Esprit Saint, des Apôtres et de tous les martyrs. « Chasuble rouge, Fond rouge coquelicot. Les claires sont jaune citron. Les grandes croix sont noires et les petites sont jaune citron -»(Ronchamp-Vence) écrit MATISSE en dessous d’une photographie noir et blanc. On peut ajouter à ces explications les commentaires de Lydia DELECTORSKAYA (Secrétaire et aide d’atelier) : « Pendant qu’il la composait (explication textuelle de MATISSE), il revoyait en esprit une petite île des mers chaudes surchauffée de soleil (d’où le rouge ardent de la chasuble) à la végétation desséchée (roseaux et bambous jaunes) et où pullulent des moustiques (petites croix noires) qui vous rendent la vie réellement intenable, vous martyrisent. » (Note manuscrite de Lydia Delectorskaya au sujet de la notice de l’oeuvre dans le catalogue de l’exposition de Washington, Matisse Paper Cut-Outs 10 H Matisse : Ecrits et propos sur l’art, p. 258).


La Chasuble noire

Matisse a fait sept compositions en gouache découpée pour la chasuble noire. Elle sert pour l'Office des morts et le Vendredi Saint, célébration de la mort du Christ. Il a probablement multiplié les recherches parce qu'il était passionné par l'équilibre des formes blanches sur le fond noir et par leur rapport avec les couleurs du vitrail « surface de lumière et de couleur ». Cette problématique à la base des grands dessins muraux noirs sur fond blanc de la chapelle, « un mur plein au dessin noir et blanc » est cette fois inversée : il s’agit de dessins blancs sur fond noir comme dans les linogravures de Pasiphaé. Une première maquette très dépouillée ne comporte qu’une croix inscrite dans un V et une constellation d’étoiles faites avec de simples rectangles de papier superposés. MATISSE fait ensuite trois séries de chasubles noires toujours avec des papiers gouachés blancs et découpés. La première série a pour thème majeur des formes évoquant des épis de blé et les lettres du mot « Esperlucat » dont il donne la signification en annotant une reproduction photographique : «Noire - Composition née du désir de faire du blé et de la rencontre d’un mot provençal qui veut dire dessiller - voir ou apercevoir -. En réfléchissant devant une chasuble mortuaire, on peut comprendre que la façon la plus rassurante de se présenter devant la mort est d’être accompagné par des bonnes actions (blé). Esperlucat tiré des dictionnaires des synonymes Larousse11 ». Par la mort, les yeux sont dessilés, ils sont ouverts. La mort est une ouverture sur une autre vie (Note de Lydia Delectorskaya). C’est aussi ce que rapporte le Père COUTURIER. " Nous parlons de la chasuble noire : Je lui dis que ce n'est pas une chasuble triste, mais une chasuble de résurrection. Il me répond : "C'est ce qu'il faut, n'est-ce pas ? La mort n'est pas la fin de tout, c'est une porte qui s'ouvre. "(La chapelle de Vence, journal d’une création p.273)


MATISSE compose une autre maquette avec des motifs d’algues et de poissons qui dansent librement sur le fond noir dans une impression d’immensité. « Noir et blanc. Des ailes, des palmes accompagnent la croix et les poissons » annote-t- il (Ronchamp-Vence). Enfin les deux demi-maquettes retenues pour être confectionnées ont un décor d’ailes monumentales et dégagent un sentiment de puissance. Est-ce la symbolique de la colombe du Saint Esprit ou de l’envol de l’âme après la mort ? Les lettres découpées d’« Esperlucat » encadre la croix sur le devant de la chasuble.


La Chasuble blanche

Cette chasuble est destinée aux principales fêtes chrétiennes, Noël, Pâques, l'Ascension, les Fêtes de la Vierge, des Saints non martyrs et le temps pascal. MATISSE a découpé les motifs de la première étude dans du papier jaune citron. Ce feuillage décoratif crée un rapport très épuré et précieux de couleur or sur un fond blanc. C’est une esquisse non achevée, le premier essai sur lequel MATISSE a cherché le rapport entre la forme imposée, le décor aux couleurs précises et sa destination dans l’espace de l’église. Le deuxième essai qui, comme le premier fut conservé par MATISSE mais qui n’a pas été utilisé en chasuble, est un semis de fleurs quadrilobées. La chasuble est assimilée à un tissu floral. Les fleurs sont un motif récurrent dans les dessins et les gouaches découpées de Matisse et correspondent à la tradition des chasubles brodées. Le Père COUTURIER lui avait précisé qu'il n'était pas tenu de respecter une iconographie. Pour la maquette définitive, des applications jaunes et vertes évoquent, pour la face une plante accompagnée de ses fleurs et de ses fruits et, pour le dos un calice et l'eucharistie. Un semis d'algues fleuries décore les bandes latérales correspondant aux mouvements des bras du prêtre et rappelle le vitrail jaune citron, vert bouteille et bleu outremer de L'Arbre de Vie situé derrière l'autel. Cette chasuble sera réalisée en soie pour la consécration de la chapelle, le 25 juin 1951 et sera la seule à être terminée à cette date.


Fabrication

Les chasubles et les accessoires ont été confectionnés par les sœurs Dominicaines de Crépieux près de Lyon, spécialisées dans le vêtement liturgique. Le tissu choisi était de la popeline de soie à l’aspect assez proche de la matière velouté de la gouache. Toutes les chasubles ont été doublées d’une couleur qui joue un rôle important car la doublure est visible pendant les offices. En effet la chasuble, plus large que la longueur des bras du prêtre, est repliée sur les avant-bras. La doublure de la chasuble blanche est jaune très pâle, la verte est d’un jaune plus atténué que les motifs, la rouge est doublée du même jaune que la chasuble verte. Un mauve est choisi pour la violette, un blanc rosé pour la chasuble rose et un blanc pour la chasuble noire.


En 1996, les chasubles et les accessoires ont été refaits à l’initiative de Sœur JACQUES-MARIE, religieuse dominicaine, amie de MATISSE et à l’origine de la Chapelle. Les couleurs en ont été minutieusement supervisées par Lydia DELECTORSKAYA qui a vérifié que elles étaient respectées d’après des échantillons soigneusement conservés des gouaches découpées d’origine.


Les chasubles ont passionné tous ceux qui ont pu les voir dans l’atelier de MATISSE. Elles sont un habit sacerdotal mais participe aussi à la création textile qui a toujours passionné le peintre. Christian DIOR, qui avait lui aussi à faire des chasubles, a un jour rendu visite à MATISSE. Il venait voir les maquettes des chasubles et a souligné combien elles étaient proches de la haute couture.


LE CHEMIN DE CROIX

Le mur du fond de la chapelle que MATISSE réalise à Vence pour les dominicaines est couvert des quatorze stations du Chemin de Croix. MATISSE les a dessiné sur des carreaux de céramique blancs au pinceau chargé d’émail liquide noir.


Au lieu d’être traditionnellement réparties le long des murs de l’église, toutes les scènes sont réunies sur un même panneau qu’il faut lire de bas en haut comme le chemin ascendant et sinueux du Golgotha. Cette Passion exprime l’émotion la plus violente, en réponse au drame du Christ. Le peintre n’est arrivé à l’extrême simplicité qu’après avoir étudié RUBENS, GRÜNEWALD, MANTEGNA et après avoir accumulé les esquisses.


Ce qu’en disait Henri Matisse

Cette chapelle est pour moi l'aboutissement de toute une vie de travail.


Les céramiques de la Chapelle du Rosaire de Vence ont suscité de tels étonnements que je voudrais essayer de les dissiper.


Ces panneaux de céramique sont constitués de grands carreaux de terre cuite émaillée en blanc et portent des dessins noirs filiformes qui les décorent tout en les laissant très clairs. Il en résulte un ensemble noir sur blanc, dans lequel le blanc domine, d'une densité formant un équilibre avec la surface du mur opposé, constituée par des vitraux qui vont du sol jusqu'au plafond et qui expriment, dans des formes voisines, une idée de feuillage toujours de même origine venant d'un arbre caractéristique de la région : le cactus à palettes garnies d'épines, fleurissant jaune et rouge.


Ces vitraux sont composés de verres de trois couleurs bien décidées, qui sont: un bleu outremer, un vert bouteille, un jaune citron, réunis dans chaque partie du vitrail. Ces couleurs sont tout à fait ordinaires quant à la qualité ; elles n'existent dans la réalité artistique que par leur rapport de quantités qui les magnifie et les spiritualise.


À la simplicité de ces trois couleurs constructives, s'ajoute une différenciation dans la surface de certains verres. Le jaune est dépoli et en devient seulement translucide, tandis que le bleu et le vert restent transparents, donc tout a fait limpides. Ce manque de transparence du jaune arrête l'esprit du spectateur et le retient à l'intérieur de la chapelle, formant ainsi le premier plan d'un espace qui commence dans la chapelle pour aller se perdre à travers le bleu et le vert jusque dans les jardins environnants. C'est ainsi que lorsqu'on aperçoit de l'intérieur, à travers le vitrail, une personne allant et venant dans le jardin, placée seulement à un mètre du vitrail, elle semble appartenir à un tout autre monde que celui de la chapelle.


J’écris sur ces vitraux - l'expression spirituelle de leur couleur ne me parait pas contestable - simplement pour établir la différence entre les deux grands côtés de la chapelle, qui, décorés différemment, se soutiennent en s'opposant. D'un espace de clair soleil sans ombre qui enveloppe notre esprit à gauche, passant à droite nous trouvons les murs de céramiques. Ils sont l'équivalence visuelle d'un grand livre ouvert où les pages blanches portent des signes explicatifs de la partie musicale constituée par les vitraux.


En somme, les céramiques sont l'essentiel spirituel et expliquent la signification du monument. Aussi deviennent-elles, malgré leur apparente modestie, le point important qui doit préciser le recueillement que nous devons éprouver, et je crois devoir préciser, en insistant, le caractère de leur composition.


Dans leur exécution, l'artiste y est révélé en toute liberté. C'est ainsi que tout d'abord ayant prévu ces panneaux comme une illustration de ces grandes surfaces, à l'exécution il a donné un sens différent pour l'un des trois : celui du Chemin de croix.


Le panneau de saint Dominique et celui de la Vierge et de L'Enfant Jésus sont à la même hauteur d'esprit décoratif, et leur sérénité a un caractère de tranquille recueillement qui leur est propre, tandis que celui du Chemin de croix s'anime d'un esprit différent. Il est tempétueux. Là est la rencontre de l'artiste avec le grand drame du Christ qui fait déborder sur la chapelle l'esprit passionné de l'artiste. Tout d'abord, l'ayant conçu dans le même esprit que celui des deux premiers panneaux, il en avait fait une procession par la succession des scènes. Mais, s'étant trouvé empoigné par le pathétique de ce drame si profond, il a bouleversé l'ordonnance de sa composition. L’artiste en est devenu tout naturellement le principal acteur : au lieu de refléter ce drame, il l'a vécu et l'a exprimé ainsi. Il a bien conscience du mouvement d'esprit que donne au spectateur ce passage de la sérénité au dramatique. Mais la Passion du Christ n'est- elle pas ce qu'il y a de plus émouvant parmi ces trois sujets ?


Je voudrais ajouter à ce texte que j'ai compris le noir et le blanc des costumes des Sœurs comme un des éléments de la composition de la chapelle et, pour la musique, j'ai préféré aux sons bruyants - quoique savoureux, mais explosifs - des orgues la douceur des voix de femmes pouvant s'insinuer en chants grégoriens dans la lumière frémissante et colorée des vitraux.


Ce document est extrait de France Illustration. Numéro de Noël 1951.


Le grand silence

Une journée qui devrait être celle du silence, du grand silence.


Je ne sais si vous avez ce film sur la vie des chartreux. Le silence de la prière. le silence pour laisser reposer les choses. Comme nous manquons de silence dans nos vies... Et cela encore plus quand on vit en Italie. On ne peut pas dire que ce soit le pays du silence ! Un peu comme si le bruit signifiait la vie, et le silence la mort... Peut-être en fait. En même temps, j’ai toujours peur que les paroles tuent la Parole...


Mais il est vrai que le silence est bien difficile à appréhender...


Une nouvelle fois, je fais référence à Georges BERNANOS, dans Monsieur Ouine :

L’âme repose... l’âme repose... Alors comment fait-elle pour haïr, votre âme qui repose ? La haine, à mon sens, ça bouge, ça bouge même beaucoup, la haine !
Elle lève les épaules avec pitié.
– Si vous étiez un homme et non pas un gamin raisonneur, vous sauriez précisément que ça ne bouge pas. Une eau claire et glacée, voilà ce que c’est, la haine. Du moins, je me la représente ainsi, mon cœur. Mais vous, sûrement, vous la voyez comme une bête enragée – le diable, quoi ! hein, Steeny ?

Oui, le silence peut être haine, une haine claire et glacée, comme celle ressentie lors du vendredi saint. le silence peut aussi être noir, triste, sans vie.


Dom André LOUF, Père Abbé du Mont des Cats, écrira : « Attention, le silence n’est pas quelque chose de mort, c’est le cri du cœur, le poids de l’âme. Je vais même plus loin : pour moi, le silence n’existe pas. »


Qu’est donc ce silence alors ?

Un peu comme si le silence du samedi saint était un combat entre deux silences : celui de la haine, du froid, de l’abandon, et celui de l’attente, de la lumière qui naît et qui est espérée. Un combat entre le noir et le blanc, entre le yang et le ying, entre la mort et la vie, entre le désespoir et l’espérance, entre le Mal et le Bien, entre l’amour et la haine.


Bien sûr, la vie est animée, elle est mouvement. Sinon, elle est mort. Mais le mouvement ne commence-t-il pas par un premier silence ?


Deux images pourraient pour moi symboliser ce combat : cette chasuble de Matisse, ou cette vue des Thermes de Caracalla à Rome :


Ou encore ces peintures de Caspar David Friedrich (1774-1840)




Ruines du monastère Eldena

Caspar David Friedrich (Greifswald, 1774 - Dresde, 1840)

Huile sur toile, 35 x 49 cm, 1824

Alte Nationalgalerie, Berlin (Allemagne)


Celles-ci respirent le silence, mais un silence romantique, un silence nostalgique, presque un silence d'abandon...


Ou un combat perdu ?


Le silence est vraiment le moment du combat, le bruit que fait la bataille intérieure.


Au milieu des ruines de FRIEDRICH, aucune vie, que des arbres morts. Bien sûr, la paix et le silence. Bien sûr le calme. Mais comme le disait BERNANOS, un calme froid, un calme de tombe.


Au milieu des ruines romaines, des pins s’élancent, la vie continuent à vaincre, la vie peut même étouffer la mort ou les signes de mort, la vie peut faire reverdir les pierres de mort, les pierres de souffrances, les pierres éteintes. Comme dans les bagnes de Guyane...



La vie finit toujours par avoir le dessus... !


Et cette confrontation n’a pas de meilleure image que dans la chasuble d’Henri matisse. Comme le rappelle le guide du Musée Matisse :


En 1950, après avoir achevé la Chapelle, Matisse conçoit les chasubles et exécute avec la technique des papiers découpés vingt-deux maquettes dont douze servirent à la réalisation recto-verso de six chasubles en soie.


Leur forme ample et semi-circulaire fut introduite par le Père Alain Couturier, l'un des grands promoteurs de l'art sacré contemporain.


Matisse crée sa propre interprétation des symboles liturgiques traditionnels en utilisant pour les chasubles noires des découpes blanches sur fond noir.


C’est celle que vous voyez, ici à gauche, qui fut tissée pour la chapelle de Vence. J’eus la joie profonde de la porter lors des célébrations du vendredi saint au Cateau.


Les deux silences sont présents dans cette chasuble : celui de la vie, et celui de la mort. MATISSE expliquera la signification du mot inscrit en haut : Esperlucat est un mot provençal qui signifie dessiller, voir ou apercevoir. Entre les deux parties de ce mot, une simple croix est découpée au milieu d’une étoile blanche. La Croix apparaît comme en négatif. Au bas, un énorme rond blanc rappelle les soleils blancs de l’hiver. Et sur chaque côté de la demi-lune, deux paires d’ailes, ou deux paires d’algues, celles qu’il avait découvert lors de ces voyages austraux.


L’impression générale est celle de la linogravure, que nous avons pu faire enfant, gravant dans une planche noire pour y faire apparaître le blanc. Quelque chose qui rappelle aussi le tableau noir de nos écoles ; en tous les cas, une opposition de ton qui est contraire à nos habitudes (écrire noir sur blanc) et qui semble plus révéler que démontrer.


Et c’est bien là où j’en reviens au silence. Est-il noir, est-il blanc ? Ou est-il ce noir, cet absence de bruit, ce néant d’occupations qui va faire enfin apercevoir, qui va mettre en lumière ? Un silence qui n’appelle pas à la mort, mais à l’éclosion de la vie. Un silence qui n’invite pas à sombrer dans une noirceur de mort, mais à laisser de révéler, comme dans la technique photographique. Un peu comme le visage du Christ sur le Saint Suaire qui ne s’est révélé que par opposition, que par négatif. Le silence fait entrevoir, apercevoir, discerner...


Le silence permet d’y voir clair... Si nous remplissons une bouteille avec de l’eau d’un torrent de montagne, elle nous semble claire. Mais il faut attendre. Attendre que l’eau se repose. Attendre pour voir qu’au fond se dépose toutes les impuretés qui flottaient, et que l’agitation nous empêchaient de voir. Attendre pour discerner le clair du trouble, attendre pour discerner les ténèbres de la lumière, attendre pour voir. Et l’on ne peut attendre que dans le silence, car les paroles risquent d’être encore agitation.


Le silence de cette chasuble noire, le silence de l’attente de la résurrection du Sauveur nous fait entrevoir tant de choses...


Elle nous fait entrevoir, dans le silence de notre coeur, dans le tréfonds de nous mêmes, au milieu de nos ténèbres, qu’il reste toujours la petite fille espérance de PÉGUY, que l’on peut toujours redevenir l’enfant de BERNANOS, qu’en nous ne s’est jamais éteinte cette petite source d’eau vive qui ne demande qu’à sourdre, cette petite source qui peut étancher notre soif d’absolu, cette étoile qui peut, qui doit nous guider, cette étoile qui porte le nom de l’amour.


Cette même étoile dont parlait Guy de LARIGAUDIE dans sa dernière lettre retrouvée sur lui en 1940 :

" …J'avais tellement la nostalgie du Ciel et voilà que la porte va bientôt s'ouvrir. Le sacrifice de ma vie n'est même pas un sacrifice, tant mon désir du Ciel et la possession de Dieu est vaste. J'avais rêvé de devenir un saint et d'être un modèle pour les louveteaux, les scouts et les routiers. L'ambition était peut-être trop grande pour ma taille, mais c'était un rêve… Voulez-vous, lorsque vous apprendrez ma mort, écrire à maman pour la consoler… Vous lui direz qu'elle pense que je suis parti pour une terre lointaine bien plus belle que les îles de corail, où je posséderai toute la lumière, toute la beauté, tout l'amour dont j'avais tellement soif… "

Et cette étoile prend toute sa lumière avec la Croix qui la transperce. Cette Croix qui semblait être objet de ténèbres et de mort, semble devenir lumineuse. Elle semble se révéler dans le silence au milieu de notre quête. Notre unique quête, notre soif ne sera apaisée que par la Croix du Christ d’où il coulera des fleuves d’eau vive.


Il faut pour cela esperlucat, dessiller nos yeux, apercevoir dans notre soif, dans nos désirs, la présence en contrepoint de la Croix. Si dans le silence, si dans la nuit, je laisse mes yeux s’habituer, je verrai se lever le soleil de vie, le soleil de la résurrection... « de grand matin, les femmes se rendirent au tombeau »...


Comme à tout réveil (Éveille-toi, ô toi qui dors !), il faut du temps pour que nos yeux s’habituent à la lumière. Du temps et de la patience. De la patience et du silence. Et sans ce temps, sans cette patience, sans ce silence, si je veux ouvrir trop vite les yeux, sans la grâce du temps, alors la lumière m’aveugle et en devient ténèbres !


Pour arriver à regarder en face ce soleil blanc de la résurrection, il faut d’abord que mes yeux s’habituent à la timide lumière de la croix glorieuse en haut de la chasuble. Pour illuminer mon intériorité, il faut d’abord que je laisse entrer cette faible lueur d’une Croix qui me paraissait être la mort, et qui n’est que la vie en germe. Ainsi, en cette saint Nuit, avant de nous laisser illuminer totalement, d’exulter en Dieu, il faudra la patience de laisser entrer dans le silence le Cierge Pascal, faible lumière, timide flamme qui nous embrasera si, sans un souffle d’agitation, sans un souffle de parole, nous la recevons.


Alors, et alors seulement, s’ouvriront mes bras pour accueillir Dieu et sa grâce. Alors, et alors seulement, s’ouvriront les bras du Père pour me recevoir, tel l’enfant prodigue. Alors et alors seulement me seront données des ailes de séraphins, ces anges les plus près de Dieu. Ces séraphins dont le nom veut dire « brûlant », qui brûlent de l’amour de Dieu, et brûlent d’amour pour Dieu. Ces anges qui sont le premier choeur à chanter la Gloire de Dieu, à chanter la résurrection du Fils.


Ils ont trois paires d’ailes, nous dit le livre d’Isaïe : une pour se voiler la face, une pour voler et une qu'ils étendent sur leurs pieds. Elles sont là ! Nous en distinguons deux, celles qui voilent la face et celles qui permettent de voler. La troisième n’est autre que cette immense chasuble qui couvre le prêtre jusqu’aux pieds. À moins que ce ne soient les deux grandes ailes dans le dos qui servent à s’envoler vers Dieu !


Sur les autres maquettes, Henri MATISSE avait imaginé des algues et des coraux. Les coraux ? Cela reste évident car ils ont toujours été le signe de la Résurrection. En effet, au Moyen-âge, on était convaincu que si l’on replongeait un corail mort dans l’eau, il retrouvait la vie. Comme Jésus, aujourd’hui plongé dans les eaux de la mort qui va retrouver cette nuit la vie éternelle.



Et les algues, car ce sont peut-être ici des algues ? MATISSE dira à Brasaî que les souvenirs de son voyage à Tahiti ont envahi les habits sacerdotaux. Elles rappellent peut-être la chaleur des ces îles, la chaleur du feu de la nuit de Pâques. Mais elles me semblent avoir encore une autre signification...


Dans l’eau, l’algue se meut, se déploie, prend vie sous la force du courant, sous la force du souffle des eaux. Un peu comme nous, qui trouvons vie si nous nous laissons en cette Nuit envahir par le souffle créateur de Dieu, envahir par le ruâh biblique, envahir par le souffle de l’Esprit-Saint qui nous fera découvrir une terre lointaine bien plus belle que les îles de corail, où je posséderai toute la lumière, toute la beauté, tout l'amour dont j'avais tellement soif…



Homélie de saint Cyrille d'Alexandrie (+ 444), Commentaire sur l'évangile de Jean, 12, 30, PG 74, 667-670

Quand il eut pris le vinaigre, Jésus dit : Tout est accompli. Puis, inclinant la tête, il remit l'esprit (Jn 19,30). Jésus a raison de dire que tout est accompli. Mais maintenant son heure l'appelle à proclamer la parole aux esprits qui sont dans les enfers. Il s'y rend, en effet, pour montrer sa seigneurie sur les vivants et sur les morts. C'est pour nous qu'il s'est plongé jusque dans la mort, et qu'il subit cette passion commune à toute notre nature, c'est-à-dire la souffrance de la chair, alors qu'étant Dieu, il est, par nature, la vie. Il veut, après avoir dépouillé les enfers, ramener la nature humaine à la vie, lui que les Écritures appellent les prémices de ceux qui se sont endormis (cf. 1 Co 15,30), et le premier-né d'entre les morts (Col 1,18).


Donc, il inclina la tête, ce qui est habituel aux mourants, parce que l'esprit ou l'âme qui maintient et gouverne le corps quitte celui-ci. Quant à ce que l'Évangéliste ajoute : et il remit l'esprit, c'est bien ainsi que les gens parlent pour dire que quelqu'un vient de s'éteindre et de mourir. Mais il semble que ce soit de propos délibéré et avec une intention précise que l'Évangéliste n'a pas dit simplement que Jésus était mort, mais qu'il avait remis son esprit dans les mains de Dieu le Père, selon ce qu'il a dit de lui-même : Père, entre tes mains je remets mon esprit (Lc 23,46). La portée et le sens de ces paroles apportaient à nous-mêmes le principe et le fondement d'une joyeuse espérance.


On doit croire, en effet, que les âmes saintes, après s'être dégagées de leurs corps terrestres, sont remises, entre les mains du Père très aimant, à la bonté et à la miséricorde de Dieu. Contrairement à ce que certains infidèles ont pensé, elles ne demeurent pas auprès de leurs tombeaux, en attendant les libations funèbres, et elles ne sont pas, comme les âmes des pécheurs, précipitées dans le lieu d'u n supplice sans fin, c'est-à-dire en enfer. Au contraire, elles se hâtent de se remettre entre les mains du Père de tous et en celles de notre Sauveur, le Christ, qui nous a montré cet itinéraire. Il a remis son âme entre les mains de son propre Père pour que, nous aussi, en nous engageant sur ce chemin, nous possédions une glorieuse espérance, en sachant et en croyant fermement qu'après avoir subi la mort de la chair, nous serons entre les mains de Dieu, et dans une condition bien préférable à celle que nous avions quand nous vivions dans la chair. C'est pourquoi saint Paul écrit à notre intention qu'il est bien préférable de s'en aller pour être avec le Christ (cf. Ph 1,23).


Prière

Regarde, Seigneur, nous t'en prions, la famille qui t'appartient : c'est pour elle que Jésus, le Christ, notre Seigneur, ne refusa pas d'être livré aux mains des méchants ni de subir le supplice de la croix. Lui qui règne.


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