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XXIIIe Dimanche du temps ordinaire (A)

Au milieu d’eux...



Le souper de Beaucaire, 28 juillet 1793,

Jean-Antoine Lecomte du Nouÿ, (Paris, 1842 — Paris, 1923),

Huile sur toile, 76 x 110 cm, entre 1869 et 1894,

Château de Malmaison, Rueil-Malmaison (France)


Évangile de Jésus Christ selon saint Matthieu Mt 18, 15-20

En ce temps-là, Jésus disait à ses disciples : « Si ton frère a commis un péché contre toi, va lui faire des reproches seul à seul. S’il t’écoute, tu as gagné ton frère. S’il ne t’écoute pas, prends en plus avec toi une ou deux personnes afin que toute l’affaire soit réglée sur la parole de deux ou trois témoins. S’il refuse de les écouter, dis-le à l’assemblée de l’Église ; s’il refuse encore d’écouter l’Église, considère-le comme un païen et un publicain. Amen, je vous le dis : tout ce que vous aurez lié sur la terre sera lié dans le ciel, et tout ce que vous aurez délié sur la terre sera délié dans le ciel. Et pareillement, amen, je vous le dis, si deux d’entre vous sur la terre se mettent d’accord pour demander quoi que ce soit, ils l’obtiendront de mon Père qui est aux cieux. En effet, quand deux ou trois sont réunis en mon nom, je suis là, au milieu d’eux. »


Le peintre

Extrait de Wikipédia


Jean-Jules-Antoine Lecomte du Nouÿ, à l'état civil Jean-Antoine Jules Lecomte-Dunouy, est le fils de Jules Louis Michel Lecomte, musicien, et de Félicité Alexandrine Dunouy. Il est le frère aîné de l'architecte français André Lecomte du Nouÿ (1844-1914). Admis à l'École des beaux-arts de Paris, il y est successivement l'élève de Charles Gleyre, d'Émile Signol et enfin de Jean-Léon Gérôme.


Issu d'un milieu conservateur et catholique, il épouse en 1876 en premières noces Valentine Peigné-Crémieux (1855-1876), la fille d'Alfred Peigné et de Mathilde Crémieux (1834-1912), petite-fille du sénateur Adolphe Crémieux, d'une famille de confession juive. Elle meurt le 15 octobre de l'année de son mariage. Lecomte du Nouÿ garda des liens étroits avec sa belle-famille, notamment avec Jean Cruppi. Il se remarie avec Caroline Évrard (1851-1892), qui lui donne un fils unique, le futur architecte et archéologue Jacques Théodore Jules Lecomte du Nouÿ (1885-1961). Sa troisième épouse s'appelle Térésa Marie Fisanne (ou Fizanne), dont il peint le portrait en 1906.


Son tableau Francesca de Rimini et Paolo dans la caverne marque ses débuts au Salon des artistes français de 1863, salon où il expose ensuite régulièrement tous les ans. En 1865, il entreprend son premier voyage en Orient en compagnie du peintre Félix-Auguste Clément.


En 1866, il remporte une médaille pour L'Invocation à Neptune, puis le 2e grand prix de Rome en 1872 pour la Mort de Jocaste. Cette même année, l'État français se rend acquéreur de son tableau Les Porteurs de mauvaises nouvelles pour le musée du Luxembourg, en 1873 du Charmeur pour le musée des beaux-arts de Reims, en 1874 d'Eros-Cupido pour le musée des beaux-arts de Tours. En 1873, associé à la Ville de Paris, l'État passe commande à l'artiste de deux vastes compositions pour la décoration de l'église de la Sainte-Trinité, qu'il livrera quelques années plus tard ; il s'agit de Saint Vincent de Paul ramène des galériens à la foi (1876) et Saint Vincent de Paul secourant les Alsaciens et les Lorrains après la guerre de 1637 (1879).


En 1875, il entreprend un nouveau voyage en Orient qui le mène de Grèce en Turquie. Plus tard il visite également l'Égypte et la Roumanie, où il rejoint son frère appelé à restaurer certains monuments en 1892.


Du Maroc, notamment de Tanger, il rapporte des scènes de genre prise au sein de la communauté juive. Il expose un marbre, Le Fer qui donne du pain, figurant un paysan rétamant sa faux, au Salon de 1905.


Jean Jules Antoine Lecomte du Nouÿ meurt le 19 février 1923 à Paris.


Le tableau

Fin juillet 1793, le capitaine d’artillerie Bonaparte fait halte à Beaucaire. Voici les premières lignes de son récit, rédigé quelques jours plus tard et intitulé Le souper de Beaucaire :

« Je me trouvai à Beaucaire le dernier jour de la foire ; le hasard me fit avoir pour convives à souper deux négociants marseillais, un Nîmois et un fabricant de Montpellier. »

La discussion porte sur l’insurrection fédéraliste qui fait alors rage en Provence, avec laquelle les deux Marseillais sympathisent ; et sur la réaction militaire des Jacobins, que soutiennent le Nîmois, le Montpelliérain, et Bonaparte, se posant ainsi en défenseur de l’Unité nationale et de la Révolution.


Extrait d’un article : Jérémie BENOÎT, « Bonaparte en révolutionnaire »

CONTEXTE HISTORIQUE

Ce tableau fait référence à un événement survenu au début de la carrière de Bonaparte, alors qu’il n’était encore que jeune capitaine.


Il était chargé de convoyer de la poudre destinée aux soldats de l’armée d’Italie, au milieu de l’insurrection fédéraliste du Midi. Le 28 juillet 1793, il descendait à Beaucaire dans la maison de M. Renaudet, pharmacien, et le soir il dînait dans une auberge avec quatre marchands venus pour la foire. C’est à la suite de ce repas qu’il écrivit un texte dialogué intitulé Le Souper de Beaucaire, dans lequel il faisait profession de foi républicaine, tentant de convaincre ses interlocuteurs de la nécessité de la Révolution.


ANALYSE DES IMAGES

Le tableau se présente comme une toile luministe mettant en valeur le jeune officier face à ses détracteurs interloqués. La lumière semble émaner de lui, il est déjà presque le dieu qu’il deviendra plus tard et semble réellement porter la vérité en lui.


Mais cette vision de l’artiste contraste avec le décor domestique de l’auberge : la cheminée, la table et les reliefs du repas. La composition s’inspire d’œuvres de Rembrandt comme Les Pèlerins d’Emmaüs, du Louvre.


INTERPRÉTATION

Il est surtout intéressant de considérer les dates de la composition. Lecomte du Noüy commença son tableau à la fin du Second Empire, en 1869. Les événements de 1870 et la chute de Napoléon III le forcèrent à l’abandonner. Il ne fut achevé qu’en 1894. Pourquoi si tardivement ? En fait, les débuts de la IIIe République tournaient à l’avantage des royalistes, et, sans les maladresses du comte de Chambord, il est probable que la monarchie aurait été restaurée. Peindre une œuvre napoléonienne dans ces circonstances était donc très délicat, et ce ne fut que lorsque la République fut définitivement installée, et même après l’épisode du général Boulanger, que le peintre acheva son tableau.


L’esprit revanchard, entretenu par le souvenir des provinces perdues (Alsace et Lorraine), faisait monter alors une fièvre nationaliste qui ravivait le souvenir de l’Empire, et nombre d’artistes produisirent des sujets napoléoniens. Mais le sujet de Lecomte du Noüy n’était pas anodin : le peintre ne représentait pas un événement de la vie de Napoléon, du Premier consul ou du général victorieux en Italie et en Égypte. C’était bel et bien le jeune Bonaparte jacobin, proche d’Augustin Robespierre, le frère de l’Incorruptible, que Lecomte du Noüy mettait ici en scène. Le tableau ne pouvait donc paraître que dans le contexte strictement radical de la dernière décennie du XIXe siècle.


Ce que je vois

Vous pourriez être surpris que je choisisse ce tableau pour illustrer l’évangile de ce dimanche. En fait, je cherchais une œuvre qui montre la correction fraternelle : peine perdue ! Alors, je me suis retourné sur le dernier verset : « Je suis là au milieu d’eux ». Bien sûr, j’ai pensé à diverses peintures, entre autres celles qui évoquent le repas avec les pèlerins d’Emmaüs. Et par analogie, je me suis rappelé ce tableau « napoléonien » de Malmaison. Et je fus surpris des analogies picturales. Vous pourrez lire en annexe une très longue analyse du tableau qui donne les mêmes conclusions. Du même coup, j’ai repensé à un cours que j’ai suivi sur la philosophie de l’art, dispensé par Philippe Sers. Il nous avait parlé des oeuvres totalitaires qui utilisaient des stéréotypes picturaux religieux (Totalitarisme et avant-gardes. Falsification et vérité en art, Paris, Les Belles Lettres, 2001). Je n’ai malheureusement pas retrouvé cette photographie où l’on voyait deux SS près du table sur laquelle trônait la photo d’Hitler : c’était un évident détournement de l’icône de la Trinité. L’art au service de la propagande. Il me semble que c’est aussi le cas avec ce tableau, même si celui-ci fut peint bien après Napoléon Ier.


Le peintre, consciemment ou non, nous donne à voir l’apparition du sacré. Napoléon est ce Dieu qui entre dans la salle, se présentant aux nouveaux disciples d’Emmaüs. Lui aussi voudra attester qu’il est présent dans le cœur de ces grognards quand deux ou trois seront réunis en son nom ! Regardons de plus près ce tableau.


Le peintre illustre donc ce souper de Beaucaire que relate Bonaparte. Une auberge sombre au décor simple, les quatre marchands attablés, l’hôtesse près du feu avec son chat qui mire les flammes, et Bonaparte, debout, hiératique préfigure sa future ascension.


La pièce est intéressante à décrire. Une grande table couverte d’une nappe blanche sur laquelle repose une bouteille entamée. Au moins trois verres visibles ont été servis dont celui devant le jeune capitaine, et qu’il n’a pas encore touché. Il vient même de se lever : sa serviette roulée en boule a dû être jetée sur la nappe. Il faut dire qu’ils ont déjà éclusé deux bouteilles que l’on voit retournée dans le panier au pied de la table. Une troisième attend sa mise à mort... Des étagères : au-dessus de l’âtre, elles portent des plats et assiettes en terre, au milieu d’un bouquet de buis béni. Une autre à coté avec des objets en cuivre. Et enfin une troisième au-dessus de Bonaparte avec des objets en étain. Il doit en manquer une sur le mur : on distingue encore le trou et plus loin le support métallique.


La pièce est éclairée par la chandelle devant l’homme que l’on voit de profil. Son jabot nous cache une partie de la flamme. Parmi les quatre convives, pour reprendre la description de la lettre de Bonaparte, deux marseillais et deux nîmois. Ils écoutent le capitaine. L’un d’eux se réchauffe à la flamme du foyer. Un autre semble contempler l’étagère au-dessus de Bonaparte. Certains verront cette étagère comme le futur promis au capitaine, l’Empire, qu’il atteint par le trou et le support de l’étagère manquante comme les étapes de sa progression : la campagne d’Italie (trou) le coup d’état du 18 brumaire (pièce métallique). D’autres verront en ce clou l’union de deux matières pour forger les canons : le cuivre à gauche, l’étain à droite. Quant aux pots en terre au-dessus de la femme, ils symboliseraient toutes ces épouses qui feront les pots-cassés de la guerre ! Le chat, lui, n’en a que faire...


Quant à Bonaparte qui vient de se lever, il incarne la détermination, la conviction, la force. Mais aussi là sérénité, alors que les hommes à table semblent plus circonspects, et même nonchalants. Un monde les sépare... Bonaparte apparaît ici comme une figure sacrée. Et comment, effectivement, ne pas rapprocher ce tableau du « Repas d’Emmaüs » de Rembrandt ?



Les pèlerins d’Emmaüs

Rembrandt Harmenszoon van Rijn dit Rembrandt (Leyde, 1606 — Amsterdam, 1669)

Vers 1628, huile sur panneau, 39 x 42 cm

Musée Jacquemart-André, Paris (France)


La similitude entre les deux oeuvres est évidente et nous montre ainsi celui qui apparaît, être sacré, aux milieu de ceux qui, à l’écoute de sa Parole, deviendront ses disciples ! Deux ou trois sont alors réunis en son nom !


La correction fraternelle

Voilà un bien un mot à la mode ! Mais l’utilise-t-on à bon escient ? Ou plus exactement, faisons-nous de cette correction fraternelle ce que Jésus voulait vraiment nous en dire ? Car, nous allons le découvrir, la correction fraternelle ne concerne pas uniquement celui qui est corrigé, mais aussi celui qui corrige. Déjà, saint Césaire d’Arles écrivait (Sermons au peuple, SC 243, p. 110-112) :

Pour accomplir avec l'aide de Dieu le commandement du Seigneur, ayons à coeur deux genres d'aumône : ne donnons pas seulement du pain à ceux qui ont faim, mais hâtons-nous d'accorder notre indulgence à ceux qui pèchent contre nous. Quant à la manière d'appliquer à nos ennemis ce remède de la vraie charité — même quand ils ne le demandent pas — nous la trouvons dans l'Évangile : « Si ton frère a péché contre toi, reprends-le entre toi et lui, seul à seul. »
Si tu négliges ce commandement du Seigneur, tu es plus mauvais que ton adversaire : car lui, il t'a fait du tort, et en te faisant du tort il s'est blessé lui-même, gravement. Tu négliges la blessure de ton frère ? Tu vois qu'il meurt ou qu'il va mourir, et tu ne bouges pas ? Tu es pire en te taisant que lui en t'offensant.
« Reprends-le — donc — seul à seul » : sois plein de ferveur pour le corriger, mais épargne son respect humain. Car la honte pourrait l' inciter à défendre son péché ; et celui que tu veux rendre meilleur, tu le rendrais pire...

Il faut corriger notre frère quant au tort qu’il nous a fait. Bien sûr, sans le respect humain, ce qui veut dire sans être attentif à sa position sociale. Mais avec ferveur. Que veut-il dire par ce mot ? La ferveur en ce cas, serait s’exprimer avec l’élan d’un cœur passionné et enthousiaste.


Le pécheur

La vraie question n’est pas sous couvert de charité, d’éviter de faire une remarque à celui qui a tort, qui me lèse, pèche ou manque à la charité. Il est juste de corriger ce qui est injuste. Et l’Écriture le dit à plusieurs reprises, ce serait porter nous-mêmes le péché de cet homme que de ne vouloir le convertir (Ez 3, 17-19) :

« Fils d’homme, je fais de toi un guetteur pour la maison d’Israël. Lorsque tu entendras une parole de ma bouche, tu les avertiras de ma part. Si je dis au méchant : “Tu vas mourir”, et que tu ne l’avertis pas, si tu ne lui dis pas d’abandonner sa conduite mauvaise afin qu’il vive, lui, le méchant, mourra de son péché, mais à toi, je demanderai compte de son sang. Au contraire, si tu avertis le méchant, et qu’il ne se détourne pas de sa méchanceté et de sa conduite mauvaise, lui mourra de son péché, mais toi, tu auras sauvé ta vie.

Nullement question de fermer les yeux sur le péché. Le péché de notre frère nous engage si nous ne voulons le corriger. Sur ce point, pas d’hésitation. Mais la question reste celle de notre capacité à le faire...


Péché et pécheur

Il est d’abord une distinction que l’Église a établi de tout temps : séparer le péché du pécheur. Oui, nous sommes plus grand que nos actes. Le pire pécheur n’en reste pas moins un homme. Un homme capable de voir sa méchanceté, son orgueil. Et s’il en est incapable, alors il n’en est pas responsable. Même la loi française a gardé ce principe divin. Ce n’est pas parce que l’on doit condamner le péché que l’on doit tuer le pécheur. Sinon, nous aurions perdu toute foi en la rédemption. C’est peut-être ici une véritable question sous-jacente : croyons-nous encore à la rédemption, au pardon, à la conversion ? Croyons-nous que tout pécheur est capable de se repentir et de reprendre le bon chemin ? Ou alors, pensons-nous qu’il est rongé jusqu’à la moelle et qu’il est donc inutile de croire qu’il changera ? Il me semble que notre société exige de plus en plus de justice, mais non une justice réparatrice, plutôt une justice d’élimination... Comme si la faute, le péché restait une tache indélébile. Posons-nous personnellement la question... n’est-ce pas aussi notre cas ? Et alors, croyons-nous encore à ce que nous confessons chaque dimanche : « je crois en la rémission des péchés », c’est-à-dire au rachat des péchés, et surtout du pécheur ? Estimons-nous que tout homme et capable de se racheter ou devons-nous les exclure et les renvoyer au bagne de Cayenne ???


Voici donc la première condition d’une vraie correction fraternelle : distinguer le péché du pécheur et croire en sa rédemption. Sinon, je crois que notre foi est vaine...


Ferveur

Il est une deuxième condition : cette ferveur dont parlait Césaire d’Arles. Nous l’avons dit, c’est un élan d’un cœur passionné et enthousiaste. Trois mots dont chacun a son importance. D’abord un élan du cœur, et non de l’intelligence ou de la raison. La raison pourrait nous faire croire que tout homme est incapable de conversion. Ou alors se demander si ça en vaut la peine. Ou encore réfléchir au bénéfice, voire la perte, que pourrait entraîner telle ou telle correction fraternelle. Bref, un judicieux calcul qui frôle la mesquinerie, pour ne pas dire le marchandage.


Élan du cœur

Non, c’est un élan du cœur. Un élan de notre âme. rappelons-nous la scène V du Cid de Pierre Corneille :

DON DIÈGUE : Rodrigue, as-tu du coeur ?
DON RODRIGUE : Tout autre que mon père l'éprouverait sur l'heure.
DON DIÈGUE : Agréable colère ! Digne ressentiment à ma douleur bien doux ! Je reconnais mon sang à ce noble courroux ; Ma jeunesse revit en cette ardeur si prompte. Viens, mon fils, viens, mon sang, viens réparer ma honte ; Viens me venger.

Avoir du cœur. Réagir avec notre cœur, avec toute notre âme, toute notre vie. Notre monde n’a-t-il pas entouré notre cœur d’une gangue de raison qui l’empêche de s’exprimer ? Ou alors, l’élan se transforme en protection. Il est tellement facile d’être touché par ceux que nous ne connaissons pas, par les petits enfants de l’autre bout du monde. Mais tellement plus difficile d’aider celui qui est à notre porte... Jésus parle bien d’aimer son prochain, celui m’est proche... Bien sûr, proche en humanité, mais aussi proche en mètres ! Et même, notre « cœur », notre affect, peut se transformer en simple émotion. Je ne suis pas affecté, je suis touché. Alors, je réagis par « solidarité » (ce mot est tellement à la mode, même, voire surtout, dans l’Église !). Mais réagir par charité est une autre chose... Car ce n’est pas par émotion que le chrétien est invité à réagir, mais par affection, par charité, au nom du Christ. Le Christ nous l’a pourtant souvent rappelé :

En effet, quand deux ou trois sont réunis en mon nom, je suis là, au milieu d’eux. (Mt 18, 20)
Et celui qui vous donnera un verre d’eau au nom de votre appartenance au Christ, amen, je vous le dis, il ne restera pas sans récompense. (Mc 9, 41)
Et le Roi leur répondra : “Amen, je vous le dis : chaque fois que vous l’avez fait à l’un de ces plus petits de mes frères, c’est à moi que vous l’avez fait.” (Mt 25, 40)

Et Pierre mettra en acte cette parole de Jésus :

Pierre déclara : « De l’argent et de l’or, je n’en ai pas ; mais ce que j’ai, je te le donne : au nom de Jésus Christ le Nazaréen, lève-toi et marche. » (Ac 3, 6)

Être affecté, touché par le Christ, c’est laisser notre cœur parler, sans émotion, mais en son Nom. Là est toute la nuance, et elle n’est pas des moindres ! Ainsi, quand le prêtre pardonne, ce n’est pas en son nom propre, mais au Nom du Rédempteur. Un cœur qui se laisse affecté, touché, bref, un cœur qui vit la Passion du Christ, un cœur passionné.


Voici donc la deuxième condition d’une vraie correction fraternelle : tout faire au Nom du Christ, avec une âme modelée par le cœur du Christ.


Un cœur passionné

N’oublions jamais que la passion est l’acte de souffrir. Une nouvelle fois, l’acception moderne du mot a perdu tout son sens. Un passionné aujourd’hui est quelqu’un qui a un hobby, ou alors une personne qui se donne à fond dans ce qu’elle fait. Mais la passion, telle que l’entend Césaire d’Arles, et encore plus l’évangile, est une souffrance, un cœur qui accepte de souffrir, d’être transpercé par le malheur et les difficultés du prochain. Un cœur qui se vide de lui-même pour donner à l’autre toute sa place. Non pas un cœur de pierre, mais un cœur de chair... Comme l’avait annoncé le prophète (Ez 36, 22-27) :

Eh bien ! tu diras à la maison d’Israël : Ainsi parle le Seigneur Dieu : Ce n’est pas pour vous que je vais agir, maison d’Israël, mais c’est pour mon saint nom que vous avez profané dans les nations où vous êtes allés. Je sanctifierai mon grand nom, profané parmi les nations, mon nom que vous avez profané au milieu d’elles. Alors les nations sauront que Je suis le Seigneur – oracle du Seigneur Dieu – quand par vous je manifesterai ma sainteté à leurs yeux. Je vous prendrai du milieu des nations, je vous rassemblerai de tous les pays, je vous conduirai dans votre terre. Je répandrai sur vous une eau pure, et vous serez purifiés ; de toutes vos souillures, de toutes vos idoles, je vous purifierai. Je vous donnerai un cœur nouveau, je mettrai en vous un esprit nouveau. J’ôterai de votre chair le cœur de pierre, je vous donnerai un cœur de chair. Je mettrai en vous mon esprit, je ferai que vous marchiez selon mes lois, que vous gardiez mes préceptes et leur soyez fidèles.

Et un cœur de chair est un cœur qui reconnaît son humanité, qu’il est né de la terre, qu’il est modelé de l’humus, et donc, qui doit être humble. Souvent, c’est là où le bât blesse le plus... le manque d’humilité. Et la nature n’aimant pas le vide, l’absence d’humilité est souvent comblée par l’orgueil : se croire supérieur aux autres !


Beaucoup veulent corriger leurs frères, parce qu’ils estiment qu’eux sont bien meilleurs, bien supérieurs à cet ignoble pécheur. Oh, souvent, cet orgueil se revêt d’habits plus courtois. Il s’appelle alors bienséance, bien-pensance, bonne morale, et tant d’autres synonymes qui ne sont que le reflet du narcissisme. N’oublions jamais que l’orgueil est le pire des péchés, car il en est la source. De l’orgueil coule l’indifférence, de l’indifférence coule l’impiété, de l’impiété coule le mensonge, du mensonge coule la méchanceté. C’est une pente qui peut paraître douce mais qui, si l’on n’y prend garde, s’accélère très vite. Il suffit de relire tous les Psaumes pour s’en convaincre...


Seul un cœur humble est capable de correction fraternelle, un cœur qui connaît son propre péché, un cœur qui espère la conversion de l’autre au même titre que la sienne. Un cœur qui croit même que la conversion de l’autre aidera à la sienne propre !


C’est cela avoir un cœur passionné : un cœur saisi par l’humilité. Et c’est là la troisième condition d’une juste condition fraternelle : le faire humblement, en reconnaissant nous-mêmes notre propre état de pécheur, nos propres difficultés. Aider l’autre parce que moi-même j’ai besoin d’être aidé...


Un cœur enthousiaste

J’ai toujours aimé ce mot : enthousiaste (ενθουσιώδης). Car l’enthousiaste est celui qui a Dieu en lui. Il est en-theos, en Dieu. Un cœur enthousiaste est un cœur qui a Dieu en lui, et cela change tout. Car alors, ce n’est plus mon cœur qui s’exprime, mais le Sien. Ce n’est plus moi qui corrige, mais Jésus. Et Jésus corrige toujours avec miséricorde.


Rappelons-nous ce qu’il dit à la femme adultère (Jn 8, 9-11) :

Eux, après avoir entendu cela, s’en allaient un par un, en commençant par les plus âgés. Jésus resta seul avec la femme toujours là au milieu. Il se redressa et lui demanda : « Femme, où sont-ils donc ? Personne ne t’a condamnée ? » Elle répondit : « Personne, Seigneur. » Et Jésus lui dit : « Moi non plus, je ne te condamne pas. Va, et désormais ne pèche plus. »

Jésus reconnaît le péché de cette femme puisqu’il l’invite à ne plus pécher. Mais il ne la condamne pas, car il est miséricordieux. J’avais déjà expliqué ce mot. je me permets de remettre le texte (désolé s’il est un peu long, mais pourquoi réécrire ce qui me convient !) :


Un peu d’étymologie

Le Dictionnaire historique de la langue française (Le Robert, Paris, 2000) nous précise que le mot est emprunté (vers 1120) au latin misericordia « compassion », « pitié », dérivé de misericors « qui a le cœur sensible au malheur », de miseria (misère) et cors (cœur). Le miséricordieux a donc du cœur ! « Un autre que mon père l’éprouverait sur l’heure » !!! Peut-être parce que seule une mère peut vraiment faire preuve de miséricorde... J’ai plaisir à rappeler ce témoignage entendu un jour à la radio. On interrogeait les parents de l’antépénultième condamné à mort de France. Le père refusait de se souvenir de son fils meurtrier. Il le reniait au point de vouloir l’oublier, d’effacer son existence. La mère, elle, reconnaissait le péché de son fils et condamnait ses actes. Mais, à la fin de son témoignage, elle ajoutait : « Mais, c’est mon gamin ! » Elle ne pouvait oublier la chair de sa chair. Même si elle condamnait le péché, elle continuait d’aimer le pécheur. Là est la miséricorde, la même que Jésus partageait face à la femme adultère, au larron ou à tant d’autres misérables. Il ne les condamne pas, car il les aime, car il nous aime comme ses enfants.


Entrailles

Beaucoup de mots de notre vocabulaire ont été détournés de leur sens premier. J’en veux pour preuve le mot « sympathie ». Quelqu’un de sympathique est aujourd’hui quelqu’un d’agréable, de plaisant, d’aimable. Alors que le sens étymologique du mot est « souffrir avec ». Ce qui donnera dans sa racine latine, compassion. L’homme sympathique est celui qui souffre avec moi, qui m’accompagne dans mes souffrances.


Et s’il les partage, s’il les ressent au plus profond de lui-même et les porte à ma place, il fera preuve d’empathie. Mais le plus profond de nous-mêmes, qu’est-ce d’autre que nos entrailles ? Nos tripes pour le dire plus trivialement. Et ce qui est curieux, c’est que la Bible va utiliser un mot relativement similaire : rahamim, que nous pourrions traduire par « entrailles de mère, sein maternel, utérus ». Comme si la miséricorde était une question d’entrailles maternelles. Comme si seule un mère, qui éprouve la chair de sa chair, pouvait faire preuve de miséricorde. N’est-ce pas pour cela que Marie est Mère de Miséricorde ? N’est-ce pas la raison de son titre d’avocate pour les hommes ? Même si elle sait notre péché - et pourtant elle ne le connaît pas puisque conçue sans péché (Bernanos dira qu’elle était stupéfaite devant le péché) - nous sommes ces enfants, sa chair et elle ne peut donc nous condamner. Elle est en cela l’intercesseur par excellence auprès de Dieu. Mais lui aussi a ce cœur miséricordieux.


Lui aussi a des entrailles de mère ! Isaïe nous l’a révélé : « Jérusalem disait : « Le Seigneur m’a abandonnée, mon Seigneur m’a oubliée. » Une femme peut-elle oublier son nourrisson, ne plus avoir de tendresse pour le fils de ses entrailles ? Même si elle l’oubliait, moi, je ne t’oublierai pas. » (Isaïe 49, 14-15) Ainsi, Jérémie (31, 20) : « Éphraïm n’est-il pas pour moi un fils précieux, n’est-il pas un enfant de délices, puisque son souvenir ne me quitte plus chaque fois que j’ai parlé de lui ? Voilà pourquoi, à cause de lui, mes entrailles frémissent ; oui, je lui ferai miséricorde – oracle du Seigneur. » Cet amour est vraiment viscéral, et notre vocabulaire de compassion, miséricorde ou pitié ne rend pas toute l’émotion profonde du terme hébreu. Seule l’expérience peut lui donner toute sa richesse.


Dans le Nouveau Testament

Le mot « splanchna » dans le Nouveau Testament évoque le mot « entrailles ». Mais il fut le plus souvent traduit par l’idée d’une grande émotion, comme lorsqu’on est pris aux entrailles. Ainsi, en Matthieu (14, 14) : « En débarquant, il vit une grande foule de gens ; il fut saisi de compassion envers eux et guérit leurs malades. » Saint Paul reprendra de semblables termes dans l’épître aux Colossiens (3, 12) : « Puisque vous avez été choisis par Dieu, que vous êtes sanctifiés, aimés par lui, revêtez-vous de tendresse et de compassion, de bonté, d’humilité, de douceur et de patience. » Mais il faut bien reconnaître que nos traductions liturgiques ne rendent pas toute la force « viscérale » de la miséricorde.


Oui, un cœur enthousiaste est un cœur miséricordieux, un cœur qui croit que Dieu pardonne parce que nous avons du prix à ses yeux. Voilà la dernière clé pour vivre véritablement la correction fraternelle : la miséricorde qui croit en la valeur de l’autre. Quelle plus belle conclusion que ce texte d’Isaïe (Is 43, 1-5) :

Mais maintenant, ainsi parle le Seigneur, lui qui t’a créé, Jacob, et t’a façonné, Israël : Ne crains pas, car je t’ai racheté, je t’ai appelé par ton nom, tu es à moi. Quand tu traverseras les eaux, je serai avec toi, les fleuves ne te submergeront pas. Quand tu marcheras au milieu du feu, tu ne te brûleras pas, la flamme ne te consumera pas. Car je suis le Seigneur ton Dieu, le Saint d’Israël, ton Sauveur. Pour payer ta rançon, j’ai donné l’Égypte, en échange de toi, l’Éthiopie et Seba. Parce que tu as du prix à mes yeux, que tu as de la valeur et que je t’aime, je donne des humains en échange de toi, des peuples en échange de ta vie. Ne crains pas, car je suis avec toi. Je ferai revenir ta descendance de l’orient ; de l’occident je te rassemblerai.


Se soucier du salut de ses frères, Homélie de saint Jean Chrysostome (+ 407), Catéchèses baptismales, 6, 18-20; SC 50, 224-225.

Écoute cette exhortation de l'Apôtre : Tout ce que vous faites : manger, boire ou n'importe quoi d'autre, faites-le pour la gloire de Dieu (1Co 10,31). Oui vraiment, tout ce que tu feras servira à la gloire de Dieu, si tu t'emploies, dès que tu auras quitté ce lieu, au salut de tes frères. Tu leur adresseras non seulement des reproches et des blâmes, mais aussi des conseils et des encouragements, pour les avertir du tort que leur causent les divertissements profanes, et tu leur montreras le profit et l'utilité qu'ils peuvent retirer de notre enseignement. Tu te ménageras ainsi un double salaire, en travaillant d'une part très efficacement à ton propre salut, et en cherchant d'autre part à guérir celui qui est avec toi membre du Corps du Christ. La fierté de l'Église, le commandement du Sauveur, c'est que tu ne penses pas uniquement à toi, mais aussi à ton prochain.


Considère à quel point celui qui se préoccupe du salut de son frère mérite d'être honoré. En faisant cela, il imite Dieu autant qu'il est au pouvoir de l'homme. Écoute donc ce que le Seigneur dit par son prophète : Si tu sépares ce qui est précieux de ce qui est méprisable, tu seras comme ma propre bouche (Jr 15,19), ce qui revient à dire : "Celui qui s'efforce de sauver son frère négligent et de l'arracher à la dent du diable, m'imite moi-même, autant qu'il est au pouvoir de l'homme." Qu'est-ce qui pourrait bien égaler une pareille action ? C'est la plus grande de toutes les bonnes oeuvres et le couronnement de toute vie vertueuse.


C'est aussi ce qu'il te convient vraiment de faire, puisque le Christ a versé son sang pour notre salut. Quand Paul parle des fauteurs de scandales, qui blessent la conscience de ceux qui les voient faire, il s'écrie : La connaissance que tu as va faire périr le faible, ce frère pour qui le Christ est mort (1Co 8,11). Ton Maître a donc versé son sang pour cet homme. Aussi bien, ceux qui, par leur mollesse, sont tombés dans les filets du diable, peuvent à juste titre attendre de chaque chrétien qu'il leur apporte au moins l'encouragement de sa parole et leur tende une main secourable.


Vous le ferez, j'en suis sûr, à cause de la grande affection que vous éprouvez pour ceux qui sont avec vous membres du Corps du Christ, et vous n'épargnerez aucun effort pour ramener vos frères à notre mère commune, car vous êtes capables, avec la grâce de Dieu, de donner aux autres des avertissements pleins de sagesse.


Prière

Seigneur, Père des cieux, c'est au nom de Jésus que nous sommes réunis pour te prier. Accorde-nous de construire avec amour la communauté de l'Église et, puisque nous sommes solidaires de nos frères dans le bien comme dans le mal, donne-nous la douceur persuasive qui reprend sans irriter. Par Jésus Christ.



Commentaire extrait du site delapeinture.com


L’étalement de la chronologie du tableau peut réjouir l’historien qui à beau jeu de souligner les parallèles avec l’évolution des régimes politiques qui se succèdent dans ces décennies cruciales, à fortiori, lorsqu’il s’agit d’un tableau d’histoire où l’on voit Bonaparte défendre la République.


Alors que Lecomte du Nouy entame son sujet, Napoléon III, rongé par la maladie, multiplie les concessions au parlement, scellant ainsi le déclin du système impérial avant le désastre de Sedan. Vingt-cinq plus tard, la IIIe République, après avoir connu une genèse laborieuse (la Commune, l’opposition des Orléanistes et des Légitimistes), a définitivement consolidé les cadres de ses institutions. C’est l’époque héroïque de l’Assemblée législative qui, multiplie les lois fondatrices de notre démocratie : liberté de la presse, de réunion, d’association, de conscience, lois scolaires, législation du travail etc.


L’observateur zélé, tenté par une lecture superposée de l’activité artistique et du contexte politique pourrait ainsi conjecturer que le sujet du tableau bénéficiait des faveurs du public à l’époque où le souverain était, on le sait, le propre neveu de Napoléon, et ce, malgré les signes évidents du déclin, tandis qu’il serait devenu, dans les premières décennies de la République, l’objet de toutes les suspicions idéologiques. Enfin, pour expliquer son exposition tardive, il mettrait en avant l’éternel argument de la question de l’Alsace-Lorraine, dont la reconquête obligée réhabilitait l’épopée de la Grande Armée.


Faire sien ce déterminisme historique, c’est oublier un peu vite la réalité de la vie artistique de cette époque autant que l’époque elle-même. S’il est vrai que dans les toutes premières années du nouveau régime républicain, les sujets mettant en scène le Premier Empire se font plus rares, ils continuent d’être accrochés aux cimaises du Salon comme en témoignent par exemple les œuvres d’Ernest Meissonier, Edouard Detaille ou Henri Léopold Lévy. Par ailleurs, évoquer une quelconque censure politique à l’égard de Bonaparte, c’est précisément négliger les avancées décisives en matière de liberté d’expression, mais c’est aussi oublier la nature des critères d’admission au Salon, selon les règles édictées par les commissaires d’exposition. Enfin, faut-il rappeler que dans l’esprit des Français du XIXe siècle, la dimension historique de Napoléon ne pouvant guère se réduire celle de son neveu, le risque d’un rapprochement compromettant apparait bien faible ?


Au total, si l’on se trouve dans l’impossibilité de justifier une telle chronologie, ce que je reconnais bien volontiers, mettre d’emblée en avant des facteurs extérieurs dénote une évidente faiblesse dans la méthode d’investigation.


Fin juillet 1793, quelques semaines avant le siège de Toulon, le capitaine d’artillerie Bonaparte, alors qu’il accompagne un convoi de munitions pour l’Italie, fait halte à Beaucaire. Depuis le XIIIe siècle, cette petite ville commerçante du Bas-Rhône est réputée pour sa célèbre foire(1), qui a lieu justement dans le courant du mois de juillet. Mais, en ces temps troublés où la République est menacée de toutes parts, les négociants peuvent-ils vraiment exercer leur profession sereinement ? De l’Aude au Pays varois, tout le sud-est subit les conséquences de l’insurrection fédéraliste. Aussi, lorsque Bonaparte partage, dans une auberge, son dîner avec des marchands, ces derniers laissent libre cours à leurs déceptions – de bien maigres transactions en cette année noire – et à leurs inquiétudes, le mouvement fédéraliste menaçant l’unité de la Provence elle-même.


Voici les premières lignes de l’opuscule rédigé par Bonaparte quelques jours plus tard en Avignon, et intitulé Le souper de Beaucaire (2) : « Je me trouvai à Beaucaire le dernier jour de la foire ; le hasard me fit avoir pour convives à souper deux négocians marseillais, un Nîmois et un fabricant de Montpellier. Après les premiers momens employés à nous reconnaitre, l’on su que je venais d’Avignon, et que j’étais militaire.


Les esprits de mes convives qui avaient été toute la semaine fixés sur le cours du négoce, qui accroît les fortunes l’étaient dans ce momen sur l’issue des événements présens, d’où en dépend la conservation ; ils cherchaient à connaitre mon opinion pour, en la comparant à la leur, pouvoir se rectifier et acquérir des probabilités sur l’avenir qui nous affectaient différemment ; les Marseillais surtout paraissaient moins pétulans : l’évacuation d’Avignon leur avait appris à douter de tout. Il ne leur restait qu’une grande sollicitude sur leur sort. La confiance nous eut bientôt rendus babillards et nous commençâmes un entretien… ».


Suit en effet, une longue conversation, où abondent les considérations militaires mais aussi politiques puisque les ressorts de l’insurrection fédéraliste procèdent du refus du jacobinisme propre à la Convention. Le débat s’engage aussitôt sur les opérations militaires en Avignon qui opposent l’armée républicaine de Cartaux aux troupes fédéralistes de Marseille. Dans un climat finalement assez tendu, Bonaparte entreprend de convaincre les deux Marseillais, sympathisants fédéralistes, de la supériorité militaire des troupes régulières, avec comme principaux arguments, l’avantage du nombre, l’équipement (notamment dans l’artillerie) et les compétences issues de l’expérience. Mais, devant le scepticisme de ses interlocuteurs phocéens, Bonaparte poursuit son travail de pédagogue en soulignant les prolongements funestes de la sécession sur les échanges commerciaux, mais surtout en insistant sur les inconséquences politiques du mouvement : le fédéralisme, orchestré par des factions de privilégiés qui manipulent le petit peuple, fait surtout le jeu des Autrichiens et des Espagnols. Ces considérations patriotes rencontrent l’adhésion du Nîmois et du Montpelliérain, qui, à leur tour, reprochent aux Marseillais les exactions commises en Avignon et remettent en cause leur légitimité. Cet heureux soutien, qui rappelle d’ailleurs que le fédéralisme ne faisait pas l’unanimité en Provence, stigmatise ainsi deux camps opposés. Les Marseillais d’un coté, Bonaparte, le Nîmois et le Montpelliérain de l’autre.


On l’aura compris : le tableau de Lecomte du Nouy ne rend pas compte de la réalité de l’entretien de Beaucaire tel que le relate Bonaparte dans sa brochure. Le peintre nous présente en effet un auditoire attentif, presque subjugué par l’éloquence du jeune officier, en tout cas, ne manifestant pas la moindre velléité de contradiction. Et l’on est bien en peine de relever dans le texte une sentence mémorable, capable de figer l’assistance dans cette admiration muette. Certes, lorsqu’il s’adresse aux sympathisants fédéralistes, les mots, qui se veulent persuasifs, prennent parfois une dimension épique (« La République qui donne la loi à l’Europe, la recevra-t-elle de Marseille ?», et plus loin,« Et Marseille sera toujours le centre de gravité de la liberté, ce sera seulement quelques feuillets qu’il faudra arracher à son histoire ») mais de tels propos, qui demeurent au fond conjoncturels, ne justifient pas les options iconographiques retenues par le peintre : avec Le Souper de Beaucaire, Lecomte du Nouy s’affranchit des rigueurs de l’Histoire pour magnifier la genèse d’une figure dont la dimension légendaire hante tout le XIXe siècle.


La parenté avec le thème des Pèlerins d’Emmaüs s’avère trop manifeste pour insister sur l’argument selon lequel Bonaparte apparait comme le Salvator mundi de cette fin des temps. De fait, le lieu représenté, les acteurs de la scène et le moment choisi établissent bien une mitoyenneté de lecture sans équivoque. Mais, au delà du substrat narratif, l’analogie se poursuit par le choix du rendu chromatique avec ses couleurs chaudes et dorées qui, de façon inéluctable, nous ramènent à Rembrandt, plus précisément à cette version de 1628 aujourd’hui au musée Jacquemart-André (fig.1).Je me méfie pourtant de ce jeu de correspondances un peu facile qui finirait par considérer Le souper de Beaucaire comme une œuvre allégorique. Au demeurant, quelle allégorie? Certains supposeraient des velléités de peinture religieuse détournée avec, pourquoi pas, une représentation de La Cène (on y retrouve en effet la nappe blanche et le vin) tandis que d’autres pourraient tout aussi bien reconnaitre dans cette réutilisation profane du thème évangélique, une énième contribution à l’entreprise de sécularisation chère à la IIIe République. Quoique tenté par la seconde hypothèse – au fond, Lecomte du Nouy n’a rien d’un peintre religieux (3) – je me garderai donc de telles suppositions en considérant Le souper de Beaucaire pour ce qu’il est, à savoir l’une des plus brillantes peintures d’histoire de la deuxième moitié du XIXe siècle, trop longtemps reléguée au rang de vignette illustrée pour manuels d’après-guerre.



Fig. 1


C’est pourquoi l’artifice du clair–obscur, paresseusement associé à Rembrandt ou à de la Tour par je ne sais quel rapprochement culturel, renvoie peut-être ici davantage aux saisissantes compositions de Wright of Derby comme Le gladiateur(4), Le planétaire (5) ou La pompe à air (6), le dénominateur commun résidant dans la problématique du réalisme en tant que medium de l’onirisme. Pour Wright of Derby, tributaire virtuose de la révolution caravagesque, ce réalisme qui assimile, dans son contenu messianique l’essor de la bourgeoisie à l’esprit des Lumières, semble montrer une humanité consciente de se trouver au seuil d’un nouveau monde. Lecomte du Nouy ne nourrit pas de telles ambitions et lorsqu’il reprend à son compte le procédé luministe, il recherche avant tout l’effet, non pour lui-même, mais parce qu’il constitue à ses yeux l’élément catalyseur de l’émotion, notion centrale dans la mesure où elle établit ce lien ténu entre perception et sentiment. Bien évidemment, il ne s’agit pas de limiter le principe de l’effet, en tant que vecteur de l’émotion, à la seule peinture d’histoire, et lorsque l’on aborde le XIXe siècle, qui a littéralement accaparé tous les modes d’expressions pour susciter le sentiment, on reste confondus devant l’efficience de tels archétypes. Ainsi, pour nous limiter au théâtre lyrique, il apparait toujours un peu surprenant de mesurer l’immense engouement provoqué par Robert le Diable, Les Huguenots ou encore L’Africaine de Meyerbeer. Au fond, l’enjeu se résume à valider ou non un art populaire. Meyerbeer, Schnetz ou Dumas étaient populaires parce ce que les options choisies d’un romantisme historique mettant en scène les sentiments les plus élémentaires sur fond de couleur locale demeuraient accessibles au plus grand nombre. Mais gardons-nous de jeter trop vite l’anathème sur cet autre XIXe siècle, plus proche de nous qu’il n’y parait(les grands succès du cinéma américain doivent beaucoup à la bibliothèque bleue) oblitéré par l’exigence absolue du génial Baudelaire, lequel a prononcé l’irrémédiable divorce entre Les Phares inaccessibles et l’entendement du commun, plaçant ainsi entre les mains des initiés, ou supposés tels, ce que l’on nomme la culture.


Elève de Charles Gleyre, dont la fortune posthume s’est longtemps réduite au rôle d’un académicien borné formant dans son atelier les futurs impressionnistes, et qui depuis, fait l’objet d’une heureuse réhabilitation (7), Lecomte de Nouy, pour bon nombre de ses œuvres, participe à cette filiation d’une peinture d’histoire populaire ( une lecture aisée, presque spontanée) et intimiste ( la plupart des sujets se limitant à de rares figures), la double épithète ne signifiant pas un quelconque affadissement du genre.


Sur ce dernier point, on ne compte plus en effet les commentaires à l’emporte pièce, globalisant sans la moindre rigueur toute la production picturale des dernières décennies du siècle, qui, parce qu’elle relève précisément de la peinture d’histoire, se voit systématiquement affublée des appellations les plus abhorrées, telles que Pompiers ou peintres officiels. On devrait pourtant savoir depuis Pierre Vaisse (mais qui lit Pierre Vaisse ?) que la réalité, qu’elle soit artistique ou sociologique, dépasse, et c’est heureux, la simple expression d’un manichéisme attardé(8) qui semble obsédée jusqu’au ridicule par la sacro-sainte parousie de l’art moderne et son cortège d’artistes maudits. Pour m’en tenir aux aspects politiques, je veux rappeler ici qu’au moment de la pénible affaire Dreyfus, des artistes comme Gérôme ou Debat-Ponsan, ont manifesté un ardent esprit dreyfusard, au point d’y consacrer certaines de leurs compositions allégoriques(9). Dans le cas de Debat-Ponsan ce soutien indéfectible marque d’ailleurs le déclin d’une carrière qui reposait sur une clientèle bourgeoise et conservatrice. Si l’on considère alors l’attitude de l’immense artiste qu’est Degas, on reste saisi devant la petitesse du personnage, farouche antisémite qui ne cessa d’afficher sa sympathie pour les antidreyfusards.


Avec Le souper de Beaucaire, l’indubitable intention de l’effet scénique qui entend servir les ressorts du genre, ne doit donc pas se confondre avec toute une production alors très en vogue, qui, en jouant sur l’exacerbation des procédés dramatiques, réduit la peinture d’histoire au factuel, à l’événementiel, voire au fait divers. Ainsi, un tableau comme Manon Lescaut de Maurice Leloir (10, fig.2), parce qu’il confine à l’illustration, pose de façon cruciale le problème du déclin même de la peinture d’histoire. Débordant du cadre étroit du simple mélodrame costumé, Lecomte du Nouy conserve intact le sens de l’évocation (de la distanciation spectateur-sujet nait le sentiment nostalgique de la fuite en boucle du temps) elle-même source de réflexion sur la dimension morale de l’histoire. A cet égard, Les porteurs de mauvaises nouvelles (11)) traduit bien plus qu’une déclinaison à l’antique des tentations orientalistes du peintre.



Fig. 2


L’artifice de l’éclairage, qui entérine chez Wright of Derby la consécration des Lumières, renvoie avec Lecomte du Nouy, par son atmosphère intimiste, presque domestique, à la carrière en gestation du jeune officier, mais aussi à la dimension résolument allégorique d’une figure qui va désormais incarner l’histoire.


La démarche artistique, quelque soit son domaine d’application, demeure parfois tributaire des automatismes de son auteur, lesquels entraînent nécessairement la répétition au sein du processus créateur. Répétition du geste, du mouvement ou, plus largement, de l’idée. Ainsi, sans se confondre résolument avec le style (notion finalement moins complexe parce qu’elle s’inscrit dans la double réalité tangible de l’auteur et de son temps), les automatismes marquent autant les limites de l’inspiration (la répétition étant naturellement perçue comme le tarissement de l’invention, chère aux Italiens) qu’ils affirment le cadre nécessaire à l’épanouissement d’une identité.


Naturellement, la production picturale n’échappe pas à ce schéma mais la multiplication des exemples n’ajouterait rien au propos. Néanmoins, un artiste de la génération de Lecomte du Nouy comme Alphonse Legros nous livre à ce titre un ensemble tout à fait remarquable par sa cohésion, laquelle témoigne parfois d’une certaine obstination (mais n’est-ce pas l’apanage de la poursuite d’une idée ?).Ce peintre, au réalisme un peu âpre qui s’inscrit dans la filiation du Courbet de L’enterrement à Ornans a conçu en effet de nombreux tableaux dont les figures, tournées vers la gauche, se tiennent systématiquement dans la partie droite de la composition. Voyez par exemple, Femme dans un paysage (12), L’ex-voto (13) mais aussi La vocation de St François (14) ou La bénédiction de la mer (15).


Chez Lecomte du Nouy, ces automatismes, s’ils ne revêtent pas un caractère si exclusif, permettent toutefois des rapprochements entre Le Souper de Beaucaire et deux autres de ses tableaux : Les gardes-côtes gaulois (16) d’une part, et Mademoiselle de Maupin (17) d’autre part.


Les gardes-côtes gaulois (fig.3) offre par exemple une évidente similitude dans la disposition des personnages, avec, dans la partie gauche, les trois guerriers assis dans un morne abattement et, dans la partie droite, la figure solitaire de la sentinelle adossée au rocher. L’analogie avec Le souper de Beaucaire se poursuit si l’on prête attention à ce feu, presque éteint, battu par des vents furieux qui plaquent la fumée sur la grève.



Fig.3


Mademoiselle de Maupin (fig.4), rare exemple d’illustration picturale du très équivoque roman de Théophile Gautier, montre peut-être davantage de parenté dans la mesure où le jeu des correspondances ne se limite plus au seul agencement des figures : dans une gentilhommière du XVIIe siècle, le jeune aristocrate, attablé, découvre à la lumière surnaturelle d’une bougie, celle qu’il n’osait plus espérer. Comme dans Le souper de Beaucaire, la figure de l’apparition en tant que vecteur de la révélation, détermine le contenu psychologique des protagonistes autant que la théâtralité de l’ensemble de la composition.



Fig.4


Il y a du Meissonier – parmi une production pléthorique de scènes de genre, je pense à La confidence du Louvre (détail fig.5) – dans la pose du négociant marseillais situé à gauche du tableau et qui appuie négligemment le coude sur le bord de la table (fig.6). Même sens du naturel pour traduire la justesse de l’attitude comme de l’expression.



Fig.5


Fig.6


De tous les interlocuteurs, il s’agit d’ailleurs du plus sceptique vis-à-vis des arguments de Bonaparte, ce qui semble justifier la position en retrait, décalée du corps et de la tête. A propos de Meissonier, je note que cet attachement à décrire la réalité dans toute son exactitude procède pour une bonne part du naturalisme. Si l’on compulse un ouvrage d’histoire de la peinture au XIXe siècle, nous aurions pourtant bien du mal à trouver le peintre parmi les représentants de ce mouvement, alors qu’un artiste comme Léon Lhermitte y figurerait immanquablement. Car pour ce dernier, c’est le contenu social de son œuvre (la description actuelle du milieu paysan dans les plaines céréalières de Picardie), autant que la définition du style, qui autorise l’appartenance au naturalisme alors que le réalisme de Meissonier, si scrupuleux soit-il, parce qu’il s’attache à ressusciter exclusivement des scènes de l’Ancien Régime et de l’Empire, ne répond plus qu’au seul critère esthétique. Avec cet emprunt à la galerie des figures costumées de Meissonier, Lecomte du Nouy rend un hommage, peut-être inconscient, à l’auteur de 1814 (le tableau le plus cher du siècle devait laisser rêveur bon nombre de ses confrères) mais il n’entend pas se résoudre au vérisme historique, entendu comme fin en soi : avec Le souper de Beaucaire, le naturalisme historique, étroitement soumis à sa vocation politique, déborde largement d’un tel souci d’exactitude, et ce, malgré un certain attachement à décrire les aspects de l’auberge (la vaisselle, les traces de suie sur le haut du mur, la trappe donnant accès à la réserve), pour s’appuyer résolument sur le réalisme psychologique, ce dernier point constituant aux yeux des historiens d’art, l’évidente faiblesse de Meissonier dont les personnages apparaissent finalement trop naturels pour être vrais, mais surtout, dont l’individualité quasi exclusive n’entend servir aucune problématique historique.


Pour Lecomte du Nouy, il fallait éviter l’écueil de la narration littérale d’un épiphénomène biographique afin d’entériner la naissance du mythe. D’où l’importance accordée aux éléments psychologiques – nature et caractère – qui permettent de justifier la destinée d’un homme en brossant les traits dominants de sa personnalité.


Bonaparte, c’est d’abord l’autorité, comme l’indiquent ce maintien énergique de l’ensemble du corps qui se redresse imperceptiblement pour mieux dominer l’auditoire, et cette main gauche qui empoigne fermement le sabre. Il n’apparait d’ailleurs pas fortuit de relever les deux lignes parallèles que dessinent la jambe, en léger contrapposto, et le sabre : de la fusillade de St Roch à l’ultime confrontation de Waterloo, chaque étape de sa marche s’accompagne toujours de l’usage de armes.

Mais que serait l’autorité d’un chef sans la détermination? Pour exprimer cette faculté, Lecomte du Nouy choisit alors d’emprunter à Napoléon Bonaparte, premier consul d’Ingres (19) cette main droite péremptoire, dont l’index et le pouce, s’appuient sur le bord de la table (fig. 7 et 8). Cependant, nous ne trouverons ici nul acte à signer et les doigts qui s’inscrivent sur la nappe ne valident rien d’autre que l’absolue résolution de son auteur.



Fig.7



Fig.8


Bonaparte, c’est aussi l’éloquence, ce verbe inspiré, tout entier soumis à la rhétorique politique, qui sait retenir l’attention de l’auditoire au point de persuader les plus sceptiques. Debout, devant une assistance dont les trois-quarts semblent déjà subjugués, sinon assujettis, celui qui n’était au départ, que le simple interlocuteur d’un échange de vues avec des hôtes de passage se mue progressivement en véritable orateur dont le regard presque hypnotique se perd au-dessus des convives (fig.9).



Fig.9


Enfin, et c’est ici le propre de l’homme d’action, pressé d’en découdre avec ce qui peut entraver son ambition, Bonaparte manifeste tous les signes de l’impatience. On prend peu de risques à suggérer l’hypothèse qu’il n’a pas dû rester longtemps attablé avec les autres convives : le voici debout, la chaise repoussée contre le mur. Et que dire de l’habit jeté à la hâte sur le dossier du siège ? Enfin, le sabre, libéré des entraves de l’uniforme et devenu ainsi l’objet de toutes les petites manies, semble servir d’exutoire à ce tempérament peu enclin à la controverse.


Lorsqu’il accorde une telle importance, dans sa mise en page, à la paroi murale située derrière Bonaparte, Lecomte du Nouy semble se conformer à un topos-clé de cette peinture d’histoire IIIe République où abondent en effet ces grandes surfaces dépouillées destinées non seulement à isoler les figures pour rendre le sujet plus lisible mais surtout à renforcer l’effet dramatique. Ainsi, pour nous limiter à deux peintres d’histoire, dont les conceptions diffèrent pourtant radicalement, on peut signaler du très anticlérical Jean-Paul Laurens, Après la question (20) et de Jean-Léon Gérôme, Les conspirateurs (21), remarquable composition parce quelle radicalise le procédé du décalage, laissant ainsi les trois-quarts de la surface peinte occupés par du vide. Mais le mur du Souper de Beaucaire, s’il répond bien au souci de mise en valeur des acteurs (n’insistons pas sur l’effet bien visible du théâtre d’ombres) ne confine pas à ce dénuement total mais participe de manière allusive au contenu même du sujet.


Pour l’observateur, ce grand mur déjà sous les feux de l’éclairage, c’est naturellement cette page d’histoire qu’il reste à écrire à un jeune capitaine qui, en ce mois de juillet 1793 doit encore en découdre avec les fédéralistes du sud-est. Mais la partie supérieure nous permet de relever trois éléments qui, se succédant de gauche à droite, établissent un jeu de construction : d’abord un simple trou destiné au tasseau, puis le tasseau lui-même, enfin l’étagère sur laquelle s’empile la vaisselle en étain. Ce rapprochement ne doit pas être entendu comme une quelconque expolition mais constitue au contraire son prolongement. Alors que Bonaparte, persuadant les négociants de la foire de Beaucaire, apparait à tous comme l’homme providentiel, et dont la jeunesse laisse espérer les plus folles promesses en cette période de troubles, l’élaboration progressive de l’étagère renvoie non seulement aux étapes d’une carrière politique et militaire hors du commun (la campagne d’Italie, le coup d’état du 18 brumaire, l’Empire) mais aussi à la réalisation de son œuvre d’administrateur (du franc-germinal au Code civil, les fameuses masses de granite). Cette lecture ascendante nous est confirmée par l’attitude du bourgeois en veste jaune (sans doute le Nîmois). A la différence des autres convives qui semblent participer davantage à l’échange, celui-ci, la bouche entrouverte par l’étonnement, lève la tête comme pour découvrir au dessus de la figure de Bonaparte l’accomplissement d’une destinée.


La présence de l’hôtesse dans la partie gauche du tableau irrite bien-sûr l’observateur, non seulement par la maladresse de son traitement (duplicata malheureux du profil de la figure centrale, aspect massif et gestuelle statique), par sa fâcheuse disposition scénique (quoique légèrement en retrait, on observe une isocéphalie, au demeurant assez aléatoire, peu justifiée avec Bonaparte) mais surtout par son inutilité quant à la compréhension du sujet. Néanmoins, pour avoir pratiqué de nombreuses fois le tableau et m’être livré à quelques expériences d’observations je puis affirmer, que si le regard s’attarde sur la scène représentée, il finit toujours par revenir à la figure de Bonaparte qui focalise l’attention des convives attablés(ce qui traduit un remarquable conditionnement psychologique de la rétine, autrement dit de la perception sensible, avant même toute démarche analytique) tandis qu’il gomme progressivement de son champ visuel l’hôtesse par un irrémédiable processus de sélection pour l’annuler tout à fait. Ainsi, l’œil semble parfois annuler, comme s’il s’agissait d’un corps étranger, telle ou telle initiative malheureuse de l’artiste.


Reste le chat. Puisqu’il apparait peu plausible d’envisager une telle contigüité physique entre le foyer brulant de l’âtre et cet animal, il nous bien interroger les contenus symboliques ou allégoriques du félin en question. Comme la plupart des éléments se rapportant à la nature, le chat revêt des significations multiples, voire contradictoires. « Chasseur d’âmes » selon certaines traditions chrétiennes, il est celui qui perce les ténèbres, mais, de ce fait, il peut tout aussi bien apparaitre comme un instrument du démon. En outre, le chat, malgré son voisinage avec le monde des humains, demeure cet animal indomptable associé à la liberté et à l’indépendance. On l’aura compris : au delà du jeu dialectique de la signification des images, ce chat, capable d’affronter le danger sans broncher, qui voit dans l’obscurité comme en plein jour, isolé dans sa farouche indépendance au point de tourner le dos à l’histoire et d’ignorer son jugement, c’est Bonaparte lui-même.


Parvenu au terme de la conversation, dont la conclusion laisse augurer une issue plus favorable à ce qu’il faut bien appeler une guerre civile, Bonaparte conclut ainsi son opuscule : « Cet heureux pronostic nous remit en humeur, le Marseillais nous paya de bon cœur plusieurs bouteilles de Champagne qui dissipèrent entièrement les soucis et les sollicitudes. Nous allâmes nous coucher à deux heures du matin, nous donnant rendez-vous au déjeuner du lendemain, ou le Marseillais avait encore bien des doutes à proposer, et moi bien des vérités intéressantes à lui apprendre ».Or, ces ultimes précisions, si elles peuvent apporter une touche plus humaine à un texte parfois rébarbatif, nous éclairent sur l’option iconographique de Lecomte du Nouy.


Nous avons déjà souligné qu’il n’existe pas dans cette conversation le moindre passage qui justifie une telle attitude de l’auditoire. D’ailleurs, quel auditoire ? En lisant Le Souper de Beaucaire, on reste frappé par la virulence des Marseillais qui doivent non seulement argumenter face à Bonaparte mais aussi s’opposer au Nîmois et au Montpelliérain, défenseurs de la cause montagnarde malgré leur position géographique. Ainsi, le texte de Bonaparte, loin de se résumer à un long discours persuasif, affiche au contraire une forte teneur polémique.


Malgré son titre, Lecomte du Nouy a donc choisi de représenter la longue veillée qui succède au Souper de Beaucaire (jusqu’à « deux heures du matin »), où «l’humeur » de chacun a progressivement retrouvé de meilleures dispositions. Le Marseillais, « qui avait encore bien des doutes à proposer », comme l’indique sa position en retrait, a même payé « de bon cœur plusieurs bouteilles de Champagne qui dissipèrent entièrement les soucis et les sollicitudes ».


Les heures s’écoulent. L’hôtesse a bientôt fini la vaisselle qu’elle essuie distraitement en écoutant Bonaparte. On a dégusté les bouteilles de champagne dont les culots apparaissent dans le panier d’osier. Il ne reste plus grand-chose de la question fédéraliste qui agitait naguère les convives de Beaucaire. Au cœur de la nuit, ils écoutent, ébahis, comme illuminés, ce petit capitaine, l’index vindicatif posé sur la table, qui n’en finit pas d’annoncer son propre avènement.


NOTES

1. Après un développement considérable de ses échanges commerciaux, notamment au XVIIIe siècle, la foire de Beaucaire connait néanmoins un irrémédiable déclin avec l’essor du chemin de fer.

2. On a conservé ici l’orthographe de l’édition originale.

3. A propos de la contribution de Lecomte du Nouy à la peinture religieuse signalons, pour les Parisiens, la décoration de la chapelle saint Vincent de Paul à saint Sulpice.

4 1765, collection particulière.

5 .1766, Derby, Art Gallery.

6. 1768, Londres, National Gallery.

7 .Voir le catalogue raisonné de W. Hauptman, Bâle, 1996 et l’exposition au musée cantonal de Lausanne en 2006-2007.

8. P. Vaisse La Troisième République et les peintres, 1993 Flammarion.

9. Gérôme la Vérité sortant du puits, Moulins, 1898 et Debat-Ponsan la Vérité sortant du puits, 1898 musée d’Amboise.

10 .1892, New York, Dahesh Muséum (mais pour combien de temps ? Le musée vient d’annoncer sa fermeture définitive).

1 1.1871, Tunis, Ministère des affaires culturelles.

12. De fait, Lecomte du Nouy a montré des velléités orientalistes comme l’attestent par exemple Un rêve d’eunuque (1874, Cleveland, Muséum of art) et L’esclave blanche, (1888, Nantes musée des Beaux-arts.

12.1860, Alençon, musée des beaux-arts et de la dentelle

13.1860, Dijon, musée des beaux-arts.

14.1863, Alençon, musée des beaux-arts et de la dentelle.

15.1872, Sheffield, City Art Gallery.

16.1888, Paris, musée d’Orsay.

17.1902, collection privée.

18. 1857, Compiègne, musée national du château, dépôt du musée du Louvre.

19.1804, Liège, Musée d’armes.

20.1882-1883, Ottawa, galerie nationale.

21.1892, Vesoul, musée Garret.


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